Inspirée par @AKozovoi, j'ai décidé de publier moi-même quelques photos de ma famille malmenée par le siècle soviétique. Voici un long fil sur ma branche paternelle, celle qui dont vient le nom "Lebedev". Une saga familiale ordinaire et extraordinaire à la fois 🧶(1/25)
Plantons le décor.
1903, ville de Yuzovka qui porte le nom de Donetsk aujourd'hui. L'homme sur la photo est russe, il s'appelle Afanasi Lebedev, c'est mon arrière-arrière-grand père. Il est juriste. Il a été exilé à Yuzovka en raison d'opinions trop antimonarchiques. (2/25)
La femme debout est sa fille d'un premier mariage. La femme assise est sa gouvernante, issue d'une famille religieuse. Afanassi, veuf, a épousé la gouvernante de sa fille aînée, et leur petite fille sur la photo est Klavdia, mon arrière-grand-mère, née avec le XXe siècle. (3/25)
La petite Klavdia, ici en 1914, a une enfance plutôt paisible. Mais, tout comme sa grande demi-soeur, c'est une passionnée, et elles se jetteront toutes les deux dans la révolution. Klavdia est à peine majeure quand la révolution intervient. Elles quittent la famille. (4/25)
La voici en 1923 en Géorgie, à Tiflis (Tbilissi), seule femme au milieu d'un groupe d'activistes soviétiques. Le rôle de Klavdia était de mobiliser et de soviétiser les femmes géorgiennes. C'est une женоорганизатор, une "organisatrice de mouvement féminin" (5/25)
La voici au milieu de ses activistes en 1924. Jeune, dure (très dure...), déterminée. Pour ceux qui lisent le russe, appréciez le poème écrit à Klavdia par son équipe féminine. (6/25)
Un homme arrive brièvement dans cette histoire: mon arrière-grand-père, le quatrième à partir de la gauche sur cette photo. Il est officier de l'Armée rouge, c'est un orphelin juif élevé en Ukraine, il s'appelle Petr Zhuk. (7/25)
Les photos que nous avons de mon arrière-grand-père sont rares. C'est une union libre, conforme à l'esprit de l'époque. Ma grand-mère naît en 1923. En 1937, Petr Zhuk sera arrêté et fusillé, dans les purges dans l'Armée rouge. Klavdia, mon arrière-grand-mère, le reniera. (8/25)
Klavdia, communiste convaincue, n'a jamais dévié de la ligne du parti. Il ne me reste de Zhuk que le compte rendu d'interrogatoire (trouvé sur le site de Mémorial), et une histoire: celle d'une femme avec enfants qui a frappé à leur porte à Moscou après 1937... (9/25)
... disant être la deuxième femme de Zhuk, et demandant à Klavdia de l'héberger pour une nuit. Mon arrière-grand-mère lui a fermé la porte au nez.
Mon arrière-grand-père a été réhabilité en 1958. (10/25)
Ma grand-mère naît donc en 1923, et elle s'appelle Lilia. Les photos d'enfance de Lilia sont celles de l'époque. La voici (au milieu, en bas de la photo) avec sa mère (2e rangée à partir du haut, au milieu), en été, dans un des sanatorium. C'est plutôt idyllique (11/25)
Mais sur cette photo de 1930 (où Lilia a 7 ans, rangée du milieu, 4e à partir de la droite), elle est dans une colonie de vacances, et on voit que ces gamins, rasés contre le tiphus, ne mangent pas forcément à leur faim. La vie de Klavdia est spartiate. (12/25)
Mais globalement, c'est une enfance heureuse et simple. Très politisée, je pense, mais assez paisible. La voici en 1938, avec des copines de classe (au milieu). Son père a été fusillé il y a un an, je ne suis pas sûre qu'elle soit au courant. (13/25)
La voici vers 1940 (on se ressemble beaucoup, notamment sur cette photo).
C'est la guerre qui fera tout basculer. En 1941, Lilia a 18 ans et elle s'engage rapidement dans l'armée. A peine sur le front, elle est faite prisonnière et envoyée dans le camp de Ravensbrück. (14/25)
Des photos du camp, bien évidemment, nous n'en avons pas. Des récits non plus. A chaque fois que ma grand-mère me racontait son enfance, elle s'arrêtait en 1941 et redémarrait à zéro. Ce que nous savons, c'est cette histoire incroyable: Lilia s'est enfuie de Ravensbrück. (15/25)
Elle s'est enfuie avec un groupe de 3 (4?) autres jeunes filles, et a été cachée, et c'est vraiment incroyable, par une famille. Il faut que j'explore cette histoire. Il y a eu des articles de presse, mais tous les protagonistes sont morts sans avoir beaucoup témoigné. (16/25)
La première photo que nous avons, c'est à la libération en 1945. Lilia, à gauche de la photo, est infirmière. Je n'ai ni le lieu, ni les personnages, mais je sais que ses camarades de captivité n'y sont pas. (17/25)
Ces femmes ont traversé toute la vie avec elle. En voici deux, lors d'une soirée, dans les années 1960, chez Lilia (encore une fois à gauche). Les trois sont restées des amies proches. J'adore leur expression, et ces cigarettes, et ces postures détendues. (18/25)
Car le retour de captivité est rude. Grâce au témoignage de cette famille communiste qui les a cachées, elles échappent aux camps et au tribunal. Mais elles sont blacklistées. Pas question de faire des études. Lilia sera toute sa vie employée d'une maison d'édition. (19/25)
A sa sortie de camp, Lilia est d'une beauté saisissante (ici, en 1947, elle a 24 ans). Mais je pense que quelque chose a été brisé. Bien évidemment, nous n'avons aucune trace ni récit. Et je pense que ce n'est pas Klavdia, la mère en granit, qui a pu aider sa fille. (20/25)
De l'homme avec qui Lilia a conçu mon père, nous ne connaissons qu'un nom et une description aussi brève que définitive: "ce salaud". La vie amoureuse (connue) de Lilia n'a jamais eu d'autres développements. Mais mon père est né, et il est devenu le centre de leur monde. (21/25)
Pour Klavdia comme pour Lilia, mon père a été le seul homme qui ait jamais mérité leur tendresse. Ca n'a pas été simple entre la mère et le fils, mais la grand-mère et le petit-fils ont eu un lien très fort et une passion l'un pour l'autre. (22/25)
Klavdia la révolutionnaire a vécu dans la pauvreté jusqu'au bout, et a gardé sa fidélité au régime jusqu'au bout. Notez le bouquin de Brejnev que mon père tient dans les bras, et le rire joyeux des deux. Elle est morte le jour de ma naissance, le 6 juillet 1975. (23/25)
Lilia a vécu une dizaine d'années de plus. Elle a été une grand-mère tendre et aimante avec moi. Mais fatiguée, plus âgée que son âge, souffrant de son diabète et du poids pris après la guerre. Elle est morte d'un infarctus, dans les dernières années du régime. (24/25)
Cette histoire est celle d'une famille soviétique ordinaire. Chacune mérite un roman et/ou un documentaire. L'histoire de ma branche maternelle est tout aussi folle, tout aussi ordinaire. Mais ce sera pour une autre fois. (25/25), end 🧶
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1,05 millions de personnes ont été mobilisées et servent aujourd'hui dans l'armée ukrainienne, a affirmé hier Oleksandr Litvinenko, secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale d'Ukraine (institution relevant directement du président). 1/14 youtube.com/live/Z7ggedTKv…
Il n'est pas clair dans son allocution s'il s'agit de l'effectif des forces armées sur le front (mobilisés + contractuels) ou seulement de l'effectif des mobilisés. Supposons que c'est la première option: l'effectif total des forces sur le front.
2/14
Les statistiques officielles chiffrent à 11,5 millions le nombre d'hommes ukrainiens de 18 à 60 ans, à la veille de l'invasion russe.
L'armée compte aussi des femmes, mais on parle de quelques dizaines de milliers, faisons le calcul sans elles. 3/14stat.gov.ua/uk/datasets/ch…
Ne pas lire cet article superficiellement (comme un témoignage de défaitisme des Ukrainiens).
Avec une guerre qui s'installe dans la durée et les ressources qui arrivent au compte-gouttes, la question de l'engagement combattant change de nature. 1/10 lemonde.fr/international/…
Il ne s'agit plus de mobiliser toutes les ressources disponibles sur un temps court pour repousser l'ennemi en un mouvement. Il faut à la fois continuer à combattre sur le front, et continuer à vivre et faire marcher le pays à l'arrière. Ce qui génère une tension prévisible. 2/10
La mobilisation ou l'engagement volontaire qui ne prévoient pas de démobilisation avant la fin de la guerre génèrent un fort sentiment d'injustice. Il est inacceptable aux Ukrainiens de partir combattre avec leur mort comme seul horizon temporel, alors que d'autres... 3/10
Le drapeau rouge et noir, initialement celui du mouvement nationaliste ukrainien, a été endossé par le bataillon Pravy Sektor dès 2014. Ce bataillon a servi de figure de repoussoir aux médias russes (avant qu’Azov ne prenne sa place). Dans les faits, … 1/
… Pravy Sektor a été très divers dans son recrutement (j’ai fait plusieurs entretiens avec ses membres a l’époque), avec certaines branches assez idéologisées et d’autres pas du tout; des ukrainophones et russophones mélangés, et même une « unité juive » au sein du bataillon.2/
Des parties du bataillon sont désormais intégrées à l’armée, mais l’attachement au drapeau est bien là, ce qui explique sa présence sur les tombes des combattants de PS.
L’ancien drapeau nationaliste est donc bien relégitimé, tout comme le sont certains slogans. 3/
La ville de Lviv est loin de la zone de front. A peu près aussi loin qu’on puisse l’être en Ukraine. Mais tous les jours - tous les jours! - dans cette ville, on dit adieu sur la place centrale à un ou plusieurs combattants tués au front. 1/
Sur la place centrale - Ploscha Rynok - , des panneaux annoncent qui sera inhumé ce jour-là, avec une biographie du soldat. Une cérémonie a lieu dans l’église à côté, liée à l’armée et devenue un lieu de commémoration, avec de grandes affiches énumérant les victimes. 2/
En fin de matinée, le centre-ville s’arrête pour quelques minutes. Le cortège funéraire marque l’arrêt devant l’hôtel de ville, les passants se mettent à genoux, les serveurs sortent des cafés, et le trompettiste joue un hymne à l’honneur des combattants défunts. 3/
Une nlle mobilisation à venir en Russie?
Cet article est une bonne synthèse.
J'y ajouterais la question de l'envoi de jeunes conscrits au combat.
Contrairement à ce que l'on pense souvent, la législation permet à l'Etat russe d'envoyer des conscrits...1/7 theins.ru/en/politics/27…
... au combat. Sans aucun décret ni aménagement supplémentaire nécessaire.
Ne pas envoyer ouvertement en Ukraine les 260 000 jeunes hommes annuellement appelés sous les drapeaux est un choix purement politique, car le pouvoir connaît l'extrême sensibilité de la question. 2/7
Par exemple, cette enquête de Russian Field (mai-juin 2024) montre que 82% des Russes interrogés jugent inacceptable la participation de conscrits à la guerre. (Alors même qu'ils sont 57% à soutenir l'idée d'une seconde vague de mobilisation.) 3/7
Ces derniers temps, on entend à nouveau la petite musique de "plus d'Ukrainiens sont prêts à négocier avec les Russes"; "les Ukrainiens sont fatigués".
Ne transformons pas une description des évolutions de la société ukrainienne en désinformation. 1/
Les enquêtes donnent des chiffres différents d'Ukr en faveur de discussions avec la Ru.
L'enquête de Democratic Initiatives /Razumkov de juin 2024 évalue à 20% le nombre d'Ukrainiens qui sont prêts à DISCUTER avec la Ru sans conditions préalables. 2/ dif.org.ua/en/article/war…
(Le terme ukrainien "переговори" me semble être très imparfaitement traduit par "négociations". "Pourparlers de paix" me semble plus juste.)
La moitié des Ukr interrogés posent des conditions à ces discussions. 18% pensent qu'on ne peut pas du tout discuter avec la Russie. 3/