Thread by @colinlebedev

OK, besoin d'un petit éclairage.
Pas sur Macron/Poutine, mais sur le contexte social derrière ce décomplexé "Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter", lâché par Poutine en conférence de presse.
Voici un fil sur la violence ordinaire dans la société russe. 🧶 1/14

Notre indignation face à cette phrase est nourrie d'une sensibilité à la violence, et notamment à la violence faite aux femmes. Le président russe ne parle pas depuis le même contexte, pour lui cette phrase décrit de manière réaliste "les choses telles qu'elles sont". 2/14

Alors, comment sont-elles?
La Russie contemporaine est un pays où chaque génération a vécu des épisodes d'une immense violence. Servage, révolution, répressions staliniennes, 2e guerre mondiale, Afgha, années 1990, Tchétchénie. Ca, c'est quelques cataclysmes historiques. 3/14

A cela se superpose une violence quotidienne, ordinaire et permanente de l'Etat sur ses citoyens. Violence policière, violence du service militaire, violence des administrations au quotidien. Et même une violence plus insidieuse de l'école, soulignée par les psychologues. 4/14

Et quand les deux se combinent, c'est le mélange explosif. Voir ici le travail de mes collègues @AHuerou et E. Sieca-Kozlowski sur les vétérans de la guerre en Tchétchénie: syndrome post-traumatique + brutalisation par l'Etat. …w-cairn-info.faraway.parisnanterre.fr/l-adieu-aux-ar…
5/14

Cette situation rend les Russes généralement défiants à l'égard des institutions étatiques. Eviter, contourner, se rendre invisible, soudoyer. Ou encore rentrer dedans pour éviter d'en être victime. Voilà leurs stratégies de survie. La vie se déploie là où l'Etat n'est pas. 6/14

(Petite parenthèse: on a souvent tendance à penser les Russes "loyaux" à l'égard de leur pouvoir, pro-étatiques, obéissants. Rien n'est plus faux. La loyauté est une stratégie de survie plus ou moins consciente, mais l'Etat est contourné et évité dès que possible) 7/14

Mais ce bagage rend également la société russe assez indifférente à la violence. Et la violence domestique en est un exemple frappant. Les rapports d'ONG (comme HRW ici) soulignent l'ampleur de la violence dans les familles. 8/14 hrw.org/report/2018/10…

Selon les enquêtes disponibles, au moins 1 Russe sur 5 a été confronté à la violence familiale (meduza.io/feature/2020/0…). Un Russe sur six dit avoir été frappé ou victime de violences dans son enfance (tass.ru/obschestvo/702…). C'est énorme. 9/14

Les chiffres officiels des femmes mortes sous les coups de leurs maris sont peu fiables. Les victimes, tout comme les victimes de viols en général, font très peu appel à la police, de peur d'aggraver la situation, voire d'être victimes de violences de la part des policiers 10/14

En 2017, l'Etat russe a décriminalisé les coups portés sur un membre de la famille (désormais passibles d'une amende). Un projet de loi sur la violence familiale est dans les tuyaux depuis longtemps, mais se heurte à des résistances importantes. 11/14 opendemocracy.net/en/odr/russia-…

Attention, je ne suis pas du tout en train de décrire une société sauvage et dire que les Russes seraient "naturellement" brutaux. Je décris une société profondément traumatisée où l'occultation (du passé et du présent) est depuis des générations un moyen de survie. 12/14

Ces traumatismes et cette occultation sont en partie partagés avec d'autres pays de la zone qui trainent les mêmes casseroles... ou d'autres casseroles. Le niveau de violence d'Etat et d'acceptation de la violence est très important en Ukraine, en Biélorussie... 13/14

Mais il y a des effets du régime politique. Lorsqu'un régime est poussé à interroger sa culpabilité, lorsque les archives ouvrent, lorsque les journalistes enquêtent, ça permet de crever des abcès. Sans cela, on s'enfonce dans des ténèbres personnelles et collectives. End🧶 14/14