Comment qualifier le régime politique russe?
La question de la nature du régime politique russe nous préoccupe, vous vous en doutez, depuis un moment. Ces vingt dernières années, qualifier ce régime politique est devenu de plus en plus difficile. Long fil 🧶1/29
Dans les années 1990, les institutions russes sont construites à partir de 0. Aucune institution pol. sov. n’est conservée. La Constitution de 1993 met en place un régime démocratique. On critique déjà la centralisation des pouvoirs aux mains du président, mais néanmoins. 2/29
Il y a un parlement bicaméral, un multipartisme, une séparation des pouvoirs, des libertés fondamentales fixées par la Constitution. Dans les années 90, le régime a été dysfonctionnel: les clans économiques ont pris de + en + de place, dans et en dehors des institutions. 3/29
Voir par exemple cet excellent documentaire de @madleroyer. Cependant, mis à part les grandes manipulations décrites dans le film, le champ politique restait assez libre et concurrentiel et la liberté d’expression était réelle. 4/29 boutique.arte.tv/detail/1996-ho…
Les années 90 ont toutefois été traumatiques pour les Russes par l’impact économique et social de la chute de l’URSS, et par le choc d’une économie de marché sauvage. Un monde s’était effondré, et le nouveau ne semblait pas meilleur. 5/29
L’acceptation du tournant autoritaire sous Poutine vient aussi du fait que les institutions démocratiques ont été détournées et dysfonctionnelles. Le nouveau système politique ne semblait pas être + juste et donner + de place au peuple que le système soviétique. 6/29
A partir de 2000, le régime a dérivé doucement vers plus d’autoritarisme. Les libertés ont été restreintes par petites touches, l’accès de l’opposition au champ politique a été aussi progressivement limité. On peut identifier des jalons, mais pas de moments de basculement. 7/29
Le conflit du pouvoir avec la chaîne de télévision NTV; des lois successives restreignant la création des partis politiques et leur accès au parlement; des répressions qui commençaient contre les manifestants; des assassinats de journalistes, etc. etc. 8/29
Pendant longtemps, les politistes ont hésité à utiliser le concept de régime autoritaire pour la Russie, analysant plutôt sa nature hybride. L’hybridité en était en effet une caractéristique forte: certains espaces se fermaient, d’autres restaient ouverts. 9/29
L’un des concepts qui a aidé la science politique à qualifier le régime russe était celui d’autoritarisme compétitif de Levitsky et Way. Il qualifie des systèmes où la compétition électorale existe, mais elle est biaisée en faveur du pouvoir. 10/29
cambridge.org/core/books/com…
De démocratie défaillante on avait basculé vers un autoritarisme arrangeant. Puis il était devenu clair que la Russie était pleinement un régime autoritaire. Le processus électoral était ouvertement manipulé, avec une compétition politique réservée aux fidèles au pouvoir. 11/29
Depuis le référendum sur la Constitution en 2020, le régime ne s’embarrassait d’ailleurs plus de faire semblant d’organiser des scrutins dans les règles. La légalité du scrutin, ou le respect formel de quelques normes n’avaient + aucune importance. 12/29
theconversation.com/russie-les-fau…
La critique du pouvoir dans l’espace public est devenue de + en + dangereuse. Les répressions se sont intensifiées. Et surtout, caractéristique centrale du régime autoritaire, la population était invitée à rester démobilisée et permissive. J’insiste: c’est crucial. 13/29
L’une des choses qui ont fait fonctionner ce régime, c’est précisément la démobilisation de la population, obtenue par la promesse d’une stabilité, par une augmentation des revenus, par le maintien de l’idée que « la politique, c’est sale ». 14/29
Le terreau était fertile. Depuis des décennies, la posture préférée des Russes était de se maintenir à l’écart du pouvoir (toujours jugé potentiellement nocif). Répéter le slogan qu’on vous demande de répéter, et puis vivre sa vie, élever ses enfants, faire son jardin. 15/29
Aucune expérience historique n’était là pour montrer aux Russes qu’un changement de pouvoir pouvait être bénéfique. Toute l’histoire de l’URSS et de la Russie montre en revanche qu’en s’opposant, on risque de passer entre les meules du broyeur étatique. 16/29
Le retrait permissif de la politique n’est pas une stratégie consciente, c’est un quasi réflexe de survie. L’adhésion au pouvoir en est une facette. On va clamer son soutien à Poutine, mais on va tt faire pour éviter le service militaire à son enfant. Sans contradiction. 17/29
De plus en plus, j’entends parler d’un « régime totalitaire » au sujet de la Russie. Le totalitarisme n’est pas un « autoritarisme hard », c’est un régime d’une nature toute différente, si l’on prend la définition de Hannah Arendt. 18/29 cairn.info/histoire-des-i…
Le totalitarisme suppose premièrement une idéologie totale, imposée par l’Etat à toutes les sphères de la vie sociale, proposant la seule lecture admise du monde. Cette idéologie mobilise la population que le pouvoir veut active. 19/29
Deuxièmement, le totalitarisme s’appuie sur une violence de masse qui est différente d’une répression des opposants. L’idée est celle de la répression comme ingénierie sociale qui éradique les groupes jugés nocifs, qu’ils s’opposent ou non au pouvoir. 20/29
Sur les deux points, la Russie ne remplit pas (pour l’instant?) les caractéristiques d’un régime totalitaire. Oui, on passe d’une société voulue démobilisée à une société voulue activement mobilisée. Mais en même temps, pas trop. Le pouvoir a peur de la mobilisation. 21/29
Et surtout, il connaît bien l’attitude des Russes. Des protestations de masse ont eu lieu en Ru contre l’introduction du pass sanitaire, jugé une atteinte intolérable à la liberté (=de disposer de sa vie privée) par ceux que les répressions, par exemple, indiffèrent. 22/29
L’une des explications du refus de mobilisation militaire générale réside là-dedans. La mobilisation est une atteinte brutale à ce qui est le plus précieux pour les Russes. Il faudrait un socle idéologique bien plus fort que ce que le pouvoir est capable d’offrir. 23/29
Ne nous trompons pas sur l’adhésion des Russes à la guerre. J’en ai déjà parlé. Une grande partie de cette adhésion, c’est un laisser-faire. Quand on interroge les Russes juste avant le 24/2, ils sont surtout préoccupés par leur survie économique et ont peur de la guerre. 24/29
La guerre elle-même remplit une partie de la définition de la violence en régime autoritaire. Le pouvoir cherche à redessiner un « bon peuple » ukrainien par la violence. On se rapproche de la logique totalitaire. Mais pas complètement, et pas en politique interne. 25/29
Mais surtout, je pense que le qualificatif de « totalitarisme » ne nous est pas très utile pour comprendre la Russie. C’est un concept fait pour dénoncer le mal absolu, l’exact contraire de la démocratie, l’exact contraire de nous. Trop radical pour être éclairant. 26/29
Il efface complètement les logiques sociales, en créant une vision de la Russie où en-dessous du pouvoir, il n’y a rien, juste des masses qui subissent. Or, le pouvoir est une interaction. Il agit en fonction de ce qu’il perçoit des lignes rouges de sa société. 27/29
La longue histoire du double langage, de la résistance passive et des stratégies d’évitement vont créer un fonctionnement particulier de cette Russie. Il faut continuer à en traquer les indices, et éviter des parallèles historiques trop hâtifs. 28/29
Alors, comment qualifier le régime russe? « Dictature » est creux. « Autoritarisme » marche toujours, mais ne saisit pas les développements récents du régime. « Totalitarisme » ne convient pas vraiment et sert à dénoncer. On cherche toujours. Réponse de politiste 😜. End🧶 29/29

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May 13
Pas de correction d'examen sans perles dans les copies. J'en partagerai quelques-unes avec vous dans ce fil (pas comme les autres). C'est parti! 🧶
1. Cette copie où je croise la mystérieuse ONG "Humman Rad Wash" 😱 (L3, Science politique)
2. Cette copie où l'étudiant est préoccupé: "Le gouvernement autoritaire renferme une connotation flippante" (L3, science politique)
Read 4 tweets
May 8
Beaucoup attendent le discours de Poutine du 9 mai. Mais celui de Zelensky le 8 mai (avec une version sous-titrée en anglais ci-dessous) rentrera certainement dans l’histoire, en tout cas pour nous les chercheurs. Fil 🧶1/8
t.me/V_Zelenskiy_of…
l’Ukraine a pris la décision en 2015 de commémorer la victoire contre le nazisme le 8 mai au lieu du 9. C’est à la fois une prise de distance par rapport à la mémoire soviétique de la guerre, et la volonté de s’inscrire dans un récit historique européen. 2/8
La symbolique de la commémoration avait changé, en interdisant l’usage des symboles soviétiques dans la commémoration officielle. Bien évidemment, cette politique mémorielle - controversée - était une réaction à la guerre de 2014, et une prise de distance avec la Russie. 3/8
Read 8 tweets
May 6
Je ne parlerai pas d'héroïsme. Cette vidéo me fait venir les larmes aux yeux. Parce qu'aucun homme ni aucune femme d'Ukraine n'aurait dû se retrouver dans cette guerre et dans ce sous-sol d'Azovstal. La beauté du chant et de la chanteuse rendent ça encore plus insupportable.
Le chant est initialement un hymne du mouvement nationaliste ukrainien, modernisé en 2017. Il serait resté dans les manuels d'histoire, s'il n'y avait pas eu l'agression russe et la guerre dès 2014. Bien évidemment, la Russie va s'en servir pour parler d'hymne néonazi.
➡️ Il faut bien comprendre que la réhabilitation du mouvement nationaliste (dont la facette sombre est bien connue) et de sa symbolique est une conséquence directe de la guerre. C'est la Russie qui en est responsable. Nous avons appris en Europe à ranger dans les livres ➡️
Read 4 tweets
May 4
J'ai écouté cet effroyable enregistrement de bout en bout. C'est insoutenable, ça retourne le coeur et l'estomac.
Mais c'est dans la toute dernière partie que j'ai l'impression d'avoir eu une clef de lecture. 1/6
Pendant plusieurs minutes, j'ai eu des doutes sur la véracité de l'enregistrement, tant le détail des tortures était présenté de manière claire, pédagogique, explicite, avec un son excellent, dans un russe très correct, sans une grossièreté chez le militaire. 2/6
Et puis, dans une dernière partie dont ni la traduction tweet, ni l'article ne parlent, le fils dit à sa mère: quand je rentrerai, on fera ça à papa. La torture de la rose. On commencera par son zizi. Puis ses doigts.
Et il décrit la manière dont il veut torturer son père. 3/6
Read 6 tweets
May 2
Il n'y a pas forcément de "date butoir" du 9 mai pour le pouvoir russe.
Le Kremlin n'a pas vraiment besoin de présenter une vraie victoire à la population. La bulle informationnelle russe a construit une réalité parallèle où tout sert le récit de la Russie victorieuse. 1/5
Allez, je vous fais le brouillon du discours de Poutine du 9 mai: "L'armée russe avance en libérateurs (rappelez-vous, la moitié des Russes est convaincue que son armée est accueillie sans hostilité par les Ukrainiens). Nous avançons, mais les néonazis restent puissants. 2/5
Ils sont soutenus et armés par l'Occident. L'adversaire s'est révélé encore plus coriace que prévu. Il cherche à détruire la Russie, à perpétrer un génocide contre la population russe. L'Occident est contre nous. Il y aura des sacrifices encore (va-t-il annoncer les pertes?) 3/5
Read 5 tweets
May 1
Le blé et le génocide. Vu d’Ukraine, ce qui se passe actuellement dans les territoires du sud occupés par la Russie, et notamment autour de Kherson, est une réminiscence macabre et une continuation de la Grande famine, qualifiée en Ukraine de génocide. Fil 🧶. 1/18
La Grande famine est pour l’Ukraine une grande tragédie et un événement fondateur de son identité. En 1931-1933, cherchant à écraser des paysans ukrainiens rétifs au régime sov., Moscou a organisé en Ukraine le "Holodomor", une famine artificielle. 2/18
devivevoix.com/livre-audio/la…
On estime à 4 à 6 millions le nombre de victimes de cette famine. Les paysans ukrainiens ont été enfermés dans leurs villages, gardés par l’armée. Toute la récoltes de blé et tous leurs semis ont été confisqués, de même que le bétail et les réserves. 3/18
cairn.info/revue-vingtiem…
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