🧵1/La #Tchécoslovaquie d’avant 1989, vue par les yeux d’une enfant franco-tchèque (surprise, c’est moi !). J’ai pu y aller pour la première fois en 1987, à l’âge de presque 7 ans. Impossible avant. Et j’y suis retournée chaque année depuis… jusqu’à y déménager en 2003.
2/Pour moi, la #Tchécoslovaquie était ce pays des contes de fée que me racontait Babička, ma grand-mère, quand elle était autorisée à nous rendre visite en France. C’était le pays de ma langue grand-maternelle. Le pays rêvé, entouré d’un halo de mystère que je ne comprenais pas.
3/Presque sept ans donc. Nous quittons l’Alsace qui n’est pas si loin, pourtant c’est un long périple. Non seulement l’autoroute s’arrête-t-elle en Allemagne bien avant la frontière, mais en plus elle ne reprend que quelques kms avant Prague. Et puis… il y a donc la frontière…
4/On roule sur des petites routes, et puis soudain, les voitures avancent au pas et chacune va devoir passer les contrôles. Partout des miradors, du fil de fer barbelé aussi, des soldats armés jusqu’aux dents. On n’en mène pas large dans cette coquille d’œuf qu’est la voiture.
5/Ma mère m’a prévenue : hors de question d’avoir envie d’aller au petit coin, autour c’est un no man’s land, il faut se taire, ne pas parler français (même si nous le sommes sur les papiers), car "on ne sait jamais", il faudra s’armer de patience, ça risque de prendre du temps.
6/Fouille en règle du coffre, valises ouvertes et passées au peigne fin. Le douanier emporte les passeports et autres papiers dans un bâtiment, les vérifications durent des temps. Les visages sont durs, fermés. Même à 7 ans, on sent que ça ne rigole pas et on file doux.
7/Au bout d’un temps interminable, on nous rend soudain tout et nous voilà repartis. Encore des petites routes qui tortillent, pleins de nids de poules. Les villages sont jolis mais décrépis. C’est l’été : au soleil, le vétuste et les murs défraîchis semblent plus jolis.
8/Dans quelques années se succéderont aux abords de ces mêmes routes, nains de jardin, prostituées, sex-shops, clubs érotiques, bidasses en quête. Ce seront les folles années 1990, mais en 1987, impossible d’imaginer la fin du rideau de fer. Surtout pas après l’avoir passé.
9/L’arrivée à Prague est cinématographique: la Fiat Ritmo bourrée à craquer cahote sur les gros pavés. Les avenues sont immenses, les bâtiments aussi. Noirs. De saleté. De pollution. D’abandon. Seules des banderoles rouges et or les "égayent", couvertes de slogans communistes.
10/Retrouvailles avec Babička. Je suis presque intimidée. Le soir, je m’endors avec la lumière du néon de l’affreux bâtiment Chemapol qui fait des ombres bleues au plafond et au son des sirènes de police qui semblent sorties d’un film hollywoodien.
11/Le lendemain elle décide qu’il me faut des "bačkory". En Tchéquie, sans chaussons à la maison, point de salut. On fait un tour dans le quartier de Vršovice, toujours gris et noir, mais encore une fois, le soleil fait bien des miracles. Et j’aime instantanément son atmosphère.
12/Au magasin, on me fait essayer des chaussons hideux, motif pieds de poule marron. Je n’aime vraiment pas. Babička me demande si c’est ma taille. Oui. On les achète illico. Je viens de comprendre qu’on achète ce qui va, pas ce qui plaît. De toute façon, il n’y a rien d’autre.
13/Je me souviens de beaucoup de la banalité des "petits" désagréments : ma mère qui cherche vainement à acheter un parapluie dans un des "centres commerciaux" communistes : tout est derrière des comptoirs, avec des dames sévères et grises qui contrôlent leur petit monde.
14/Je me souviens de tous ces travaux de ravalement de façades, jamais achevés. De gros échafaudages en bois dont on ne savait pas s’ils étaient tenus par le bâtiment ou s’ils le maintenaient droit. Eternellement là , pourrissant sur place. Il y avait une odeur de vase en-dessous.
15/Je me souviens des cantines affiliées aux boucheries : on y mangeait debout les plats du jour, c’était à la bonne franquette, plutôt bon je crois, avec de gros messieurs, et des ouvriers, des gens de passage, et nous, comme trois (puis quatre) cheveux sur la soupe aux tripes.
16/Je me souviens des yeux écarquillés d’un lointain cousin de Tábor devant notre pauvre Fiat rouge de rien du tout, alors que son père était si fier de sa Lada briquée et recouverte d’une bâche dans son garage. La douleur de ce père face à la fascination du fils. Sacré truc.
17/Il y avait nos maigres cadeaux français : rasoirs Gillette (la perfeeection...), gels douche Fa, huile pour voiture, le must quoi. J’ai su plus tard que mes habits offerts étaient portés aux grandes occasions, pas à l’école: une marque occidentale, même Kiabi, c'était mal vu.
18/La famille, ils n’avaient pas grand-chose, mais on repartait le coffre chargé : livres, jouets, plus tard, conserves et patates maison, le lapin tué au matin, emballé dans des orties fraîches. Maman prévenait : ils garderont peut-être qch à la frontière, malgré nos cachettes.
19/Il y aurait tant à dire encore. Ce sont les souvenirs d’une enfant qui a ensuite grandi, qui plus tard, a vu les choses sous le prisme de ses études d’histoire. Et des récits familiaux, plus sombres, marqués du sceau du vécu, de la prison, des spoliations, des frustrations.
20/Les yeux de l’enfance voient les choses banales, sans leurs ramifications. Tant mieux. J’ai de jolis souvenirs de ces séjours, de cette époque révolue. C’est une "chance" d’avoir pu en être le témoin et ça n’a jamais empêché l’adulte de voir plus tard "the big picture".
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