Vous connaissez tous Voltaire ou Rousseau, mais avez-vous déjà entendu parler de l'abbé Bordelon ou de Françoise de Graffigny ? Dans «Altermodernités des Lumières», Yves Citton redonne la parole à des auteurs oubliés et inclassables, qui incarnent une modernité «autre». 1/25
Si ces auteurs ne font pas partie du canon philosophique et littéraire, c'est notamment parce que leur pensée dépasse les clivages trop simples : modernité et tradition, science rationnelle et croyance religieuse, émancipation individuelle et attachement à des collectifs. 2/25
C'est pourquoi Yves Citton reprend à Antonio Negri et Michael Hardt le concept d'altermodernité. Être altermoderne, c'est être sceptique vis-à-vis des bien-fondés d'un certain héritage de la modernité (individualisme, scientisme, rejet ferme des croyances, ...), 3/25
«sans toutefois s'enfermer dans la nostalgie idéalisant une prémodernité mythique ni dans l'attitude négative d'opposition et de résistance qui caractérise l'antimodernité.»
Cela dit, une précision importante s'impose. 4/25
Les auteurs cités par Yves Citton ne forment pas une école ou un mouvement homogène. Leur manière d'écrire, leur vision du monde, leurs contextes, sont souvent très différents. Par conséquent, le terme d'altermodernités doit être écrit au pluriel. 5/25
Malgré cette pluralité, ces auteurs ont des points communs. L'un des principaux est leur façon de penser la religion. Contrairement à Voltaire ou Diderot, les altermodernes ne la réduisent pas à un simple assemblage de superstitions dépassées. 6/25
Pour eux, la pensée rationnelle colonise les croyances, même celles qui semblent les plus absurdes. Yves Citton cite à ce propos un auteur qu'on classe parfois parmi les antimodernes, car il a pour idéal politique la vieille monarchie féodale : Henri de Boulainvilliers. 7/25
Connu pour avoir défendu la thèse de l'origine germanique de la noblesse française, Boulainvilliers a aussi écrit sur l'islam. Sa « Vie de Mahomed », publié de façon posthume en 1730, a fait scandale.
Certes, il dénonce le « fanatisme » islamique. 8/25
Évidemment, il ne croit pas aux «superstitions absurdes» des «mahométans». Mais derrière ces absurdités, il voit une profonde rationalité. Par exemple, «la défense de manger des Viandes immondes» est superstitieuse en théorie, mais «naturelle et juste dans la pratique». 9/25
Les croyances islamiques, fausses du point de vue de Boulainvilliers, seraient donc justifiées par les règles qui en découlent ; celles-ci seraient parfaitement conformes à la raison pour les peuples qui ont embrassé la religion musulmane. 10/25
Ici, il convient de préciser que l'objectif de Boulainvilliers n'est pas de défendre l'islam pour mieux attaquer le christianisme, à la manière de Voltaire. En fait, sa défense de l'islam est avant tout un plaidoyer pour l'égalité des intelligences. 11/25
«De sorte que les Chinois, dans une certaine étendue de connaissances, les Arabes, dans une autre, et les Chrétiens dans la lumière parfaite de la Révélation, n'ont chacun pu tirer de meilleures conclusions de leurs principes que celles qu'ils ont suivies.» 12/25
L'exemple de Boulainvilliers illustre bien l'originalité de la pensée altermoderne en matière religieuse.
Cette pensée se démarque aussi de l'héritage classique des Lumières quand il s'agit de raisonner sur les faits. 13/25
Pour les altermodernes, de la même manière qu'il y a une rationalité à l'œuvre dans les croyances religieuses, il y a un fond de croyance derrière les faits, y compris ceux qui sont les plus solidement établis. C'est ce que montre un auteur comme l'abbé Laurent Bordelon. 14/25
Dans «L'histoire des imaginations extravagantes de M. Oufle», roman paru en 1710, Bordelon rend crédible le «loup-garouïsme» : M. Oufle (anagramme de «le fou», mais aussi de «foule») est convaincu de s'être transformé en loup-garou ; … 15/25
portant un costume d'animal, poussant des cris horribles et effrayant tout le monde dans les rues, ils convainc les autres qu'il est bien un loup-garou. Tout le monde s'accorde sur ce «fait», car tout le monde a pu en faire l'expérience. 16/25
Mais ce fait est un «faitiche», pour reprendre le concept de Bruno Latour, dont Yves Citton fait un usage fécond. Loin d'être purement objectif, le «faitiche» est construit par des acteurs qui s'entendent sur une réalité qu'ils croient (à tort) indépendante de leur esprit. 17/25
En somme, Bordelon réhabilite la croyance, non pour elle-même, mais parce qu'elle est constitutive de notre rapport au monde. Même quand on est sûr de savoir quelque chose, en fait, on croit seulement savoir. 18/25
Outre la croyance, les altermodernes ont aussi pensé autrement le lien social. C'est notamment ce qu'a fait Françoise de Graffigny, écrivaine très réputée en son temps, mais oubliée à partir de la fin du XVIIIe siècle. 19/25
Dans ses «Lettres d'une Péruvienne», roman épistolaire publié en 1747, elle relate la vie d'une princesse inca nommée Zilia. Celle-ci subit la violence coloniale, car elle est enlevée par des Espagnols, ainsi que la violence masculine. 20/25
Cependant, elle refuse cette double violence, dénonce la domination occidentale et la société patriarcale. Figure féministe avant la lettre, Zilia incarne une «alter-socialité», une vision du monde social en rupture avec celle de son temps. 21/25
Est-ce à dire que les lumières altermodernes sont des «lumières radicales», selon l'expression proposée par Jonathan Israel ? Pas forcément, car tous ne vont pas jusqu'à contester les fondements du pouvoir et de l'ordre social. 22/25
Encore une fois, la pluralité des altermodernités est irréductible. Celles-ci ne sont d'ailleurs pas l'apanage des auteurs «mineurs». On trouve de l'altermodernité dans des textes d'auteurs majeurs : le second discours de Rousseau, critique serrée de la propriété privée ; 23/25
l'«Essai sur les règnes de Claude et de Néron», de Diderot, qui se conclut sur une mise en garde sceptique contre les «faitiches» ; le «Dictionnaire historique et critique» de Pierre Bayle, qui rappelle que la philosophie n'est pas nécessairement l'amie de la vérité … 24/25
De manière générale, les Lumières, même «modernes», ne sont pas un bloc monolithique, comme l'a récemment rappelé @AntoineLilti
Pour avoir un regard plus large sur la pensée du XVIIIe siècle, je vous invite donc à lire le dernier livre d'Yves Citton ! 25/25
Par @BounouaSamy
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L’ouvrage de David Todd nous confronte à un paradoxe : comment un empire peut se construire sans se développer territorialement, ou presque. 1/20
Les conquêtes territoriales françaises sont réduites, en comparaison de celles britanniques ou russe jusque dans les années 1880. Cependant, un impérialisme s’est bien développé depuis la chute du Premier Empire. 2/20
En effet, le paradoxe n’est qu’apparent. Par la diffusion de sa culture, la puissance financière, et sa politique d’influence auprès de certaines élites extra-européennes, l’« impérialisme informel » français se développe progressivement. 3/20
Aujourd'hui, l'@AJCHistoire publie son premier thread de vulgarisation d'histoire ! Un thread sera rédigé chaque semaine pour présenter un ouvrage, un article ou tout simplement un sujet historique. Pour commencer, @BounouaSamy évoquera une œuvre majeure de Karl Jacoby. 1/25
Cette œuvre, c'est donc «Crimes contre la nature». Publiée pour la première fois en 2001 et traduit en français l'année dernière par @Anacharsis_Edit, elle porte sur la face sombre de l'histoire de la conservation de la nature aux États-Unis. 2/25
Mais avant de mettre en lumière cette face sombre, il convient de revenir sur les origines de la politique environnementale américaine, une politique pionnière à maints égards, portée par des grands noms de l'histoire de l'écologie tels que John Muir ou George Perkins Marsh. 3/25