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portrait: Sur les traces de Cheikha Rimitti, la diva du raï
Cheikha Remitti, ou simplement appelée Rimitti de son vrai nom Saâdia (la bienheureuse) Bédiaf est née le 8 mai 1923 à Tessala, près de Sidi-Bel-Abbès.
Elle était surnommée la « Mamie du Raï », dont elle était la figure féminine et féministe majeure dans l'histoire de la musique au Maghreb et dans le Monde arabe.
Elle est imprégnée très jeune par le chant rural. Orpheline, élevée par des « patrons » qu’elle a quittés à l’adolescence pour suivre une troupe de musiciens nomades, les Hamdachis, la jeune Saïda3 connait Une vraie vie de patachon et de disette marquée notamment par l’épidémie
de typhus, qui frappe toute l’Algérie, pendant la seconde guerre mondiale avant de se lancer dans la chanson dans les années 1940, avec l'aide du musicien Cheick Mohamed Ould Ennems, à Relizane, Oran et Alger. Comme pour Cheikh Hamada, il serait simpliste de dire qu'elle est une
chanteuse de raï ; Cheikha Rimitti est l'une des chanteuses algériennes les plus appréciées du MaghrebA Libé, elle raconte: « C’est le malheur qui m’a instruit. Les chansons me trottent dans la tête et moi je les retiens de mémoire. Pas besoin de papier et de stylo. »
A Relizane, elle rencontre Cheikh Mohamed Ould Ennems, champion de la Gasba (sorte de flûte) et de Tar (tambour) et se met en ménage (les versions divergent, pour les uns, il a déjà dix enfants, pour les autres, c’est son mari).
Ce qui est sûr c’est que c’est lui qui l’introduit dans le milieu artistique et la fait enregistrer à Radio Alger.
Cheikha Rimitti fut une des premières femmes à chanter, comme les hommes, sur fond de flûte gasba et de long tambour galal. À ce style, elle a ajouté le langage cru et le style rugueux, presque parlé, des meddahates, qui initient
les adolescentes aux joies et aux pièges de l'amour en chantant pour des assemblées exclusivement féminines. Elle fut une chanteuse considérée comme la mère spirituelle du raï et comme la mère du raï moderne.
Son nom « Rimitti », vient d’une autre anecdote, où devant un public conquis par sa voix rauque, elle veut payer sa tournée et fredonne une de ses chansons « Remettez un panaché, Madame ! » Elle ne parle pas français et avec son accent, ça donne : « Rimitti, Rimitti ».
Ce sera son nom de scène.
En 1954, elle enregistre chez Pathé Marconi, ce qui sera son premier succès national « Charag Gataa » (Déchire, lacère) : « Déchire lacère /Rimitti recoudra/ faisons nos trucs sous les couvertures/ galipette sur galipette/ je ferai
à mon amour tout ce qu’il voudra… » dans lequel certains voient une attaque contre le tabou de la virginité (« Il me broie, me bleuit // il m'attise, il m'abreuve, je dis je pars et je passe la nuit // malheur à moi qui ai pris de mauvaises habitudes »).
Sa carrière officielle est lancée. Même si elle est déjà connue comme le loup blanc dans tout l’Ouest algérien. Ses chansons circulent sous le manteau depuis les années 40, via des cassettes bricolées qui, au début, arborent sur leur
jaquette des blondes aux yeux bleus tout droit sorties des magazines féminins occidentaux.
Autant les Cheikhs (sages, maîtres de musique) sont respectés, les Cheikhas, nettement moins, d’où chez elles, en masquant leur identité, le désir de protéger une vie
familiale, une réputation. Car une femme qui chante la nuit, dans les cafés, est forcément « suspecte ». Celles qui succèderont à Rimitti brandiront cette suspicion comme un étendard : « La diablesse », « la tatouée », … etc.
Le chant de Rimitti, c’est sexe, alcool et raï. Foin des chansons sentimentales, pour elle : « Celui qui n’a pas connu la passion est une bête de somme. »
Et la passion en chanson, c’est aussi le désir et le plaisir charnel : « Les gens nous surveillent/ méfie-toi beau
cerf/ je suis seule et sans voisin/Viens faire une sieste/ Nous n’avons pour nous que le jour d’aujourd’hui » ou encore « Il me broie/ il me fait griller/ il me fait saliver comme les makrouts dans le miel/ Aie ! Aïe ! Aïe Malheur à moi/ j’ai pris de mauvaises manies/ il me
broie/ il m’abreuve/il me saoule/il me titille/il me fait bleuir. »
Pendant la guerre d’indépendance la radio coloniale la diffuse largement, histoire d’amadouer les paysans pauvres des campagnes, le bled profond où elle est aimée. Cela va coûter cher à Cheikha Rimitti. Les
puritains, FNL ou religieux, la boudent. Le pouvoir et la presse officielle fustigent sans la nommer, « ce folklore perverti par le colonialisme ». Quant aux religieux, quand bien même, elle a effectué son pèlerinage à la Mecque : une femme qui chante, c’est haram (c’est pêché).
Pas de concert autorisé, pas de musique diffusée à la radio. Et au concert de Bobigny en 1986, où toutes les stars du raï sont réunies, les autorités algériennes monnaient leur présence. Ils viendront à condition que soient expulsées du répertoire de Rimitti toutes les allusions
au sexe. Sa mort en 2006 ne donnera lieu à la radio algérienne qu’à une brève, sans photo, sans musique.
Après l'Indépendance, ses chansons lui valent d'être censurée par certains politiques algériens. Rimitti provoqua à la fois en effet le gouvernement censeur et l'Islam strict.
Chantant l'amour, la femme, l'alcool, les corps emmêlés, la liberté, le féminisme… et présidant des fêtes arrosées, elle a très vite été ignorée par l'Algérie officielle. Elle s'attire une réputation sulfureuse dès son premier succès,
La chanteuse quitte l’Algérie
dans les années 70. Et pour Meziane Azaïche du Cabaret Sauvage : « Elle s’est sauvée de tout ça ! » Et pire encore, car, dans «la décennie noire », dès 1990, les intellectuels, les journalistes sont visés par les groupes islamistes. Les chanteurs de Raï aussi.
Cheb Hasni est assassiné par le GIA, le groupe islamiste le plus radical, en 1994 et Chaba Zahouania, « la joyeuse », menacée de mort, se réfugie en France.
En 1971, elle subit un terrible accident de voiture en Algérie, trois de ses musiciens sont tués et elle tombe dans le coma. En 1976, elle effectue un pèlerinage à La Mecque, et arrête l'alcool et le tabac, ce qui n'aura aucune incidence sur les thèmes de ses chansons.
Cheikha Rimitti s'installe à Paris en 1978, où elle anime les soirées dans des cafés communautaires (dont le célèbre " Bedjaïa Club", un café situé près de la station Stalingrad, en plein cœur du 18e arrondissement) jusqu'au Festival de Bobigny en 1986, qui lance la mode
raï dans l'Hexagone. Bien que mise à l'écart par les siens, elle devient peu à peu l'ambassadrice internationale, paradoxalement, du raï; alors qu'elle ne supportait tous « ces jeunots tricheurs », comme elle le disait elle-même. Elle atteint même un nouveau public à
la fin des années 1990 composé d'Algériens de France, leurs enfants et même des européens et des spécialistes en musique.
Le parcours dans l’hexagone de Cheikha Rimitti commence à Marseille, selon son intermédiaire, Cheikh Djillali El Karmaoui, un compositeur, musicien et
chanteur qui a accompagné la Cheikha pendant près de trente ans : « Pas tout le temps car elle était exigeante et changeait souvent de musicien. ». Il joue du Gallal (percussion) à ses côtés et se souvient de son passage à Marseille pour une bonne raison : « C’est à un concert de
Rimitti que j’ai rencontré ma femme. »
La petite troupe, deux flûtistes et un joueur de Gallal, se produit dans les quartiers immigrés du centre-ville, et dans les cafés interlopes du côté de Belsunce et de Noailles : « Chez « Camel Casquette », rue thubaneau, « Chez Hasmia »
rue des récollettes et chez Fatma, rue de l’étoile. » On est à deux pas du cours Belsunce et du « Touring Hôtel » où la chanteuse loue une chambre.
Les mêmes débarquent à Barbès et à la Goutte d’Or dans les années 80. La rue de la Goutte d’Or, est peuplée de cafés.
Les immigrés maghrébins du Sud du quartier, y chantent et y dansent le vendredi soir, le samedi et le dimanche et …jusqu’à 2 heures du matin.
Djillali : « Tous les cafés faisaient de la musique. Chez Lachech (la tribu) tenu par Mohamed (le père de Rachid Arar) au 18e,
Chez Kenza au 44e. On jouait aussi au 6 rue Polonceau chez Abdelkrim, et chez Bachir, au « Bejaïa Club », 14 rue de la Chapelle. », « Oui, il y avait des femmes aussi, on dansait et on buvait. Les hommes plutôt de la bière et du whisky, les femmes de la Marie Brizard, du Martini»
Elle vivait seule, elle ne s’est pas remariée ? : « Non ». Alors, elle qui chantait la passion, le sexe, elle a eu des amoureux, des amants ? Sourire pudique de Djillali : « Elle a certainement eu des fréquentations. ». Elle a eu des enfants ?
« Non, mais elle a protégé trois orphelins. J’ai connu les deux garçons, Abbas et Bekhada, qu’elle faisait venir parfois à Paris mais je n’ai jamais vu Fatiha, sa fille. Tout ce qu’elle avait, c’était pour eux. »
Cheikha Rimitti (il arrive aussi qu’on dise et écrive Remitti)
est morte d’un arrêt du cœur, le lundi 15 mai 2006, dans son appartement d’un logement social de la Porte d’Aubervilliers. Elle venait juste d’avoir 83 ans et de participer deux jours avant sa mort, à un méga concert, au Zénith, avec la fine fleur du raï dont Khaled justement.
Sur scène, ce samedi-là, elle avait bon pied, bon œil. Comme d’habitude, des paumes de main entièrement couvertes de henné, des boucles d’oreille, des bracelets, des lunettes noires et quand elle les ôtait, des yeux bordés de khôl, des paillettes, des couronnes, des robes
d’apparat de son oranais natal. Et ce curieux salut militaire qui débutait toujours sa prestation.
Elle laisse à sa mort une prolifique production avec pas moins de 400 cassettes, 300 disques 45 tours, plus de 55 disques 78 tours et une bonne dizaine d’albums dont Nouar (Fleurs)
sorti en 2000 qui a reçu le grand prix du disque de l’Académie Charles Cros. Les albums sont parfois en plusieurs versions car le Raï est une perpétuelle improvisation et s’adapte à son public. Ainsi se murmure que des versions, faites de halètements suggestifs, de
bruits de bouche, circulent sous le manteau. Vrai ou faux. Peut-être aussi une façon d’alimenter la légende de la sulfureuse Cheikha.
Rimitti n'était pas femme à s'endormir. Elle avait touché un nouveau public à la fin des années 1990 en tentant des expériences,
comme dans Sidi Mansour (1994) avec Robert Fripp (de King Crimson), Flea, le bassiste des Red Hot Chili Peppers et East Bay Ray (des Dead Kennedys) (qu'elle n'a cependant pas rencontrés), ou dans le plus électronique N'ta Goudami (2005), littéralement « Toi, devant moi »,
son ultime enregistrement (sorti chez BecauseMusic, le label d'Amadou et Mariam et de Manu Chao).
Elle donne un concert en 1994 à l'Institut du monde arabe ainsi que dans les grandes capitales mondiales (New York, Paris, Londres, Amsterdam, Stockholm, Genève, Madrid,
Milan, Berlin, Le Caire). L'album Nouar (2000) a obtenu le Grand Prix du disque de l'Académie Charles-Cros.
Elle restera cependant analphabète toute sa vie. « C'est le malheur qui m'a instruit, les chansons me trottent dans la tête et je les retiens de mémoire, pas besoin de papier ni de stylo ».
Le compositeur et interprète, Kamel Hamadi : « Elle a chanté la révolution, l’amour,
l’alcool et le désir, la vie quoi. Mais elle avait, comme tous les chanteurs de raï, un répertoire large. Le chanteur de raï donne un point de vue sur la vie quotidienne. Elle a chanté le foot, le TGV, le téléphone et, loué « La Camel », par exemple,
qui est une usine de gaz liquéfié près d’Oran. Cette chanson-là a été popularisée par Khaled, mais c’est elle qui l’a écrit. »
"Avec la disparition de Cheïkha Rimitti, nous perdons la doyenne du raï, une voix fascinante, une femme libre, rebelle, souvent provocante, dont l'œuvre
était profondément marquée par une vie qui fut souvent très difficile, particulièrement dans son enfance et sa jeunesse", a écrit le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, dans un hommage à l'artiste.
« C'est joyeux comme le Funk et profond comme le Blues, Creuset de
tous les espoirs et de toutes les mélancolies, la musique RAÏ a de qui tenir son âme » (Nourredine Gafaïti).
Elle a été honorée par le conseil de Paris, qui a désigné en novembre 2019 une place du 18e arrondissement
(place Cheikha-Remitti) pour porter son nom, entre la rue de la Goutte-d'Or et la rue Polonceau.
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