Grégoire Orain Profile picture
Nov 20, 2022 38 tweets 9 min read Read on X
Ce soir, une lecture un peu particulière : le récit d'évasion de mon grand-père, en 1943, alors qu'il était prisonnier de guerre en Allemagne. Un long thread. ⏬
C'est un document précieux pour ma famille. Mon grand-père l'a dédicacé à son dernier fils qui n'est autre que mon père. Il a dactylographié au propre 36 pages de notes en 1944. Le style est vieillot, mais enlevé, avec une sacrée maîtrise de l'imparfait du subjonctif ! Image
Joseph Orain est fils de métayer. Comme il n'est pas l'aîné, il sera prêtre : il fait le Grand Séminaire de Nantes, étudie la théologie. Ce n'est pas sans importance : l'Église interdisait à ses futurs prêtres d'être officiers dans l'armée de "la Gueuse". Il sera sergent.
En 1937-38 il fait son service, prolongé par l'entrée en guerre. En 1940, il se bat à Foug, à côté de Nancy. On s'y bat encore alors que Paris est occupée. Il est fait prisonnier le 19 juin.
En 1943, il a déjà été baladé de Stalag (camp de prisonniers) en Stalag pour avoir plusieurs fois tenté de s’échapper. Il échoue au Kommando X255 à Bug, sur l’île de Rügen, en Poméranie. Comme il a pensé à vous, il a dessiné des cartes. Image
C'est très joli Rügen. A l'époque c'est quasi intégralement un camp militaire, avec des hydravions, des tours de guet, des bases de DCA. Aujourd'hui on peut y déguster des glaces en bronzant au bord de la Baltique. Image
Rügen est une île pour récidivistes de l'évasion. Avec beaucoup d'humour, mon GP raconte comment le chefaillon du camp, le "kommando-führer" Mierau, est sûr que personne ne s'en échappera.
Il raconte les brimades, les soldats allds qui, bien contents de cette planque qui leur évite le front russe, font du zèle, saccagent les effets personnels, les empêchent de dormir…
La nuit, des chiens sont lâchés dans la cour, les vêtements confisqués. Des barbelés partout.
Les prisonniers font des activités qui servent surtout à les abrutir : approvisionnement des bases en charbon, exercices de pas cadencé en pleine nuit. Et surtout, on les envoie en bateau pour faire des travaux de bûcherons en forêt.
Les prisonniers sont 8 dans ce petit bateau rapide, les Allemands 4 : deux gardes, un pilote, un mécanicien. Parfois, des civils, des femmes, se joignent à la traversée.
La Suède, neutre, est à 100 km au nord. Tous les prisonniers le savent. Les Allemands le savent. Un pilote les nargue même en expliquant qu'il serait simple de prendre ce bateau et de s'échapper. Pure provocation, toute la côte est patrouillée, la mer est minée.
Mon GP et ses camarades décident pourtant qu'il faut passer à l'acte. Mais pour réussir : 1) il faut connaître la conso de la vedette, 2) que le réservoir soit suffisamment rempli 3) planifier la route et 4) ils ne veulent pas de femme à bord.
"Se colleter entre hommes est une chose, attaquer une femme, la coucher à terre en est une autre. D'abord, nous ne sommes plus entre soldats. Et puis, une femme, ça peut crier, se débattre, piquer une crise de nerf ou tomber en pamoîson comme une fleur…" 😶 Image
Et puis les prisonniers ne veulent pas non plus tuer les Allemands. Pas par bonté d'âme, mais parce que s'ils sont repris, ça jouerait en leur faveur…
Mais voilà, un jour le moteur ne marche pas, un autre des femmes font la traversée… "Cette attente effrite insidieusement la volonté. Les 1ers jours, la détermination de tous était sans faille. À mesure que le temps passe, on prend mieux conscience des risques." Image
Un jour, plus de navette : elle a été remplacée par la F.I.D. 102, un gros machin de 45 places, très difficile à dissimuler aux regards des garde-côtes. Maigre avantage : au lieu d'être 8, ils seront 11 prisonniers à bord. Mon GP la dessine un an après, de tête. Image
Mon GP consigne tout : les débats interminables entre prisonniers sur l'itinéraire, la malchance qui les poursuit, les tentatives avortées : un jour ils doivent rentrer plus tôt, un autre le brouillard se lève, une autre un des prisonniers craque…
Le 1er novembre 1943, ils sont prêts pour une nouvelle tentative. Il faut partir le plus tard possible pour profiter du soir qui tombe. Un se plaint d'une colique, ils font semblant de perdre des vêtements, de se battre. Quand ils partent enfin, il n'y a qu'un garde et un civil Image
"La voix de Robert commande :
'À vos places ! Préparez-vous !'
D'un air dégagé, innocent, chacun se rend à son poste. Des automates. Plus de réflexion, plus d'hésitation. Il n'y a plus qu'une volonté, qu'une machine aux rouages bien montés. C'est l'heure d'agir."
Mon GP a consigné les positions de tout le monde à bord. Image
Je vous laisse la page qui raconte comment ils ont maîtrisé les soldats et le civil à bord. On y lit le soin apporté aux Allemands : ils disent tout de suite qu'ils ne veulent pas les tuer, distribuent cigarettes et chocolat, se soucient que les liens ne soient pas trop serrés. Image
Rétrospectivement, mon GP paraît maxi sûr de lui… "Quant aux mines, cela fait partie des risques à courir. Notre coque en bois n'attirera pas les mines magnétiques ; (...) et nous avons bonne chance de passer à travers."
La passe qu'ils doivent franchir fait 50 MÈTRES de large. Ils doivent longer la côte pendant DEUX KILOMÈTRES, et elle est "hérissée de postes de surveillance, de hangars, de bâtiments militaires". "Ça y est, on nous tire dessus". Image
"Une rafale de balles traceuses coupe notre route accompagnée, sur notre droite, d'un crépitement de mitrailleuses… Un tir de semonce ? 'Tant pis ! On passe quand même ! Que tout le monde s'aplatisse !'"
Encore une rafale presque sur nous. Puis soudainement, plus rien. (...) Nous venons de nous en rendre compte, nous avons tout simplement traversé un tir d'exercice. Les soldats de la Seeflie-gerhorst viennent s'entraîner sur des cibles placées le long de la côte."
Le bateau poursuit sa course. Ils comptaient se diriger à la boussole, mais ils n'y voient rien, et s'ils allument la lumière du tableau de bord, ils allument aussi les feux de position… Ils décident donc de naviguer aux étoiles. Il y a du brouillard, mais bas. "Le temps idéal."
"Privés de boussole, avec les étoiles pour seuls repères, nous sommes moins sûrs de bien garder le nord. Or, il suffirait d'un écart d'une vingtaine de degrés pour que nous nous retrouvions sur la côte danoise." (Le Danemark est occupé par l'Allemagne nazie).
La vedette fait du 12 km/h, affirme le mécano allemand. Il y a 100 km à parcourir. A bord, tout le monde est malade, prisonniers compris. A chaque lumière au loin, la peur de tomber sur un navire allemand. Après 4 heures de traversée, des phares sont en vue. La Suède ?
Il faut immédiatement se signaler par un drapeau blanc pour approcher des côtes. Il n'ont pas de drapeau. "Deux camarades enlèvent leur chemise. Encore que la blancheur de cette lingerie laisse un peu à désirer, nous la fixons au mât de la vedette." À 11h50, ils lâchent l'ancre.
Au matin, des barques s'approchent. "Aucun de nous ne possède la moindre notion de suédois. (...) Maurice va jouer le polyglotte. Son vocabulaire n'est pas riche, mais il est suffisant ; il ne sait qu'un mot, "Svenska" (Suédois)."
"Du plus loin que nous pouvons nous faire entendre, Ramond interroge. "Svenska ?" "Ia ia, Svenska ! Goddag ! " C'est dans notre bateau une explosion de joie délirante. Je me retourne, triomphant : "Alors, vous y croyez cette fois ?" Le sourire de tous les visages me répond."
Une fois en Suède, mon grand-père voudra rejoindre les Forces françaises libres. Le transfert prend du temps, et le temps qu'il rejoigne l'Angleterre, puis un bataillon Français, puis la France, on est en avril 1945. Il est démobilisé. Il ne sera jamais prêtre.
Je lui laisse le mot de la fin.

"Plus indélébile que le KG imprimé sur nos vêtements de prisonniers est la cicatrice dont la captivité a marqué nos âmes. Mais la plaie est fermée et la vie a repris avec un sang plus jeune et plus chaud."
"La vie a repris pour nous un matin d'automne, en un petit coin perdu de la côte scanienne… Le jour où nous avons cessé d'être des esclaves !"
Mon GP y ajoute deux dédicaces. Une pour ses 10 compagnons, dactylographiée. Et une à mon père, de sa main. Il est mort en 1995. ImageImage
En annexe de ces documents, on en trouve deux autres. L'un est une lettre touchante adressée à ma grand-mère à la mort de Joseph, de l'un des co-évadés. J'ai préféré ne pas la reproduire, c'est la correspondance de ma grand-mère, elle lui appartient.

L'autre est datée de 1974, envoyée par le ministère des pensions. Elle reconnaît que mon GP a le droit à ... des annuités pleines, MALGRÉ son évasion. S'il était resté au camp, ce n'aurait pas été un sujet, mais s'évader lui faisait perdre sur sa retraite. 🙃
Je voulais le préciser et j’ai oublié : voici ce que mon grand-père dit du sort des Allemands. « Nous n’allons quand même pas nous serrer la main !… » Image

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