"Générations Tchétchénie"
J’ai beaucoup parlé de l’origine sociale et géographique des soldats que la Russie envoie tuer des Ukrainiens. Mais il y a une autre dimension qui est sociologiquement pertinente: c’est la génération à laquelle ils appartiennent. 🧶 1/16
Et je ne veux pas parler ici de la « génération Poutine » celle qui n’aura connu que cet homme à la tête de l’Etat, même si c’est également un élément d’explication. Je veux parler des « générations Tchétchénie » des combattants et de leurs familles. 2/16
Aujourd’hui sur le front, nous avons deux générations qui combattent au nom de la Russie: celle des soldats des guerres en Tchétchénie, et celle de leurs fils. La première chez les mobilisés, la seconde chez les soldats sous contrat. 3/16
Les conscrits russes envoyés sur le front tchétchène entre 1994 et 1996 ont aujourd’hui aux alentours de 45-47 ans. Les soldats de la deuxième guerre en Tchétchénie ont la quarantaine. C’est entre autres dans cette catégorie-là que l’armée mobilise. 4/16
Les tchats des familles des mobilisés m’ont mis la puce à l’oreille, avec des femmes qui disaient « mon mari est passé par la Tchétchénie ». Je pense cependant que les vétérans de Tchétchénie effectivement présents sur le front sont une minorité. Mais ce n'est pas important. 5/16
Ce qui compte, c’est l’effet générationnel. Pour ces hommes et pour leurs proches, le départ au front a déjà eu lieu par le passé. Chaque Russe n’est pas passé par la Tchétchénie, mais chaque Russe dans cette génération connaît quelqu’un qui y a été. 6/16
Un frère, un voisin, un camarade de classe. Il y a eu dans cette génération de vétérans un énorme traumatisme, avec beaucoup de suicides, bcp d’alcoolisme, bcp de criminalisation. Et zéro prise en charge par l’Etat, ni aide psychologique, ni réhabilitation. 7/16
L’Etat russe a été complètement aveugle au sort des conscrits de 1994-1996. Il a géré les traumatismes de la génération 1999-2004 (soldats, officiers et policiers) en sortant des rangs des forces armées ceux qui allaient mal. Ainsi, le problème ne concernait plus l'armée. 8/16
Cette génération a pu obtenir quelques compensations de l’Etat, mais l’Etat n’a jamais fait un retour critique sur ces guerres. La génération Tchétchénie a encaissé, y a trouvé des avantages, s’est parfois appropriée cette guerre. 9/16
Les Russes font des enfants tôt. Dans les années 95-10, l’âge moyen de naissance du 1er enfant est de 23 ans (autour de 26 ans aujourd’hui). Les enfants des vétérans des guerres en Tchétchénie ont aujourd’hui autour d’une vingtaine d’années. 10/16
Les soldats russes de Boutcha, d’Irpyn, de Kherson, sont de cette génération-là. Mais je ferais preuve de charlatanisme si je vous disais « voilà, ça explique leur violence sur le terrain ». Cet élément n’est qu’une toute petite pièce du grand puzzle. 11/16
Une pièce supplémentaire du puzzle, c’est cette autre « génération Tchétchénie » que constituent les combattants des bataillons de Kadyrov. Ils sont, plus encore que les autres Russes, des enfants de cette guerre violente. Enfants de victimes devenus bourreaux. 12/16
Quand on écrira l’histoire des crimes contre l’humanité perpétrés dans cette guerre, il faudra y intégrer cette dimension. Non pas pour déresponsabiliser ces hommes, mais pour souligner une responsabilité encore plus grande de l’Etat russe. 13/16
Mais imaginez seulement une fin de la guerre où ces combattants retournent tranquillement chez eux. Un accord où une « issue honorable » serait proposée à la Russie, ni gagnante ni perdante, repoussée mais non vaincue. 14/16
Une nouvelle génération de combattants rentrera en Russie. Présentée comme un ensemble de héros ayant combattu contre les forces du mal. Jamais jugée. Puis abandonnée à son sort, comme les générations précédentes. 15/16
Les effets des traumatismes majeurs du passé, ravalés et occultés, sont déjà bien visibles sur le front, comme dans la société russe. Seront-ils démultipliés dans les générations à venir? Et quels effets sur l'attitude politique des Russes? Je laisse la question ouverte. 16/16 🧶

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Nov 26
Femmes et mères.
Puisque cette histoire de Poutine rencontrant des femmes et mères de combattants triées sur le volet interroge et remet sur le devant de la scène les mères et femmes, je me permets quelques commentaires. 🧶1/25
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Nov 23
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Nov 23
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Nov 14
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Nov 12
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