« Encore deux ou trois semaines »
(ou comment tenir six mois)
L’un des personnages les plus hauts en couleur que cette guerre a fait émerger sur la scène politique ukrainienne est Aleksei Arestovich. 🧶1/11
Personnage au parcours flou et un peu fou, sans fonction institutionnelle claire, souvent présenté comme « conseiller auprès de l’administration présidentielle », Arestovich est pourtant devenu influent auprès d’un grand nombre d’Ukrainiens ordinaires. 2/11
Ses chaînes YouTube et Telegram, où il commente quotidiennement l’avancement de la guerre, sont très suivies. Arestovich est adulé par certains, détesté par d’autres. La fonction qu’il s’est attribuée est très claire: psychothérapeute des Ukrainiens. 3/11 lnk.bio/alexey.arestov…
Arestovich, me disait une amie ukrainienne, c’est comme une berceuse pour adultes, comme un conte avant de dormir. D’une voix apaisante, presque hypnotisante, il chuchote aux Ukrainiens, soir après soir: ne vous inquiétez pas, je sais que c’est dur, mais tout ira bien. 4/11
Dès le début du conflit, il a répété souvent dans ses vidéos: « encore deux-trois semaines, et ça va se renverser ». « Il faut tenir encore deux-trois semaines ». Jour après jour, puis mois après mois. Six mois, par tranches de deux à trois semaines. 5/11
La phrase est devenue un mème. Ici, l’enseigne du salon de massage « Arestovich » qui propose de vous libérer du stress et des douleurs en « moins de deux-trois semaines ». Les Ukrainiens ont beaucoup d’humour, et Arestovich (qui a partagé l'image) se moque aussi de lui-même 6/11
Le personnage est passionnant et un peu trouble, et mérite qu’on s’y penche un jour. Mais ce n’est pas de ce dont je voulais parler (bravo, Anna, sept tweets pour arriver au fond de ton propos). Personne n’était bien évidemment dupe des « deux à trois semaines ». 7/11
Pourtant, les Ukrainiens avaient besoin de l’entendre, besoin de ce pieux mensonge pour pouvoir tenir. Si on leur avait dit « dans six mois, vous serez encore loin de la fin de la guerre », cela n’aurait pas été humainement tenable. Il fallait un horizon et un espoir. 8/11
On peut trouver en soi des forces surhumaines pour deux à trois semaines, mais pas pour une guerre longue, pas pour celle dont on ne voit pas le bout. Comme les Ukrainiens, je regardais de temps à autre en douce Arestovich pour me dire: « allez, tiens encore un petit peu ». 9/11
En me retournant sur ces 6 mois de guerre, j’ai l’impression qu’un siècle s’est écoulé. Je me demande comment ils ont tenu, comment ils tiennent encore, comment ils vont tenir. J’ai beau répéter qu’on s’attendait à la résistance populaire, au fond je trouve ça incroyable. 10/11
Quand on me pose aujourd’hui la question « comment voyez-vous la suite de la guerre? », ça me coupe un peu le souffle. Et au fond, la seule manière acceptable que j’aie de répondre, celle qui dénoue le noeud dans le ventre, est celle-là: « encore deux-trois semaines… »
11/11 🧶
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Quelques remarques sur la signature par le président russe d’un décret qui augmente les effectifs de son armée de 137 000 hommes environ.
a) rien d’exorbitant des pratiques ordinaires. Les effectifs cibles de l’armée sont définies périodiquement par décret présidentiel 1/8
b) Pour donner un ordre de grandeur, cette augmentation correspond grosso modo au nombre de conscrits appelés annuellement sous les drapeaux. C’est un objectif assez ambitieux, même dans une situation où le soutien à la guerre est important et les militaires sont bien payés. 2/8
c) On peut s’attendre à l’intégration des « bataillons territoriaux » de volontaires (formés très récemment) dans l’armée, ça c’est la voie facile. Elle sera bien vue par les autorités régionales qui n’auront plus à les financer depuis leur budget. Mais ça ne suffira pas. 3/8
Parler d’un projet poutinien de « restauration de l’URSS » ou de « restauration de l’Empire russe », formules chéries de nos commentateurs, est une erreur, explique la chercheuse Marlene Laruelle. Papier à lire jusqu’à la fin où elle en vient à l’Ukraine. ponarseurasia.org/imperializing-…
« Reading Putin’s Russia projecting itself as an empire by design is analytically mistaken: the empire has been a progressive reinvention of the country’s political and territorial identity, implemented because the other projections of Russia’s great-power status have failed. »
« interpreting the quest for territorial expansion in Ukraine as pure imperialism for the sake of just getting bigger is also misguided: not every territory is worth reconquering. The Kremlin is not interested in reintegrating Central Asia, for instance »
Quand on discute de l'interdiction de visas UE pour les Russes, il faut garder en tête (mais ça a sans doute déjà été dit - mon suivi est approximatif en ce moment) que ça ne concernera qu'une minorité de Russes. Quelques chiffres ici. 1/8 🧶
Entre 60% et 70% des Russes n'ont jamais quitté leur pays. Ces chiffres sont assez stables dans toutes les enquêtes quantitatives, même s'il y a parfois une ambiguïté pour savoir si les anciennes républiques de l'URSS sont perçues comme un "voyage à l'étranger". 2/8
La plus récente est cette enquête du FOM début août à laquelle je ne ferais pas vraiment confiance, tellement on lit derrière le message des autorités "interdiction des visas = même pas mal" 3/8 fom.ru/Kultura-i-dosu…
La temporalité de la guerre 3: côté pouvoir russe. Il est bien plus difficile de comprendre l’inscription de la guerre dans le temps pour les élites russes, car la prise de décision au Kremlin est de plus en plus opaque, et le but de la guerre est une cible mouvante. 🧶1/16
Par rapport aux fils précédents, je me sens beaucoup plus profane sur celui-ci, car il ne nécessite pas des compétences de sociologue, mais de kremlinologue, que je n’ai pas. Que les lecteurs n’y voient que des hypothèses. 2/16
La seule certitude que nous ayons, c’est celle de cette phase initiale où la guerre était pensée comme une opération éclair, à l’image de celles que la Russie a pu mener ailleurs. Mais même là, on manque cruellement de précisions et de détails. 3/16
Rien ne m’étonne dans cette enquête du Insider qui a eu accès aux mails de plainte adressés au Parquet militaire par les proches des militaires russes qui combattent en Ukraine. J’ai étudié pour ma thèse plusieurs centaines de cas semblables. Fil 🧶1/10
Refus d’investiguer la disparition d’un soldat, refus de soins, conditions inhumaines, contrat signé par la force, maintien illégal sur le front, refus de prendre en compte la rupture de contrat par le militaire, violences. Rien que du déjà vu. 2/10
D’autres informations qui filtrent sont non pas plus étonnantes, mais plus inédites. Le recrutement des volontaires dans les colonies pénitentiaires n’est pas une pratique totalement nouvelle, mais elle a rarement été aussi explicite et organisée . 3/10
La temporalité de la guerre côté russe.
Comment la Russie inscrit-elle la guerre contre l'Ukraine dans un horizon temporel? Très différemment des Ukrainiens, et avec une distinction forte entre les dirigeants et la population. D'abord, la population russe. 🧶1/14
Si pour les Ukrainiens, la guerre est un élément central qui abolit quasiment le quotidien, pour les Russes ordinaires, cette guerre reste aujourd’hui lointaine. Elle est un élément parmi d’autres de la vie ordinaire, secondaire, parallèle à d’autres activités. 2/14
Mis à part quelques épisodes d’explosions et tirs dans les régions frontalières, la guerre ne se déroule pas sur le territoire russe. Il est toujours interdit d’utiliser le mot « guerre », ce qui se déroule en Ukraine reste une « opération spéciale » complexe et lointaine. 3/14