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Michel Houellebecq et l'épidémie de #coronavirus.
"Un virus banal, un virus sans qualité."
Le romancier ne s'était pas exprimé jusque là. Il a écrit une lettre le 3 mai 2020 à Augustin Trapenard, lue le lendemain matin à l'antenne de France Inter. Texte intégral en thread.
Paris, le 3 mai 2020.
"En peu pire. Réponse à quelques amis."
Il faut bien l’avouer, la plupart des mails échangés ces dernières semaines avaient pour objectif de vérifier que l’interlocuteur n’était pas mort, ni en passe de l’être.
Mais cette vérification faite on essayait quand même de dire des choses intéressantes. Ce qui n’était pas facile parce que cette épidémie réussissait la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse.
Un virus banal, apparenté de manière peu prestigieuse à d’obscurs virus grippaux, aux conditions de survie mal connues, aux caractéristiques floues, tantôt bénin tantôt mortel, même pas sexuellement transmissible, en somme un virus sans qualité.
Cette épidémie avait beau faire quelques milliers morts tous les jours dans le monde, elle n’en produisait pas moins la curieuse impression d’être un non-événement. D’ailleurs mes estimables confrères, certains quand même sont estimables, n’en parlaient pas tellement.
Ils préféraient aborder la question du confinement et j’aimerais ajouter ici ma contribution à certaines de leurs observations.
Frédéric Beigbeder de Guétary, Pyrénées-Atlantiques : « Un écrivain de toute façon, ça ne voit pas grand monde, ça vit en ermite avec ses livres, le confinement ça ne change pas grand-chose. » Tout à fait d’accord Frédéric ! Question vie sociale, ça ne change à peu près rien.
Seulement, il y a un point que tu oublies de considérer. Sans doute parce que, vivant à la campagne tu es moins victime de l’interdit. Un écrivain, ça a besoin de marcher. Ce confinement me paraît l’occasion idéale de trancher une vieille querelle Flaubert / Nietzsche.
Quelque part, j’ai oublié où, Flaubert affirme qu’on ne pense et n’écrit bien qu’assis. Protestations et moqueries de Nietzsche, j’ai également oublié où, qui va jusqu’à le traiter de nihiliste.
Ca se passe donc à l’époque où il avait déjà commencé à employer le mot à tort et à travers. Lui-même a conçu tous ses ouvrages en marchant, tout ce qui n’est pas conçu dans la marche est nul, d’ailleurs il a toujours été un danseur dionysiaque etc.
Peu suspect de sympathie exagérée pour Nietzsche je dois cependant reconnaître qu’en l’occurrence c’est plutôt lui qui a raison.Essayer d’écrire si on n’a pas la possibilité dans la journée de se livrer à plusieurs heures de marche à un rythme soutenu est fortement à déconseiller
La tension nerveuse accumulée ne parvient pas à se dissoudre, les pensées et les images continuent de tourner douloureusement dans la pauvre tête de l’auteur qui devient rapidement irritable, voire fou.
La seule chose qui compte vraiment est le rythme mécanique, machinale de la marche qui n’a pas pour première raison d’être de faire apparaître des idées neuves (encore que cela puisse dans un second temps se produire)
...mais de calmer les conflits induits par le choc des idées nées à la table de travail. Et c’est là que Flaubert n’a pas absolument tort.
Quand il nous parle de ses conceptions élaborées sur les pentes rocheuses de l’arrière pays niçois, dans les prairies de l’Engadine etc. Nietzsche divague un peu. Sauf lorsqu’on écrit un guide touristique, les paysages traversés ont moins d’importance que le paysage intérieur.
Catherine Millet, normalement plutôt parisienne mais se trouvant par chance à Estagel, Pyrénées-Orientales, au moment où l’ordre d’immobilisation est tombé. La situation présente lui fait fâcheusement penser à la partie anticipation d’un de mes livres, "La Possibilité d’une île"
Alors là je me suis dis que c’était bien quand même d’avoir des lecteurs parce que je n’avais pas pensé à faire le rapprochement alors que c’est tout à fait limpide.D’ailleurs si j’y repense c’est exactement ce que j’avais en tête à l’époque concernant l’extinction de l’humanité.
Rien d’un film à grand spectacle ! Quelque chose d’assez morne, des individus vivant isolés dans leurs cellules sans contact physique avec leur semblables, juste quelques échanges par ordinateurs, allant décroissant.
Emmanuel Carrère, Paris-Royan, il semble avoir trouvé un motif valable pour se déplacer. Des livres intéressants naîtront-ils inspirés par cette période ? Il se le demande. Je me le demande aussi. Je me suis vraiment posé la question mais au fond je ne crois pas.
Sur la peste on a eu beaucoup de choses au fil des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là j’ai des doutes. Déjà je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre : « Rien ne sera plus jamais comme avant ! » Au contraire, tout restera exactement pareil.
Le déroulement de cette épidémie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde. C’est fini tout ça, depuis quelques temps déjà, ça n’a rien d’un scoop.
Si on examine même dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Italie et l’Espagne mais moins bien que l’Allemagne. Là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.
Le coronavirus au contraire devrait avoir pour principal résultat au contraire d’accélérer certaines mutations en cours.
Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par internet, les réseaux sociaux)...
... < l’ensemble des évolutions technologiques > ont eu pour principal conséquence, ou principal objectif, de diminuer les contacts matériels et surtout humains.
L’épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d’être à cette tendance lourde, une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines.
Ce qui me fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevé dans un texte anti PMA rédigé par un groupe d’activiste appelé les "Chimpanzés du futur." J’ai découvert ces gens sur internet, je n’ai jamais dit qu’internet n’avait que des inconvénients donc je les cite :
« D’ici peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera aussi incongru que faire de l’auto-stop sans plateforme web. »
Le covoiturage, la colocation…on a les utopies qu’on mérite. Enfin, passons.
Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort autant que possible.
Et bien jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’ehpad. On les enterre aussitôt ou on les incinère. L’incinération est davantage dans l’esprit du temps, sans convier personne, en secret.
Mort sans qu’on en ai le moindre témoignage. Les victimes se résument à une unité dont la statistique des morts quotidiennes et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait.
Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance ces dernières semaines : celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les soigner ?
70, 75, 80 ans ?
Cela dépend apparemment de la région du monde où l’on vit. Mais jamais, en tout cas, on avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur, qu’à partir d’un certain âge, 70, 75, 80 ans, c’était un peu comme si l’on était déjà mort.
Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus. Elles n’ont fait que se manifester avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveilleront pas, après le confinement, dans un nouveau monde.
Ce sera le même, en peu pire.

Par Michel Houellebecq.
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