Depuis 9 mois, le monde occidental se rend compte que ce qu’il considère comme allant de soi dans leur équipement militaire n’est pas forcément applicable à l’est de Vilnius ou à l’ouest de Taipei.
Un petit fil 🧵
Il y a une petite musique récurrente sur twitter depuis février sur l’électronique russe. Pas mal de fantasmes - des histoires de trafics et d’une armée qui pille des lave-linges pour équiper ses missiles. Un sujet qui arrive même aux hautes instances européennes @DamienLicata
Je ne pense pas apporter de grosses réponses ici, je ne suis pas journaliste d’investigation, mais juste quelques éclairages de la part d’une petite main de l’électronique.
Géopolitique de l’électronique 3 : Bagarre et sanctions
Où l’on parle de standards et de restrictions d’exportation
J’aimerais vous parler un peu de ce qu’on considère comme un composant militaire. Historiquement les armées américaines et françaises ont été les premières à adopter des standards militaires propres, pour permettre une bonne interopérabilité et donc une bonne logistique.
En France, un bon exemple est la Régie des Poudres et Salpêtres, créée par le chimiste Lavoisier. L’objectif est d’avoir des munitions qui fonctionnent quelque soit le fusil (du calibre correct) que vous utilisez, et qui fonctionnent assez bien pour buter du prussien/anglais.
Et bien l’électronique, c’est pareil. Il a fallu en premier lieu des standards d’interopérabilité (pour pouvoir brancher votre combiné de radio sur la radio qui va avec), et ensuite de qualité (pour que la radio ne tombe pas en panne alors que vous bombardez un allemand)
Aujourd’hui, on suit principalement les standards (exigeants) US, aussi appelés les MilSpecs. Ces standards se sont imposés car ils se concentrent sur l’aspect résultats (en performances ou en qualité) plutôt que la conception elle-même.
En gros, ils sont faits pour que tous les fabricants aient la même base de qualité et de performances dans leurs composants - une fois qu'ils respectent ça, les concepteurs sont libres de proposer mieux pour faire plaisir au service du matériel en question.
Je vais prendre deux exemples simples : le standard MIL-STD-105E (aujourd’hui obsolète mais très utilisé dans le civil) spécifie l’échantillonnage des contrôles qualité sur la ligne de production. Le MIL-STD-810 spécifie la performance de la résistance environnementale.
Le MIL-STD-810 va donc être un standard à prendre en compte à la conception et à la qualification du produit (une radio militaire et ses sous-composants, par ex.), qui va devoir répondre à des besoins en termes de vibrations, de résistance climatique, de choc, etc.
Le MIL-STD-105E spécifie quelle proportion de vos composants (ou assemblages) doivent être testés à la fin de la ligne de production (sans spécifier les tests, car ils dépendent du produit en question) pour être acceptables par le service du materiel.
(ici version D)
En français commun on parle de standard de fiabilité pour le premier, et de qualité pour le second.
Donc, pour considérer qu’un composant soit “militaire”, il faut qu’il satisfasse à ces standards (et il y en a beaucoup, sur beaucoup de sujets).
Et c’est aussi pour ça que les composants militaires sont généralement chers. Il y a un gros tas de vérifications à faire : ça coûte du blé, et ça restreint la concurrence à ceux qui veulent s’embêter à le faire (la boite pour laquelle je bosse aujourd’hui ne le fait pas, par ex)
C’est aussi pour ça que les composants des équipements estampillés militaires sont généralement un peu vieillots en termes de performances, même à la sortie : seules les technologies un peu vieilles et donc rodées passent les exigences de qualité et de fiabilité.
Pour vous donner un exemple simple : le nœud technologique actuellement en “risky production” de TSMC ne finira pas dans un MIL-STD avant quelques années. Tout simplement car vous ne voulez pas forcément d'un très bon processeur qui de temps en temps se coupe sans raison.
Et donc, au fur et à mesure de l’intégration de l'électronique au sein des machines de guerre occidentales, on a vu cette “électronique de luxe” représenter ce qui se fait de plus fiable. La carte-mère de mon PC domestique, par exemple, avait un marketing MIL-STD.
Petit aparté : les standard de qualité pour l'automobile ou certains autres secteurs critiques sont en fait encore plus sévères.
Dans la connectique, l'appellation “connecteurs militaires" vissés sont en fait généralement les “IEC metric screw sized”, ou connecteurs M. Ils sont globalement capable de respecter les standards environnementaux des MIL-STD, mais n’ont rien de particulièrement militaire.
En réalité, leur utilisation la plus commune est l’électronique industrielle. Et de nombreux fabricants ne respectent pas les standards d'échantillonnage, ou tous les standards de fiabilité, pour des questions de coûts, ou parfois à la demande de leurs clients
Ceci étant dit en occident (Taiwan, Japon et Corée du Sud compris) l’électronique militaire a une réelle séparation du civil. Ce sont des productions avec des contrôles différents, des conceptions et qualifications spécifiques, et donc une assurance de fiabilité et de qualité.
Mais ça, c’est parce que les usines pour lesdits composants sont dans cette zone géographique.
Imaginez maintenant que vous êtes un pays qui n’a pas vraiment d’industrie électronique capable de cette qualité et fiabilité et qui veut s’armer.
Vous pourriez monter une filière, mais c’est horriblement cher, et vous avez un yacht à vous payer. En plus, n’importe qui avec un cerveau capable de comprendre ça se barre du pays.
Vous pourriez acheter des composants MilSpec directement aux autres pays. Mais ça présuppose avoir de bonnes relations avec ces pays, et ce n’est pas discret. C’est d'ailleurs ainsi que dans le gros bloc occidental, tout le monde s’achète et se vend du composant MilSpec.
Ce qui est très bien : ça permet à chacun de se spécialiser dans des catégories de composants pointus, fiables et performants, que la demande d’un seul pays ne pourrait pas forcément financer.
Mais si vous vous positionnez comme un adversaire de ce gros bloc, et bien c’est moins simple. Même en temps de paix, acheter ouvertement des centaines de milliers de composants pour faire des missiles, c’est pas terrible.
Pire, si vous achetez ouvertement du MilSpec, ça donne à vos ennemis des informations exactes sur ce qu’il est suffisant de sanctionner, si un jour vous devenez menaçant.
Tout ça, les ingénieurs russes ou iraniens en ont pris note. Même nous on fait gaffe à ce genre de trucs dans le civil, alors laissez-moi dire que les concepteurs de Shahed ou de Lancet le savent.
Du coup, privés de MilSpec occidental et pas assez de budget pour faire des composants maison, ils ont fait quelque chose de très malin : ils ont fait croire qu'ils fabriquaient des dispositifs civils.
C'est là où je ne suis pas d'accord avec @WaelPascha
Ce n'est pas amateur ou fait dans la précipitation : pendant 3 décennies, l'Iran et la Russie ont conçu et fabriqué en masse des appareils militaires avec des composants purement civils et identifiés comme tels.
C'est volontaire, et plutôt malin.
Le genre de composants que vous pouvez retrouver dans une carte de contrôle industrielle sans problème.
Le genre de composants que vous pouvez vous procurer chez des vendeurs tout à fait honnêtes.
Si on prend le composant le plus cher de la wanted list du procurement russe qui a leaké il y a un moment (un FGPA Intel Altera), c'est un composant qui est très souvent utilisé dans les équipements civils pour lesquels développer un processeur dédié serait trop cher.
Entre un module de traitement de signal d'un scanner industriel à petite série et celui d'un radar de système S-300, la base reste proche, par exemple.
De l'autre côté de la liste des puces, vous avez des puces d'amplis totalement standard qui existent dans des tas de cartes de contrôle de moteurs électriques, et des connecteurs industriels sans MilSpec.
Notez bien, sur n'importe quel distributeur d'électronique, vous pouvez acheter du MilSpec. Ils ne l'ont explicitement pas fait.
Dans la carte du Shahed ci-dessous, on voit même que le circuit imprimé est générique et qu'il y a des tas d'empreintes laissées vacantes. On voit aussi les points de colle pour renforcer les points faibles
L'autocollant "QC Pass" me fait même dire que cette carte a pu être assemblée par un EMS civil (en Chine ou en Inde, par ex.) qui ne savait rien de la destination militaire de la carte.
Je peux même vous dire qu'il y a des composants de cette board de drone militaire iranien qui ont été vendus alors que leur fabricant le distribue avec la mention "not for military use" et un embargo vers l'Iran.
Et ça je le sais : quand je les ai vus, je suis allé vérifier si j'avais bien mis ces règles.
Bref, qui que soit le concepteur de cette board, il a tout fait pour pouvoir la produire même sous sanctions militaires.
Et ça, ça pose deux questions :
1 - Est-ce qu'il fallait aussi des sanctions civiles sur ces composants (au prix de punir la population) ?
2 - Est-ce que les sanctions peuvent marcher si elles ne sont pas suivies par tous ?
Pour le 1-, malheureusement les derniers mois nous ont prouvé que oui. Et l'étau se resserre sur la Chine pour l'électronique haute performance et la production de puces avancées. Mais on en parlera plus tard.
Pour le 2-, on voit que malgré les efforts russes et iraniens pour éviter les sanctions, on commence à recenser une filière de cannibalisation d'autres équipements, de l'électroménager principalement. Donc les sanctions civiles, mêmes partielles, marchent
Le voisin chinois n'a pas particulièrement l'intention d'aider les russes à acheter des amplis allemands ou des processeurs américains.
Et pourtant c'est un peu ça le côté génial (dans le schlag) de la conception de ces systèmes d'armes : ils sont conçus spécifiquement pour être sourcés en faisant de la récup. Ce sont spécifiquement des composants communs, génériques.
Ceci étant dit, ça leur coûte maintenant très cher, car ils sont obligés d'acheter des équipements entiers pour récupérer des pièces. Je ne crois pas, par contre, que les services russes aient l'organisation suffisante pour trier, démonter et utiliser ce qu'ils pillent en Ukraine
Par contre, les vols d'électroménager en Ukraine seraient-ils un signal faible d'une cannibalisation de masse du parc d'équipements russe ? Ou juste de la misère de certains coins du pays ? Je ne sais pas trop.
D'un côté vous avez l'Ukraine qui a accès à une manne de composants illimitée pour finir ses designs et créer des drones militaires à foison. De l'autre côté des russes qui volent des caméras en Scandinavie pour équiper des Orlan.
Parce que les réseaux criminels russes sont aussi mobilisés pour ça, les arrestations dans les pays nordiques de réseaux qui démontaient des radars routiers pour revendre les pièces en russie tendent à le prouver. Ils se font de l'argent, et aident l'effort de guerre. Dangereux
Bref, les russes ont mis en place une résilience de production, ils le paient en étant moins fiables et moins performants, mais bon, la masse de mobiks compensera, hein ? De toutes façons, c'est une opération de 3 jours.
En conclusion, que peut-on tirer de ces derniers mois ? Premièrement, qu’il est possible de monter une industrie de l’armement sur des composants qu’on voudrait civils (n'est-ce pas, RPC?). Deuxièmement, que la Russie ne s’attendait pas forcément à des sanctions aussi drastiques.
Dans le cas contraire, elle aurait fait des stocks. AMHA, ils s’attendaient à des protestations de principe d’un occident gêné par une défaite rapide de l’Ukraine. Troisièmement, l'ingénierie d’évitement des sanctions permet quand même à la russie de se procurer des composants.
Quatrièmement, c’est résilient sur le moment. Mais est-ce résilient sur la durée ? Pas sur : de nbx composants sur les listes de chips sont obsolètes, et les fabricants civils (ex: moi) ont placé la Russie sur liste noire et les contrôles sont plus fins (pour les FPGA par ex.).
Mais cette guerre de l'électronique, toute importante et illustrative qu'elle soit sur l'importance de la chaîne d'approvisionnement en composants, n'est finalement qu'une anecdote.
Parce que la vraie guerre de l'électronique, la vraie cassure par rapport aux 30 dernières années, a commencé cet été. Et ce n'est pas beau à voir.
Mais ça on en parlera une prochaine fois
FPGA* pardon
Vous pouvez retrouver une des listes de composants recherchés par l'armement russe ici, si vous êtes curieux. politico.eu/article/the-ch…
Morale de l'histoire, inspirée par @WaelPascha : l'armement russe a essayé de se faire plus gros que le bœuf, et comme dans la fable, ça ne se passe pas bien.
Pour ceux qui ne connaissent pas la structure d'approvisionnement allant du silicium, du plastique et du cuivre au système radar :
Hors-Série : transistors et rayonnements ionisants
Ce matin, la délicieuse @krakramille a posté un fil sur le calcul informatique à grande échelle et les perturbations par particule isolée (single upset event). Du coup, un fil improvisé pour expliquer comment ça marche
Déjà, je vous ai un peu menti. Je vous avait dit dans un vieux fil que je savais pas dessiner un transistor. En fait c'est faux
Un transistor, c'est un robinet à électrons. Ici, je vais vous parler de transistor à effet de champ (FET) dans une technologie metal-oxyde-semiconducteur (MOS). On parle de MOSFET, ou assez. Et dans le schéma ci dessous, si on inverse les couleurs ça fait un CMOS.
Le photovoltaïque divise : source d'électricité du futur pour les uns, gaspillage d'argent et de materiaux pour d'autres. La réalité est quelque part entre les deux. Moi-même je suis divisé, d’ailleurs, mais il est clair que le solaire est là pour longtemps.
Ce fil m'a été soufflé par notre Jo national, devant son incrédulité à l'échauffement des panneaux photovoltaïques et l’assurance de son propos malgré des connaissances nulles à ce sujet. Ce qui m'a amené à me dire : mais au fait, est-ce que les gens savent ce que c'est ?
A tous seigneurs tous honneurs, ce fil est largement inspiré (voire un peu plagié) des cours de technologie photovoltaïque de M. Lemiti et de physique du solide de B. Masenelli de l'Institut National des Sciences Appliquées de Lyon.
Alors comme ça, STMicro et GlobalFoundries ont annoncé construire une nouvelle fab ensemble, sur le site de Crolles près de Grenoble ?
Mais c’est incroyable, et je pèse mes mots : ça n’a que 5 ans de retard !
Petit résumé de la situation :
A ma gauche, STMicrolectronics.
Fusion d’une bonne partie de la microélectronique française, anglaise et italienne, fondé dans les années 50 coté 🇮🇹 par un partenariat avec Fairchild et coté 🇫🇷 dans les années 70 par un partenariat entre le @CEA_Leti et Thomson
Ces parties sont regroupées en 1987 dans la société SGS-Thomson, qui rachètera quelques boîtes anglaises avec qui bossait la partie italienne, et qui trouvera son nom actuel en 1998.
On pense souvent que les gens qui votent écolo ou NUPES sont largement éduqués et de professions intellectuelles, au vu du profil sociologique des sondages électoraux.
Mais n'oubliez pas que les intermittents du spectacle scientifiquement illettrés font partie de cette catégorie
Vous avez des milliers de gens, dans la culture ou les humanités, qui ne comprennent absolument rien. Rien du tout. Dont les références scientifiques sont la propagande de greenpeace et les articles du Monde. Les proies faciles pour les marchands de peur.
Et le vrai problème, c'est que notre système éducatif, politique et social donne du poids à ces gens.