Thread by @ntrouiller

L'autre jour @SebdePoth me demandait si extrême-gauche et ésotérisme, voire #gnose, allaient de pair. Je lui répondais qu'au XIXe siècle c'était très courant. Exemple avec John Humphrey Noyes, socialiste utopiste, prédicateur protestant, fondateur d'une communauté de Parfaits.⤵️

Né en 1811 dans le Vermont, Noyes est destiné à une carrière de juriste. Mais une expérience de conversion lors d'un de ces revivals dont l'Amérique est alors traversée le fait abandonner sa voie première. Il adhère à une "free church" (église indépendante de toute fédération).

Même là, il est trop singulier. Il entame donc à Yale un cursus de théologie afin de devenir pasteur. En 2e année, il décide de calculer d'après la Bible la date du retour du Christ et de la fin du monde. (C'est la mode: Russell, le fondateur des TJ fera pareil à la même époque.)

Russell trouvera 1874, puis 1914, 1918, 1975. (Spoiler: il s'est trompé, la fin du monde n'a pas eu lieu). Noyes, lui, trouve... 70 après JC.
Bug.
Alors de deux choses l'une.

Soit Jésus est revenu, ça n'a rien changé et c'est vraiment idiot d'avoir souffert tout ça pour rien, désolé Jésus mais vraiment
Soit Jésus est revenu, tout a changé MAIS il y a un complot mondial des Eglises pour qu'on ne voit pas que tout a changé
Sobrement, Noyes choisit la 2.

En fait, le péché est vaincu depuis l'an 70 et personne ne le sait. Sauf lui, Noyes. Cette connaissance (#gnose), il faut la donner à ceux qui en sont dignes, car pour être effectivement en état de grâce, il faut en avoir la volonté (coucou Pélage). Mais ne plus pécher, fastoche.

Ni une ni deux, Noyes se proclame Parfait et lance sa doctrine, le Perfectionnisme.
Surprise, les autorités universitaires de Yale ne perçoivent pas sa théologie à sa juste valeur et le virent.
Peu lui importe: il rentre dans le Vermont et commence une carrière de prédicateur.

C'est dans la petite ville de Putney qu'il fonde sa première communauté. Il y peaufine le Perfectionnisme: certains de leur salut, les Parfaits ne sont plus soumis à la morale commune.
L'Amérique est alors traversée par deux courants revivalistes très puissants.

L'un est religieux (plutôt protestant), l'autre athée (positiviste).
A la marge, des "fringe communities", des communautés utopistes zarb, poussent comme des champignons, naissent et disparaissent subitement.
Chez les athées, elles se disent fouriéristes.

Chez les religieux, il y a les Rappites, disciples de l'Allemand Johann G. Rapp, qui sont des gnostiques pur jus (et que je te vénère la déesse Sophia, et que je te prône l'abstinence, et que je t'explique qu'Adam était hermaphrodite, et que je t'étudie Jakob Böhme et Swedenborg)

Bref. Si la question de ces communautés vous intéresse vous avez ce coggle ici coggle.it/diagram/WfIoiU…

Mais chez ceux qui se disent fouriéristes, on occulte quand même (on est aux USA, quoi) un élément non négligeable de la pensée de l'utopiste français: la liberté sexuelle. Le fouriérisme de l'immense majorité des phalanges américaines se résume en fait à un communisme basique.

Le génie de Noyes va être de réussir l'improbable synthèse entre le puritanisme protestant et la licence fouriériste.
Déjà, il va commencer par... se marier. Il épouse en 1838 Harriet Ann Holton et, en bon Parfait, lui dit en toute franchise ce qui l'attend: union très libre.

Elle accepte. Les dix premières années sont difficiles. Non pas à cause de la vie sexuelle de Noyes, bien plus débridée à cette époque en paroles qu'en actes, mais parce qu'Harriet enchaîne 5 grossesses et que seul un enfant survit.
Noyes en vient alors à pratiquer le retrait.

Là où c'est quand même fabuleux, c'est que la différence entre un gourou et nous, c'est que si nous mangeons un œuf mimosa au déjeuner, nous ne décidons pas pour autant d'en faire le déjeuner universel. Hé bien pour le coïtus interruptus, c'est exactement ce qui va se passer.

Noyes, tout content d'avoir trouvé un moyen "contraceptif" (oui, bon, pour lui ça marchait visiblement, mais c'est comme McGyver, ne faites pas ça chez vous) en fait un des piliers du nouveau dogme religieux de sa communauté: le "mariage complexe".

Il démarre "doucement" avec son épouse et 2 autres couples. Comme les autorités du Vermont ne voient pas la complexité matrimoniale d'un très bon œil et s'apprêtent à l'arrêter pour adultère, Noyes et ses comparses partent pour l’État de New York. L'utopie d'Oneida va commencer.

Ils sont vite rejoints par d'autres: Oneida comptera jusqu'à plus de 300 membres.
L'idée, c'est que tout le monde est marié avec tout le monde. Communauté des biens, communauté des personnes. Pour les relations sexuelles, on tourne tous les 3-4 jours;

des modérateurs (ça c'est fouriériste en plein) s'assurent que personne ne soit durablement mis de côté ou au contraire ne monopolise les attentions; autre trait fouriériste, l'initiation des jeunes entrant dans la vie sexuelle est confiée aux + anciens.

(Dans les faits, les hommes les plus âgés étant Noyes et les fondateurs, les jeunes filles se trouvaient déflorées par un véritable système théocratique, ce qui provoquera l'éclatement d'Oneida au bout de 2 générations)

Religieuse, la communauté l'est assurément: pourtant les Parfait ne sont soumis à aucune fête autre que le 20/02, anniversaire du jour où Noyes prit conscience de la liberté des Parfaits; aucun dogme hors le mariage complexe, et peu de rites, mais étranges:
1/ le "criticisme"

C'est un rite qui fera les beaux jours de l'extrême-gauche, et plus largement de bien des systèmes coercitifs. Le principe est simple. Chaque soir, le ou les membres des Saints (ainsi qu'ils s'appelaient modestement entre eux) qui avaient eu un comportement non communautaire

devait entendre les critiques des autres membres. Des séances volontairement douloureuses, destinées à rendre plus parfaits encore les Parfaits et qui permettaient de briser les volontés trop indépendantes. Ceux qui refusaient partaient.

Plus étonnant, les séances de criticisme étaient censées avoir des vertus thérapeutiques; les annales de la communauté rapportent des cas de malades que l'on persuade de se faire soigner grâce à ce rite.

2/ Le "coïtus reservatus" obligatoire
Chez les Parfaits, on se retient. Et comme on a séparé la procréation du plaisir, ne vont procréer que les +aptes. Le mot "eugénisme" n'existe pas encore; pour désigner sa brillante idée, Noyes invente le mot "stirpiculture" (stirps=race)

58 enfants vont naître de ces expériences commencées en 1869.
En 1887,13 d'entre eux sont photographiés ensemble.
Sur les 13, 9 sont des enfants de Noyes.
C'est à ce jour la seule expérience eugénique menée sur le territoire américain.

Oneida version Noyes explosera dans les années 1870: trop de conflits, d'ordre sexuels notamment entre ancienne et nouvelle génération. C'est pourtant un des fils eugéniques de Noyes, Pierrepont (sic), qui reprendra la communauté et la conduira vers une transition... inattendue.

Fini l'agriculture bio et les partouzes, cap sur... l'argenterie. Et c'est ainsi que l'une des premières communautés fouriéristes américaines est devenue leader mondial des couverts en argent...
merci de votre attention 😘

@UnrollHelper unroll