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"Des combats d’ombres s’agitent un moment, puis disparaissent, et des aveugles, touchant leurs paupières, s’écrient que ceci est l’histoire" - Albert Camus

Aug 14, 2022, 36 tweets

Le Figaro Histoire fait la promotion révisionniste de la guerre d’Espagne dans un numéro avec les conquistadors à l’affiche. Et le ton est donné dans l’édito par le directeur de la rédaction, @M_DEJAEGHERE, qui multiplie poncifs et caricatures. 1/

L’idée ? Tempérer le portrait de ces conquistadors vus comme des brutes génocidaires. Jusqu’ici, pas de problème : l’image d’une conquête mettant face à face de pacifiques Indiens en pagne et des brutes espagnoles technologiques, très peu pour moi.
Sauf que… 2/

D’entrée, De Jaeghere fait une relecture politique flagrante : « il convient (…), désormais soucieux des droits des minorités visibles ou invisibles autant que de notre empreinte carbone, de déconstruire en nous le conquérant et l’assassin ».
La caricature s’annonce cocasse. 3/

Et, nous dit-il, l’acte d’accusation n’a pas attendu « la puberté de Greta Thunberg ».
Vous avez bien lu. A quel moment Thunberg est-elle liée à l’histoire des Amériques ? L’attaque de l’éditorialiste est gratuite, et en prime hors contexte. 4/

L’éditorialiste dit que les critiques de la Conquête apparaissent dès le XVIe siècle. Et renvoie à Théodore de Bry et ses représentations des exactions des conquistadors. Oubliant au passage toute la production de De Bry sur les pratiques indiennes. 5/

« Le réquisitoire puisait moins dans des témoignages de première main qu’il ne déclinait, ad nauseam, les mêmes accusations : celles du dominicain Bartolomé de Las Casas »
Sauf que Las Casas est de première main : arrivé dès 1502, 14 voyages entre les continents au compteur. 6/

De Jaeghere note, à raison, que Las Casas fait dans l’exagération. Mais de là à le rendre principal responsable de l’« éternel opprobre » sur les conquistadors, par ses mensonges…? 7/

Ce n’est pas lui que convoquent Rousseau et Marmontel, lorsqu’ils évoquent les tortures subies par le dernier empereur aztèque Cuauhtémoc, mais directement les témoignages des conquérants. 8/

Oui, Montaigne l’emploie dans « Des Coches ». Mais Cabeza de Vaca n’en a pas besoin pour parler des réflexes massacreurs de ses compatriotes après plus de 8 ans d’errance à travers l’Amérique du nord. 9/

« Non par une quelconque volonté exterminatrice des conquérants, dont on ne trouve la trace nulle part » – exterminatrice peut-être pas, mais volonté avilissante oui. En témoignent les envois de codex portant les plaintes indiennes jusqu’aux instances du pouvoir européen. 10/

« des hommes à la peau blanche, chevauchant des animaux inconnus et dotés d’armes tranchantes, de fusils et de canons capables de déchaîner la foudre avaient surgi de nulle part sur d’immenses maisons flottantes »
Là on est en pleine caricature héritée du XVIIe. 11/

Les Espagnols n’ont pas surgi de nulle part : en 1519, Mayas et Aztèques sont parfaitement au fait de voisins étrangers. Quant aux chevaux, arquebuses et autres, c’est une surprise psychologique des premiers affrontements et non une réelle supériorité technologique. 12/

S’ensuit une relativisation des morts imputés aux Espagnols par les pratiques sacrificielles aztèques, que l’on peut volontiers lire comme une apologie de la culture européenne.
Heureusement qu’en 1572, nous, les civilisés, nous avons le massacre de la St Barthélémy ! 13/

Et sans sourciller, De Jaeghere indique : « 80 400 victimes furent tuées (…) pour l’inauguration du grand temple de Tenochtitlán ».
Problème : ce chiffre est sacrément bien divisible par 20 et ses multiples, base du système mathématique mésoaméricain. 14/

Problème plus grave, il émane d’une source post-conquête opposée aux Aztèques. Et enfin, aucune preuve archéologique n’en atteste, et surtout pas l’INAH (institut mexicain). Selon toute probabilité, c’est un chiffre symbolique créé de toutes pièces. 15/

Des milliers de morts, c’est envisageable : le râtelier de crânes de Mexico est bien fourni. Mais sur quel laps de temps ?
Pas de croisement des sources, voilà un mauvais indice pour la méthode historique (qui a parlé de Franco dans le fond ? je vous entends). 16/

« D’autres sacrifices humains tentaient de répondre aux dérèglements de l’ordre cosmique : éclipses, (…) »
Ouvrir sur les éclipses, c’est avouer que ses références sont Mel Gibson et "Le Temple du Soleil".
Pas fameux là encore. 17/

Les peuples mésoaméricains avaient une très bonne connaissance des astres et de leurs cycles. Donc ouvrir le listing des conditions de sacrifice par une éclipse, c’est… non. 18/

« On raflait des captifs pour pourvoir aux besoins incessants des temples »
Là encore, ça frise la caricature, ou l’oubli volontaire : à Teotihuacan, on a la trace de sacrifiés venus des zones mayas (1000 km), restés plusieurs années sur place avant d’être tués. 19/

Voilà pour le besoin « incessant », sans compter une ignorance crasse des pratiques guerrières locales : en Mésoamérique, pour être un bon guerrier et monter en grade, on capture, on ne tue pas. 20/

Ohlala, et puis les Indiens sont cannibales, quelle horreur.
De Jaeghere citait Lévi-Strauss en ouverture, il n’a visiblement pas lu "Nous sommes tous des cannibales", ni Guille-Escuret, pour envisager qu’il doit lui-même avoir des ancêtres cannibales.
Quelle horreur ! 21/

« [Atahualpa] avait l’intention, s’il s’était emparé du conquistador et de ses compagnons, de les tuer en n’épargnant que ceux qu’il destinait, châtrés, à devenir les gardiens de ses femmes. »
Salopiaud d’Inca, il nous enlève notre virilité, comme G Thunberg ! 22/

A propos des Amériques : « un monde auquel la pitié semble avoir été étrangère ».
Ramassis de soi-disant valeurs chrétiennes apportées par les Espagnols, on en vient à se demander à quel siècle a été pensé cet éditorial. 23/

Suivent tout un tas de poncifs visant à relativiser ou à trouver des échos avec notre modernité, mais qui ne posent pas de questions intéressantes, ni n’explorent les particularités du XVIe siècle. 24/

L’édito s’attaque ensuite à la fiction qu’a fait J-C Carrière de la controverse de Valladolid, et en profite pour tacler les « élucubrations de Montaigne », qui pourtant avait l’intelligence de compulser des sources, lui, et ne se limite pas à une resucée de Las Casas…! 25/

L’Europe ne fit pas que piller –ouf– l’Amérique, « elle y acclimata le blé, le riz, l’orge, la vigne et l’olivier, la canne à sucre et le café, y implanta chevaux, bovins, porcs, volailles. Qu’elle y introduisit le papier, les instruments de musique et les livres imprimés. » 26/


Je m’étouffe.

Au-delà du relativisme faussement ignorant, De Jaeghere écrit des conneries. Les codex mésoaméricains sont faits sur du cuir animal... ou de l’amatl. Du PAPIER d’amatl. 27/

L’amatl, ce sont des fibres de ficus.
Alors bien sûr, ce n’est pas du papier européen, mais de là à faire passer les populations autochtones pour des gars un peu cruches sauvés de là par la civilisation européenne, c’est vite fait auprès du lecteur moyen. 28/

Quant aux instruments de musique, même topo, on en fait quoi des conques, flûtes, percussions, bracelets de coquillages, maracas, etc – on y préfère le charango des gourous, bien européen, lui ? 29/

C’est ballot, dans ce même numéro figure un article Carmen Bernand, qui a publié un superbe "Genèse des musiques d'Amérique latine" (2013)… que l’éditorialiste n’a pas très certainement pas ouvert. 30/

Ah, et comme on n’est pas à une approximation près et qu’on parle d’introductions d’animaux, profitons-en pour indiquer aux possibles fans de l’hyperdocteur Aberkane, que par contre, oui, c’est avec la colonisation qu’on trouve des lamas en Amérique centrale, mais pas avant. 31/

« L’œuvre d’évangélisation donna des fruits éclatants, dont témoigne, dans les centaines d’églises où les autochtones avaient demandé et obtenu le baptême, les couvents où ils avaient reçu en grand nombre des missionnaires une éducation raffinée » 32/

Heureusement que les Européens sont là tout de même, non ? Et heureusement qu’ils apportent une véritable éducation à ces barbares…
Rappelez-moi pourquoi le Pape était au Canada il y a quelques semaines ? Les pensionnats vous dites ? C’est pour raffiner les gens sûrement. 33/

Touche finale à ce paragraphe d’apologie de l’art chrétien métis (fort beau au demeurant), « les idoles grimaçantes de l’art précolombien ».
Désolé de faire partie de la caste de ceux qui s’émerveillent plus d’un Tlaloc coloré que d’un Christ sanguinolent. 34/

Et la conclusion grotesque arrive : « l’épopée des conquistadors a au moins ce mérite de n’avoir rien engendré qui ressemble au western ».
Aurais-je des problèmes d’audition lorsque j’entends "bandido, desperado, pistolero" et leurs consonnances latines plus qu’anglaises ? 35/

De Jaeghere souffre-t-il d’amnésie ou d’inculture devant les noms de Zapata, Villa, et les révolutionnaires des années 1910 ?
Limite-t-il la filmographie de Klaus Kinski à Aguirre, en oubliant El Chuncho ? pathétique. 36/36

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