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Jan 20, 2022 38 tweets 11 min read Read on X
Vous êtes prêts pour le fil le plus long de l’histoire de Twitter ? Puisque ma famille paternelle a intéressé les lecteurs, voici la branche maternelle. C’est une histoire soviétique très différente. Elle se déroule sur le devant de la scène, au plus près du Kremlin. 🧶 1/37
Quand on me demande si je suis d’origine russe, je réponds toujours que je suis d’origine soviétique. Non seulement pour souligner les mélanges de sang et de lieux, mais surtout parce que l’impact de l’histoire de l’URSS sur ma famille dépasse toutes les autres influences. 2/37
L’histoire de la famille Gorelik commence, pour la partie qui m’est connue, dans le petit shtetl de Parichi, au bord de la Berezina en Biélorussie. Le patriarche de la famille s’appelle Samson Gorelik, il travaille dans le commerce du bois et il a 8 enfants de 2 mariages. 3/37
Des huit enfants, ma grand-mère Clara Gorelik est la sixième, née en 1905. Quatre de ses grands frère et sœurs ont rapidement quitté le shtetl pour tenter leur chance ailleurs, mais la fratrie est soudée et jouera un rôle central dans sa vie. 4/37
Ailleurs, c’est par exemple Kiev, comme sur cette photo que je ne sais pas dater (mais qui est certainement avant la révolution). Solomon, Sarra et Tsira, trois des aînés s’y installent bon an mal an, alors que la législation interdit aux Juifs de résider dans cette ville. 5/37
Solomon est un révolutionnaire de première heure et devient très rapidement une personnalité du parti bolchevik. Au début des années 1920, il prend la tête du Parti dans la ville russe de Simbirsk (patrie de Lénine), et y rapatrie toute la famille. 6/37
Les voici à Simbirsk en 1921. Seulement 5 enfants sont présents: l’aîné Solomon, assis avec un pince-nez, et les quatre cadets: Véra, Clara et Boris (debout), et Isaac, assis entre son grand frère et son père Samson. Clara a 16 ans. 7/37
Une des grandes sœurs n’est sur aucune des photos, et pourtant c’est elle qui jouera un rôle pivot dans l’histoire de la famille : Esfir Gorelik. Tout comme Solomon, Esfir a rejoint la révolution, et s’est engagée pour combattre dans l’Armée rouge en 1918. 8/37
C’est pendant la guerre civile suivant la révolution de 1917 qu’Esfir a rencontré et épousé le jeune officier Andreï Khrulev. Qui fera une carrière vertigineuse et propulsera ma famille en première ligne du régime. Pour le meilleur et pour le pire. 9/37
En 1921, ma grand-mère Clara est donc partie du shtetl et arrivée en Russie. La fin des années 20 et le début des années 30 sont un peu floues. Selon ma mère, Clara a participé dans ces années-là à la « collectivisation des campagnes ». Cette idée me glace un peu. 10/37
A-t-elle assisté à la déportation violente de paysans, aux confiscations, aux exécutions ? Aucun récit n’a circulé. En tout cas, à la différence de son frère et de sa sœur, Clara perd, me semble-t-il, assez vite la passion révolutionnaire. 11/37
Elle déménage (en suivant son frère Solomon) à Leningrad et s’engage dans des études de chimie. Les années 30 sont de bonnes années : études, travail, vacances au bord de la mer. Des années où elle sourit sur les photos. 12/37
Avec les purges de 1937, le régime va frapper une première fois. Clara est fiancée à un communiste étranger, j’ai entendu quelque part « roumain ». Il est arrêté et fusillé. Clara est paniquée. Elle abandonne sa thèse en chimie et se réfugie à Moscou. 13/37
Se réfugie ? La maison de sa grande sœur Esfir sert de refuge. Andreï Khrulev, le mari d’Esfir, gravit les échelons du pouvoir soviétique. Ils hébergent Clara, l’aident à trouver logement et travail. Lui conseillent de faire profil bas, d’être invisible. 14/37
C’est en 1939 – elle a 34 ans - que Clara rencontre chez sa sœur un jeune officier, Mikhail Vozjennikov. Il est marié, père de deux enfants. C’est mon grand-père. Leur liaison clandestine commence à ce moment-là. 15/37
En 1940, Andreï Khrulev crée le service d’intendance de l’Armée rouge. Lorsque la guerre commence en 1941, il prend la tête de l’intendance du front : approvisionnement, transport, équipement. Gros poste, énorme responsabilité. Il est ici au 1er rang, 3e à droite de Staline 16/37
En hiver 1941-1942, l’armée allemande s’approche de Moscou. Les élites sont évacuées, et Clara a la chance de faire partie du convoi. Elle est enceinte, drôle de moment pour un bébé qu'elle décide de garder. Ma mère Eléonora naît dans l’Oural, en évacuation, en avril 1942. 17/37
Notre famille a eu de la chance. Plus personne n’était dans le shtetl de Parichi, en Biélorussie, dont la population juive a été exterminée en 1941. Même les deux sœurs restées sur place, Sarra et Tsira, avaient réussi à fuir à temps avec les leurs. 18/35
Je suis allée à Parichi il y a quelques années. Sur les stèles du monument local à l’Holocauste, notre nom de famille se répète, des dizaines et des dizaines de fois : Gorelik, Gorelik, Gorelik. Cette histoire familiale aurait pu être très différente. 19/35
La famille a eu doublement de la chance : tous sont rentrés de la guerre, y compris mon grand-père officier qui a continué à voir sa maîtresse et sa fille illégitime pendant quelques années. 20/37
Dans l’après-guerre, Khrulev a tous les honneurs. Il obtient le rang de ministre, il a un appartement de fonction, une datcha avec domestiques. Esfir en fait profiter toute sa famille, nourrissant autant que possible les enfants dans ces années maigres (Ici, Esfir et Clara) 21/37
Cette photo de ma mère, prise à la sauvette dans la datcha ministérielle, me fait beaucoup rire. La magnifique décapotable, l’un des cousins installé au volant, et ma mère à l’arrière, prise en flagrant délit de jeu interdit. 22/37
Il y a un énorme contraste entre la vie de Clara et de sa fille à Moscou en hiver, dans une simplicité parfois proche de la misère, et ces moments magiques chez l’oncle et la tante où on mange du caviar et où l’on voit défiler des célébrités. 23/37
Clara aussi en profite. Cependant, sur cette photo comme sur toutes celles d’après 1937, le sourire a disparu de son visage. « J’ai très rarement vu ma mère sourire », dit ma maman. Et puis, arrive le deuxième coup du régime. 24/37
Le 7 janvier 1947, Esfir sort de chez elle à Moscou et disparaît. Il faudra plusieurs jours au ministre Khrulev pour apprendre que sa femme a été arrêtée. Elle est condamnée à 10 ans d’emprisonnement pour activités antisoviétiques. 25/37
Esfir est juive. Son arrestation est l’une des premières de la campagne antisémite lancée par Staline qui suspecte un complot juif. Andrei Khrulev reste en poste : ce n’est pas la première fois que Staline arrête la femme pour contrôler le mari. 26/37
Selon les récits qui circulent dans la famille, Staline aurait dit à Khrulev : « tu peux même te marier à nouveau si tu veux ». Les colis que Clara, sa sœur Véra et la fille de Khrulev essaient d’apporter à Esfir sont refusés. On la pense peut-être exécutée. 27/37
De ces années noires, de 1947 à la mort de Staline en 1953, ma mère me rapporte ce récit. Tous les soirs, Clara se couche habillée, un sac d’affaires posé à côté d’elle, prête pour l’arrestation. Imaginez l’effet que ça fait à sa fille, l'écolière soviétique de 5 ans. 28/37
A partir de 1947, mon grand-père, l’amant de Clara, cesse de venir les voir et disparaît de leur vie. Est-ce lui qui a cherché à protéger sa peau et celle de sa famille ? Est-ce Clara qui a cherché à le protéger ? Y avait-il seulement une bonne décision à prendre ? 29/37
Cinq années s’écoulent. En mars 1953, la radio annonce la mort de Staline. Clara et ma mère sont devant le poste. Clara ne peut s’empêcher de lâcher un « Dieu merci ! ». Ma mère est choquée et Clara se demande même si sa fille de 11 ans va la dénoncer. 30/37
Encore une fois, notre famille a de la chance. Esfir est vivante. En juin 1953, Khrulev arrive à la libérer. Mais en 5 ans de cellule d’isolement, la santé d’Esfir s’est terriblement dégradée. Le ministre, quant à lui, est sorti de ces années alcoolique. 31/37
Mon grand-père, l’amant de Clara, n’est jamais réapparu. J’ai retrouvé sa trace en 2011 et contacté son fils légitime, mon oncle. Ma mère a pu rencontrer son demi-frère, apprendre que son père était mort en 1957, peut-être sans avoir osé la contacter. Le lien a été renoué. 32/37
Mais ma mère continue à se demander si son père suivait de loin son destin. Si Clara, mère célibataire, avait été arrêtée, ma mère aurait certainement été placée en orphelinat. Son père serait-il venu à sa rescousse ? Nous ne le saurons pas, mais ça la titille. 33/37
Les Khrulev, Andreï et Esfir, ont activement œuvré dans les années 1960 à faire réhabiliter les officiers victimes de répressions. Dans un livre d’histoire, ce seraient des personnages ambigus, par leur proximité du régime stalinien, de bout en bout. 35/37
Dans ma famille, on les décrit comme des anges gardiens qui ont pris soin des leurs, en accueillant par exemple Clara en 1937. Adolescente, ma mère a continué à passer tous ses étés dans leur datcha qui reste pour un elle son paradis enfantin (ici avec sa cousine) 36/37.
Alors que cette branche maternelle de ma famille a été bien plus proche du Kremlin que l'autre, j’ai le sentiment que la fratrie Gorelik a très vite compris la nature meurtrière du régime. La flamme était tellement proche qu’on sentait la brûlure qu’elle infligeait. 36/37
Cette famille juive, émancipée par la révolution, est restée me semble-t-il assez lucide. Les choses ont pu se dire, s’écrire, se documenter. Les descendants des 8 enfants de Samson Gorelik sont aujourd’hui aux 4 coins du globe. Comme beaucoup de familles soviétiques. 37/37 End🧶
Erratum: c'est ma mère avec une cousine.

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