Thread by @OuidaccordOK

On commence à avoir une idée de ce qui a provoqué l'explosion à Beyrouth et c'est vraaaaiment intéressant.
Bim bam boom, thread.

Tout commence en 2013 lorsqu'un bateau qui bat pavillon moldave part de Géorgie vers le Mozambique avec, à bord, 2750 tonnes de nitrate d'ammonium.
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Le propriétaire du bateau est Igor Grechushkinof, un riche homme d'affaire russe qui vit à Chypre (telegraph.co.uk/news/2020/08/0…).

C'est quoi cette histoire de russe vivant à Chypre qui possède un bateau moldave ? Eh bein c'est simple :

- Chypre est bien connu pour être un paradis fiscal pour les hommes d'affaires russes (liberation.fr/planete/2017/0…). Le bonhomme s'est donc domicilié là-bas pour ne pas payer d'impôts.

- La Moldavie offre des "pavillons de complaisance", des immatriculations de navires qui permettent aux propriétaires d'échapper aux impôts, de soumettre leur équipage à un droit du travail minimal et d'esquiver des contrôles de sécurité.

Plus de la moitié de la marine marchande navigue actuellement sous pavillon de complaisance.
(Une source - un peu vieille - parmi d'autres : unctad.org/en/docs/rmt200…)

Bref, le bateau ne respecte pas les normes de sécurité, son équipage est sous-payé et protégé par un droit du travail quasi-inexistant, le tout pour permettre à son riche propriétaire de capter encore plus de profits.

Là, déjà, on a deux grosses faillites du Capitalisme liées entre autres à son Droit international bidon centré sur l'évasion fiscale.

Mais c'est pas fini.

En 2013 donc, notre riche russe chypriote envoie son navire moldave vers le Mozambique avec, à bord, 2750 tonnes de nitrate d'ammonium.

Comme on pouvait s'y attendre, le bateau a des problèmes techniques en route et est forcé de s'arrêter à Beyrouth.
(lci.fr/international/…)

Malgré le pavillon de complaisance moldave, il n'échappe pas aux autorités du port qui découvrent un navire qui n'est pas en règle et ne respecte aucune norme de sécurité quand bien même il transporte 2750t d'explosifs.
Les autor. libanaises lui interdisent de reprendre sa route.

Que fait notre riche russe chypriote ? Il déclare faillite (et récupère donc probablement un beau pactole grâce aux assurances) et abandonne le navire et son équipage.

Les 10 marins - 8 ukrainiens et 2 russes - se retrouvent dans une immense merde : ils ne sont plus payés, doivent gérés 2750t d'explosifs stockés dans des conditions déplorables et ne peuvent pas mettre un pied hors du bateau à cause des lois d'immigration du Liban/de leurs pays.

Certains vont devoir passer 1 an coincés dans ce navire délabré, à quai, à vivre et dormir à côté de 2750 tonnes d'explosifs.

(Un petit compte-rendu de leurs aventures ici : shiparrested.com/wp-content/upl…)

On a donc deux autres grosses faillites du Capitalisme, cette fois-ci liées à sa justice à deux vitesses : pendant que notre riche russe utilise son influence pour obtenir les papiers qui lui permettent d'être domicilié à Chypre pour ne pas payer d'impôts et qu'il déclare...

...une fausse faillite pour se dégager de ses responsabilités et récupérer la tune des assurances, nos pauvres marins se prennent dans la gueule le pire des lois d'immigrations et perdent 1 an de leur vie enfermés dans une prison explosive.

Mais la grosse urgence, c'est de se débarrasser de ces 2750 tonnes de nitrate d'ammonium stockées dans des conditions violant les normes de sécurité et dont l'explosion serait capable de raser la moitié du ville.

Navire moldave parti de Géorgie vers le Mozambique, abandonné par son propriétaire russe habitant à Chypre et coincé au Liban avec son équipage ukrainien et russe. Au moins 7 pays concernés par cette affaire, au moins 7 potentielles portes de sortie.

Mais c'est sans compter...

...la dernière grosse faillite du Capitalisme: personne ne veut payer.
Le pilier du capitalisme, c'est la propriété privée. Le propriétaire légal de la cargaison l'a abandonné, donc elle n'appartient à personne, donc personne ne veut payer pour la déplacer/la stocker en sécurité.

+ des gros problèmes de corruption au Liban : les autorités qui pourraient régler le problème n'agissent pas.

Les 2750t de nitrate d'ammonium vont donc rester 6ans au port de Beyrouth dans des conditions de stockage déplorables, personne ne voulant payer pour s'en occuper.

6 ans plus tard, le 4 aout 2020, les 2750t explosent, rasent le port, une bonne partie de la ville, tuent des centaines de personnes, en blessent des milliers, détruisent les habitations de 300.000 personnes (Beyrouth a une population de... 363.000) qui se retrouvent sans-abri.

On a beaucoup vu les vidéos de l'explosion, mais c'est des vues lointaines qui ne restituent pas l'impact à échelle humaine. Un mariage surpris par l'explosion :

https://twitter.com/MikeLeslieWFAA/status/1291014077322534912

Un peu de recul: qu'est-ce que la destruction du port implique pour le Liban?
-Le port de Beyrouth est le seul gros port du pays/lien avec le reste du monde.
-Le Liban vit des échanges maritimes (notamment de fioul). Sans le port une grosse partie de l'économie du pays disparaît.

-Le Liban fait partie des pays qui ont récemment connu de gros mouvements sociaux. La Thawra (le nom du mouvement) dure depuis oct 2019. La classe politique est corrompue (la plupart des dirigeants ont été imposés par la guerre civile de 1975-90) et les Libanais en ont conscience

Ces derniers mois, le Liban a connu la Thawra, une gigantesque inflation (tradingeconomics.com/lebanon/inflat…), une pandémie mal gérée (le pays est actuellement en plein début de sa première vague), et la catastrophe d'hier.

C'est rare qu'en temps de paix un pays connaisse une catastrophe qui le détruise autant. On peut s'attendre à de gros changements politiques mais le Liban a une histoire très compliquée et les vieilles plaies de la guerre civile peuvent être réouvertes.

Ceci dit la Thawra est prometteuse et si elle arrive à imposer une lecture de cette catastrophe comme responsabilité de la classe politique libanaise, les changements peuvent être positifs. Si c'est le cas, ils devront quand même reconstruire un pays totalement dévasté.

Dernière remarque: j'ai mis des infos avec sources qui me semblent valables où j'ai pu mais je connais rien au Liban donc faites attention aux infos, prenez soin de vous, portez un masque et abonnez-vous à ma chaîne Youtube sur le Capitalimse :
youtube.com/c/ouidaccord.

La bise.

ERRATUM (#1/?) : Merci à @2Roues_2Minutes d'avoir précisé que le nitrate d'ammonium n'est pas, en soi, un explosif.
J'ai fait le raccourci dès le début pour mettre l'accent sur le non-respect de normes de sécurité suffisantes dans un objectif de profit. Merci de la correction !

Alors. Mon Twitter explose et je sais pas trop où donner de la tête. Je veux rajouter quelques lignes pour répondre à celles et ceux qui ne voient pas le lien avec le capitalisme.

Mais d'abord, une page de pub. Ma chaîne c'est youtube.com/c/ouidaccord. Venez, on est bientôt 1000.

Je plug aussi rapidement 3 chaines de copains/copines qui font du contenu de qualité :
- Patchwork : youtube.com/channel/UCAHFB…
- Cinéma et Politique : youtube.com/cinemaetpoliti…
- Minutes Rouges : youtube.com/channel/UCNtbF…

Donc. Pourquoi je parle autant de capitalisme ? Quel rapport ?
Déjà, le capitalisme, c'est un système, c'est à dire qu'il impacte (1) tous les aspects de la société, (2) à échelle mondiale et (3) jusque dans les comportements individuels.

Ça peut sembler chelou dit comme ça, mais cette histoire de navire moldave en est un très bon exemple.

Mais il impacte comment ?
Si on veut résumer très très vite le coeur du capitalisme, on pourrait dire que c'est un système qui mesure tout à l'échelle de la tune.

Tout a un prix, donc tout est comparable, donc tout est échangeable. Je dis bien TOUT : au sein du capitalisme, la vie d'une personne a une valeur exprimée en argent (les assurances sont expertes en mesurage de valeur d'une vie), une patate a une valeur exprimée en argent...

...donc si on se retrouve dans une situation où on doit choisir entre sauver une tonne de patate ou une personne... le calcul est facilement réalisable.

Ça semble absurde pour nous le commun des mortels mais y a pas besoin de chercher loin: le "Faut-il sacrifier les vieux pour sauver l'économie ?" qu'on a entendu à la TV ces derniers mois n'est rien d'autre qu'un calcul entre la valeur d'une vie et la valeur de biens matériels.

On retrouve ce calcul à plusieurs reprises dans notre histoire de navire moldave :
- Le choix d'un pavillon de complaisance moldave permet au propriétaire de sacrifier la sécurité de son équipage en échange d'une meilleure fiscalité sur ses profits.

- Le droit international accepte parfaitement cette situation : la majorité de la flotte commerciale bat un pavillon de complaisance exactement pour la même raison.

- Le propriétaire abandonne le navire, la cargaison et son équipage parce que les rapatrier lui coûterait plus cher que de déclarer faillite (et les fameuses assurances qui font leur fortune en faisant ces calculs ont probablement été mobilisées).

- La liberté de circulation a un prix : le riche russe peut se balader librement entre les frontières et se domicilier où bon lui semble ; les marins pauvres sont soumis au pire des lois de l'immigration.

- Les autorités liba. ont laissé pendant 6ans une cargaison ultra-dangereuse dans le port pour les mêmes raisons: payer pour s'en débarrasser/la sécuriser serait une perte d'argent. On sait ajd que l'existence de cette cargaison était connue dans les plus hautes sphères du pays.

- On peut aussi glisser les problèmes de corruption, qui sont des micro-calculs de valeurs à échelle individuelle : "On me file 500 balles pour fermer les yeux sur les normes de sécurité... je suis prêt à échanger ce risque contre ces 500 balles". Pari manifestement loupé.

Bref, on retrouve le coeur du capitalisme (tout mesurer à l'échelle de la tune) à l'échelle globale (du Droit maritime international aux politiques de la Moldavie en passant par le Liban) comme à échelle individuelle (le patron russe, les autorités libanaises).

Dire "c'est la faute du patron/de X individu" n'est pas faux mais loupe le fait qu'on agit au sein de systèmes (ici le capitalisme) : on a été élevé suivant ses règles, on a acquis sa morale, on est limité par ses lois, etc.

En l'occurence, tout est mis en place pour permettre et encourager à mesurer la valeur d'une vie en $, la comparer à la valeur en $ de ce qui permettrait de la sauver (par ex., ici, des normes de sécurité) et choisir le truc avec le nombre de $ le plus faible.

C'est pas un dysfonctionnement du capitalisme : c'est son fonctionnement normal.

Le mot de la fin va au slogan d'@olbesancenot pendant les présidentielles de 2007. Il résume à merveille le problème ET la solution :
"Nos vies valent plus que leurs profits"