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Le rappel du geste d’Artur Quaresma en 1938 est une bonne occasion pour revenir sur l’histoire des matchs entre le Portugal et l’Espagne jusque dans les années 1950.
Car ces rencontres furent bien plus que du football : beaucoup de politique et de diplomatie
On a fini par apprendre qu’Artur Quaresma et Ricardo Quaresma ne sont pas de la même famille, alors que cela était sans cesse répété depuis des années.
Ricardo Quaresma éclaircit ce point dans un beau texte où il se réclame du geste d'Artur Quaresma
Lors de son premier match la selecção rencontre l’Espagne à Madrid. Premier match, première défaite : 3-1
Cela donne le ton pour les 20 prochaines années

Ce court article montre que beaucoup de Portugais n'espéraient pas un meilleur résultat
Jusqu’en 1950, sur 67 matchs, le Portugal joue 23 fois contre l’Espagne (34% des matchs) et ne gagne que 20 fois (30%). On est encore loin des succès de la selecção actuelle.
Pourquoi autant de matchs entre les deux pays :
D’une part, la selecção est « pauvre ». Peu de moyens pour aller jouer à l’étranger (le premier déplacement hors de la péninsule c’est à Toulouse en 1926).

(photos d'un match à Séville en 1923 : défaite portugaise 3-0)
D’autre part, les joueurs de football sont des amateurs : ils ont un emploi - souvent mal rémunéré - et ne peuvent donc pas s’absenter longuement du Portugal.
L'Espagne a l'avantage de la proximité à une époque où les voyages sont longs et coûteux
Enfin, il y a des dimensions politiques évidentes : la construction de l’identité nationale portugaise s’est en partie fondée sur une rivalité voire une opposition à l’Espagne. Ce pays est perçu comme une menace constante pour l’indépendance portugaise
Les grandes victoires de l’histoire du Portugal sont des victoires contre l’Espagne. L’une des plus connues - et souvent répétée lors des matchs de football entre les deux pays – est Aljubarrota, en 1385

(on construit le monastère de Batalha pour remercier l'intervention divine)
Le Portugal a été annexé à l’Espagne entre 1580 et 1640. L’une des principales places de Lisbonne – Restauradores – célèbre l’indépendance et les différentes batailles des années 1640
Cette rivalité explique donc que les matchs contre l’Espagne suscitent l’enthousiasme : les stades sont remplis pour assister aux matchs, la foule se réunit pour écouter les retransmissions, lit les vitrines des journaux qui rendent compte – à l’écrit – du déroulé du match.
Les photos ci-dessous concernent des rencontres de 1933 et 1934.
Lors de l’une d’elle le Portugal perd 9-0…
Le Portugal est encore loin d'être une bonne sélection...
La presse – et notamment la presse sportive – multiplie les références historiques et les journalistes puisent amplement dans le répertorie des stéréotypes nationaux et dans l’histoire des deux pays
On présente souvent les Portugais en opposition aux Espagnols et le style de jeu portugais est censé représenter l’ethos (l'âme pour certains) de tous les Portugais
Ainsi si le style espagnol est fougueux et joyeux – la furia espagnole – le style portugais est lui posé, sentimental, fataliste. On le rapproche évidemment du fado…

(Certains fados seront composés après de lourdes défaites portugaises...)
Dans une note de 1947, l’ambassadeur français au Portugal montre comment les matchs Portugal-Espagne suscitent la passion et s’inscrivent dans les oppositions historiques entre les deux pays
l'ambassadeur indique aussi que lors de ces matchs, une partie des spectateurs portugais hue Franco.

C’est parfois un moyen de huer indirectement Salazar (ce qui vous conduisait alors en prison si vous étiez arrêtés)
Le football s’inscrit aussi dans les relations diplomatiques entre les deux pays et c’est là que se place le geste courageux d’Artur Quaresma et de deux autres joueurs portugais en 1938
En 1937, en pleine guerre civile espagnole, Franco veut utiliser le football pour sa propagande.
Mais contre qui l’Espagne franquiste peut-elle jouer car la plupart des pays ne reconnaissent pas son gouvernement?
Le Portugal de Salazar est parmi les rares pays à reconnaître l’Espagne franquiste dès 1937 (après avoir amplement aidé Franco dès juillet 1936).
Un match entre une sélection espagnole constituée de phalangistes (regardez le maillot) et le Portugal est joué à Vigo en 11/1937
C’est d’ailleurs la première victoire portugaise contre l’Espagne mais elle ne compte pas car la FIFA ne reconnaît pas ce match.
2e match en janvier 1938, à Lisbonne.
Au début du match, lorsque les joueurs portugais font le salut fasciste, un joueur garde ces bras dans le dos (Artur Quaresma) et deux joueurs dressent le poing, geste des travailleurs et des antifascistes
Les trois joueurs sont convoqués par la police politique : Quaresma s'en sort en disant qu’il a oublié de lever le bras.

Par contre les deux autres joueurs -José Ribeiro Simões et Mariano Rodrigues Amaro - restent en prison 20 jours
Le poing levé a une symbolique extrêmement forte dans les années 1930 et cela passe clairement pour un signe politique aux yeux de la police politique
Dans les fiches remplies par la police, les deux joueurs ne sont pas présentés comme footballeurs.
Ils appartiennent au monde ouvrier : l’un est électricien et l’autre serrurier.
Ce n’est qu’en 1960 que le football devient légalement professionnel au Portugal
La guerre d’Espagne a eu d’importantes répercussions au Portugal et de nombreux ouvriers soutiennent l’Espagne républicaine.

D'ailleurs le sélectionneur portugais lors de ces deux rencontres est Cândido de Oliveira, l'un des fondateurs de @abolapt en 1945
Cândido de Oliveira est arrêté en 1942 pour avoir participé à un réseau d'espionnage anglais (pour espionner les activités allemandes au Portugal pendant la Guerre).

Il est déporté dans le camp du Tarrafal où il reste jusqu'en 1944 (il écrit d'ailleurs un livre sur le camp)
En dépit de cet incident, le Portugal et l’Espagne jouent de nombreux matchs dans les années suivantes.
Ils n’ont pas d’autres choix car d’une part la Seconde Guerre mondiale suspend les compétitions internationales.
Puis après la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne, et à un moindre degré, le Portugal, sont des parias au niveau international.
Jouer un amical contre l’Espagne serait légitimer son régime alors que beaucoup de mouvements veulent que les démocraties fassent tomber Franco
De 1945 à 1950, il y a ainsi 7 matchs entre les deux pays.

Lors de l’un d’eux, en mars 1945, au Stade National du Jamor, un tract est envoyé sur la foule et congratule Salazar pour avoir maintenu le Portugal dans la paix
Le tract prétend ainsi : "Ce que nous voulons c’est du football – c’est-à-dire de la paix, de la joie de vivre, de l’ordre dans les rues et dans les esprits et pouvoir assister, sans crainte d’alerte aérienne ou d’interruptions à cause
d’attaques, à toute la rencontre"
En 1950, le Portugal et l’Espagne se rencontrent deux fois pour la qualification pour la Coupe du Monde (la première depuis 1938) qui doit se jouer au Brésil.

La péninsule Ibérique a le droit a une place : l’Espagne gagne les deux matchs et est donc qualifiée
Cependant, plusieurs pays qualifiés dont l’Inde déclarent forfait - pour différentes raisons.

Jusqu’au dernier moment, la fédération brésilienne essaie de convaincre son homologue portugaise d’envoyer une équipe au Brésil
Et oui ! le Portugal aurait pu participer à cette coupe du monde marquée par le maracanaço (la défaite du Brésil contre l’Uruguay alors qu’un simple match nul permettait au Brésil de devenir champion du monde)

De nombreux articles sont publiés au Brésil sur cette éventuelle venue de la selecção et la plupart l’encouragent au nom des liens historiques entre les deux pays.
La fédération portugaise refuse pour différentes raisons : elle considère que c’est injuste car elle ne s’est pas qualifiée face à l’Espagne, que les joueurs ne sont pas prêts pour la compétition...
L’ambassadeur brésilien au Portugal fait également une requête à Lisbonne pour convaincre les autorités portugaises d'accepter...

mais on lui fait comprendre que c’est impossible
Le ministère des Affaires étrangères craint beaucoup que le Portugal fasse piètre figure et que cela ne rejaillisse sur l’image du pays à l’étranger mais aussi sur les centaines de milliers de Portugais qui vivent alors au Brésil
Ces derniers sont souvent moqués au Brésil, considérés comme des rustres et des commerçants avares.

On les surnomme les « galegos » (les galiciens).

La diplomatie portugaise, anticipant des défaites, fait donc pression pour que la selecção n’aille pas au Brésil
Au cours des années 1940 et 1950, la dictature voit d’un mauvais œil les matchs de la selecção à l’étranger car, selon les diplomates qui à l’époque aiment peu le football, les habituelles défaites nuisent à l’image du Portugal et de la dictature
Voici par exemple une note du ministère des Affaires étrangères portugais après une nouvelle défaite du Portugal (cette fois 1-4 contre l’Italie).
Dans les années 1940 et 1950, Salazar impose que les matchs d’équipes portugaises à l’étranger (tant des clubs que de la selecção) soient autorisés par le Ministère des Affaires étrangères (qui peut les interdire s’il considère que cela va porter préjudice à l’image du pays)
Or les matchs contre l’Espagne – tant au football qu’au hockey sur patin, sport où les deux pays rivalisent à cette époque – donnent lieu à plusieurs troubles (cris divers, sifflets) qui remettent en cause les discours officiels sur les excellentes relations entre les deux pays
De 1950 à 1956, il n’y a plus de matchs entre les deux sélections et les autorités portugaises essaient de réduire le nombre de matchs amicaux entre équipes portugaises et espagnoles pour maintenir les « bonnes relations »
En 1956 puis en 1958, deux matchs ont lieu mais de nouveaux troubles se produisent. Lors d’un match à Madrid – victoire espagnole 1-0 - des troubles ont lieu dans le stade puis des Espagnols se rendent devant l’ambassade et l’hôtel où descend la selecção
Des drapeaux portugais sont déchirés, des vitres cassées.

Le sujet est assez grave pour que Franco reçoive l’ambassadeur et s’excuse de ces incidents, déclarant ne pas comprendre comment un tel match a été autorisé
Et, de fait, dans les 20 prochaines années, il n'y aura qu'un seul match entre les deux pays (en 1964).
Les rencontres redeviennent plus régulières à partir de 1979, les deux pays étant devenus des démocraties
Pour en savoir plus sur l'histoire de la selecção, un chapitre publié dans l'ouvrage collectif "La football des nations" (mais désactualisé car rédigé avant la victoire du Portugal à l’Euro 2016…)
academia.edu/30728791/La_se…
Petits ajouts : Après le match de 1958 et les troubles qui ont suivi, dans la presse espagnole, on évoque aussi l'inconvenance de ces matchs qui suscitent les passions (la pelota de la discordia/le ballon de la discorde)

(le Bernabeu est bien plein pour un match amical!)
L'année suivante, cette note indique que Salazar lui-même qu'il n'est pas question d'organiser de nouveaux matchs de football entre les sélection de football du Portugal et de l'Espagne
Salazar n'est pas un grand fan de football dont le développement a été longtemps bridé.
Par contre dans les années 60, la dictature saura instrumentaliser les victoires de Benfica et l'émergence de joueurs africains de talent comme Eusébio dans le contexte des guerres coloniales
Et cette histoire ne peut se terminer qu'avec la dernière rencontre entre les deux pays ibériques lors de la coupe du monde de Russie en 2018
un match plein de rebondissements !

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