Thread by @FoucPerotin

« La Nuit du 12 » Pourquoi je ne suis pas content. Thread. Plus tard dans le thread, des spoilers (si on peut parler de spoilers). Je risque les trolls VOIRE une shitstorm, mais bon, je m’en fous un peu, au départ. Il faut quand même dire les choses, hein. /1

J’ai pas lu les critiques, ni la presse, au moment où j’écris ce thread. Ainsi, je ne connais pas vraiment le contexte de la création du film, le projet. Mais je crois comprendre que c’est adapté d’un bouquin peut-être écrit par un flic. /2

C’est après la fin du film qu’un carton annonce que c’est « une fiction d’après des faits réels » Ce que j’appelle un carton un peu pute. Quelle est la part du réel et la part de la fiction ? au moment où tu lis le carton, tu sais pas. /3

Mon algorithme de spectateur, c’est d’arriver quand le film commence en en sachant le moins possible. Si j’ai lu vaguement quelque chose dessus, le mieux c’est de l’avoir déjà oublié, avec même une certaine détermination à l’oublier. En plus, comme je bosse tout le temps, /4

ces temps-ci, c’était assez facile. Donc je ne sais rien. Deuxième posture : neutralité bienveillante. Cette neutralité tiendra jusqu’au bout du film, ou pas. Ça, on sait pas. Mon problème, d’emblée, c’est qu’on te balance une carton avant le début du film, /5

AVANT que le film commence. « Il y a 800 enquêtes pour homicide en France chaque année. [n] (j’ai oublié le nombre) ne sont pas résolues. Ce film raconte une de ces enquêtes. » (en substance). M’enfin, qu’est-ce que tu me spoiles la fin quand ça commence juste ? /6

Voilà un film qui va raconter une enquête, manifestement en respectant la chronologie, et ce cinéaste de mes deux m’explique déjà que j’ai pas intérêt à me demander qui va commettre le crime (dans 3 minutes) parce que, faut pas rêver, je ne le saurai pas plus à la fin du film. /7

Sympa ! Bon, alors je me barre tout de suite ? MAIS NON ! Tu es à l’Utopia Bordeaux, et le film a le cachet Télérama, reste, on te dit ! D’ailleurs, heureusement, j’avais alors oublié l’accroche du tweet de Télérama, que je vous livre tout de suite. /8

« Le cinéaste Dominik Moll se saisit de la question du féminicide. » Ah OK. D’ailleurs après 3 minutes de film, une jeune fille marche dans la rue, pour rentrer chez elle après un dîner chez une copine. Un mec qui porte une cagoule l’aborde et l’appelle par son prénom. /9

Il l’asperge d’essence et y met le feu. La fille est en feu et elle court. Le lendemain on la retrouve morte. L’enquête commence. Maintenant, on va accompagner les enquêteurs pendant tout le film. À ce moment, j’essaye d’oublier un peu que je ne saurai pas qui l’a tuée. /10

Je suis d’une naïveté et d’une bonne volonté à toute épreuve quand je suis au ciné. Je me dis, bon si le whodonit n’est pas l’enjeu, ça doit être autre chose. Peut-être d’accompagner et de comprendre un peu mieux les flics, comment ils travaillent, leur vie. /11

D’ailleurs, localement le film est assez bon, bien écrit, bien interprété. Assez souvent, je me suis dit « cette scène est bien, c’est bien écrit ». Il y a un peu de too much, le pathos de la mère, des choses comme ça. /12

(de ce côté, on ne sera jamais à la hauteur de la mère dans Twin Peaks) C’est pas mal. Je me promène ainsi dans le film, en attendant de comprendre quel est son objet. Pour être sincère, je tique assez vite. Sur quoi ? sur les suspects interrogés. /13

On tique dès le premier, mais on tique surtout à mesure qu’ils se multiplient. Les suspects, ce sont tous les anciens amants de Clara (la victime s’appelle Clara) et elle avait souvent des relations pas très stables. Logique qu’ils soient suspects. /14

On les suspecte souvent assez mollement, mais ce sont bien les suspects, et les flics les interrogent. Nous, spectateurs, nous assistons à ces interrogatoires. Normal. Mais alors, quoi ? Alors ce sont tous des minables, qui n’en avaient rien à foutre de Clara. /15

Ce n’est pas tout-à-fair vrai, il y aussi un marginal un peu à l’ouest, et un barge qui a fait une fixette après le crime, sans la connaître. Mais les plus nombreux sont des minables dépourvus de sentiments, et qui ont couché avec elle sans amour et même en s’en foutant /16

Parce que Clara c’était une fille « pas compliquée ». Pas compliquée ou facile ? Échange entre flics pour préciser le sens de « pas compliquée » et le distinguer de « facile ». /17

La meilleure amie de Clara joue un rôle important. Elle balance les identités des amants, qui ont été nombreux, au compte-goutte, pour ne pas abîmer la réputation de son amie. C’est clairement une chic fille. /18

Coté flics, deux personnage principaux, interprétés par Bastien Bouillon, excellent dans ce rôle, et Bouli Lanners en vieux flic qui a des problèmes de couple. Plus tard, dans le film, une jeune flic brillante et subtile interprétée par Mouna Soualem. /19

Ces trois flics, la copine et une juge d’instruction (Anouk Grinberg) sont les personnages positifs du film. Les suspects sont des nuls et les autres flics sont souvent des beaufs. Certains sont des beaufs canoniques. /20

Et puis, à un moment, vers le milieu du film, la copine donne la clé : dans un café, alors qu’elle défend sa copine dont elle craint que le gentil flic ne se fasse une idée défavorable, à cause de ses nombreuses liaisons, elle lui balance, en colère : /21

« Elle a été tuée parce que c’est une fille, et c’est tout. » Moi, j’en sais rien, je ne connais pas le meurtrier (l’acteur qui l’interprète joue son rôle seulement pour le crime, et aucun autre des suspects) Mais c’est la clé du film. /22

Je m’en suis un peu voulu de ne pas l’avoir pas venu venir (c’est trop de candeur, et alors je frôle la connerie) C’est un film PLAIDOYER ! Et avec cette idée, tout s’articule parfaitement. Le suspens de whodonit neutralisé d’emblée. /23

Les personnages positifs qui s’opposent à une cohorte de nullos, dont tous les anciens amants, tous suspects, et les flics beaufs. Dans ce contexte favorable, la clé nᵒ 2 est livrée par le bon flic : « On ne sait pas qui a fait ça, mais tous auraient pu le faire. » /24

Avec ces deux phrases, on a l’intégralité de l’objet du film :
– elle a été tuée parce que c’est une fille,
– chacun (de ses anciens amants) pourrait être l’auteur du crime.
Pas de bol pour moi, quand j’ai compris : ça m’emmerde les plaidoyers au ciné ! (to be continued…) /25

En novembre 2017, je me suis intéressé aux homicides conjugaux, à partir d’un article de M que j’avais trouvé passionnant sur le travail de la légiste Alexia Delbreil. Les féminicides sont essentiellement des homicides conjugaux, typiquement au moment d’une rupture. /26

https://twitter.com/FoucPerotin/status/934718169423532035

Le phénomène des homicides conjugaux doit être distingué de celui des violences conjugales : la plus souvent, l’homicide n’est pas précédé par des violences physiques répétées. Ça existe aussi, naturellement, mais ce n’est pas le cas le fréquent. /27

J’ai beaucoup râlé de voir les cas de féminicides instrumentalisés par les militantes qui luttent contre les violences faites aux femmes. Faire volontairement la confusion, pour émouvoir plus, c’est ne pas rendre service aux femmes en danger qui n’ont jamais été frappées. /28

Mon popos n’a pas été compris, et les militantes que j’ai interrogées sur ce sujet ne m’ont jamais répondu. Fin de la parenthèse. La galerie de portraits d’hommes médiocres présentée ne nous dit rien du féminicide, ni d’ailleurs des violences faites aux femmes. /29

Un des amants suspects est un homme violent, qui a salement amoché une ancienne compagne. Le scénario en fait un suspect plus suspect que les autres de l’assassinat prémédité, au point de faire perdre tout respect de la procédure au flic interprété par Bouli Lanners. /30

C’est un lieu commun qui ne correspond pas à la réalité décrite pas Alexia Delbreil, et ça ne colle a fortiori pas avec l’assassinat atroce de sang froid dont parle le film. Je crois (sauf si j’oublie qq chose) qu’il n’est jamais question de violences physiques sur Clara. /31

(avant l’assassinat) de la part d’aucun de ses amants. C’est même le contraire : c’est une fille « pas compliquée » et ses amants sont en général peu investis dans la relation. Le bad boy rappeur l’a probablement été plus que d’autres, puisqu’il a nourri un chanson violente /32

… de son ressentiment, ou plutôt, est-on tenté de penser, de la mise en scène complaisante du fantasme d’un ressentiment, dont on sent, à ses explications poussives, que c’est peut-être odieux dans l’énoncé, mais très sérieux pour son auteur lui-même, du folklore de con. /33

Clara est une fille intelligente et joyeuse, selon les propos de son père, et jolie, jolie enfant, séduisante jeune fille. Personne ne paraît lui en vouloir de rien, mais les types sont des cons et pas un ne semble être vraiment tombé amoureux d’elle. /34

En dehors, sans doute, d’un marginal plutôt repoussant et d’un fou qui a fait une fixette après sa mort depuis son HP. Quelqu’un l’a tuée, assurément, de la plus horrible manière et en préméditant son geste, mais nous ne savons rien de lui, de son histoire, de ses motivations /35

Il est le point aveugle du film. Que veut nous dire le film, alors ? Que peu importe qu’il est, qu’il est la résultante de tous les connards que Clara a rencontrés dans sa vie. Le plaidoyer s’est transformé en idéologie : voyez tous ces connards. La toxicité systémique ! /36

Des médiocres, sans une once de sentiment, qui profitent des bonnes dispositions de cette fille, quand ce ne sont pas des fous. Voyez ce que ça donne ? Un jour elle est tuée par un qui est un peu pire que les autres, dont pas un ne rachète l’autre. /37

De l’idéologie à la tonne, mais excusez-moi, de la bonne vieille morale réac en filigrane. Vous ne la voyez pas ? Moi si. Cette fille qui s’est fait tuer était une fille « facile ». On prend un max de gants pour le dire sans le dire, pour dire qu’on ne le dit pas. /38

Vous voyez bien qu’à force de se donner trop facilement, pas un des ces amants ne la respecte ni ne tombe amoureux d’elle. Le film souligne bcp que tous ces mecs sont des minables, qu’il ne veut pas dire ce que je viens de décrire. Mais tu parles ! Il le dit, et il le répète. /39

Sinon avec un peu de tendresse et d’humanisme, on aurait peut-être trouvé parmi ces amants un gentil, un amoureux sincère et attentif qui l’aurait comprise (même sans que ça marche entre eux, pour je ne sais quelle raison). Mais non ! pas la place pour ça dans le dispositif. /40

Il y a juste la place pour un flic qui est un ange, plus fort que ceux de Himmel über Berlin, un type sans parents, sans vie sentimentale, sans ami (sauf son vieux collègue) un pure esprit, qui se pâme une fois devant une juge féministe d’âge canonique. Quel contrepoint ! /41

Dans ce film, les gentils n’ont pas de vie sentimentale et pas de vie sexuelle. L’abstinence et le vélo comme remède à la saloperie universelle des mâles. Belle perspective ! C’est un drôle de plaidoyer qui rate toutes ses cibles. Bon, j’arrête. /42 – FIN

Au [33] * mais pas très sérieux pour son auteur.

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