Comme vous le savez peut-être, j’ai été légèrement agacé par un article à charge de @Reporterre sur l’industrie de la microélectronique récemment. Et puis, je me suis dit que ça serait l’occasion de faire un fil pédagogique.
En 1957, pour répondre aux besoins civils et militaires en composants électroniques, le CEA demande au centre d'études nucléaires de Grenoble, un de ses récents labos installé sur un ancien polygone militaire de s’en charger.
L’emplacement n’est pas anodin : alors que la production d’électricité décarbonée par le nucléaire civil n’est encore qu’un doux rêve en France, les vallées des Alpes sont le cœur de l’électricité française. C’est l’époque de la houille blanche, l’hydroélectricité.
C’est en profitant de cette électricité et pour répondre aux besoins des industries proches qui l’utilisent qu’en 1965 sortira le premier circuit intégré. Deux ans plus tard, le LETI (Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information) sera formé.
En 1972, le LETI créera sa filiale industrielle, qui deviendra après moulte péripéties STMicroelectronics. Les fabs de STMicro sont alors à Grenoble et St Egrève. En 1990, la fab de Crolles voit le jour : un site plus grand, pour travailler avec le CNET et Phillips.
Et surtout, pour profiter des atouts industriels du territoire : le nucléaire de la vallée du Rhône, et une eau pure et abondante venue des Alpes.
Et aujourd'hui, après 30 ans de montée en puissance, cette fab va encore doubler de capacité.
Un fil sur l'impact environnemental de la microélectronique
STMicro Crolles, depuis 92 (fin du chantier), est alimenté en eau par Eau de Grenoble (EDG), tout comme le reste de sa commune.
Avec une utilisation annuelle de 4.2 millions de mètres cubes d'eau en 2021, la fab de Crolles recycle 28% de cette eau pour ses propres systèmes. Elle reçoit donc un peu plus de 3 millions de mètres cubes d’eau du réseau EDG. C’est effectivement 10% de l'eau captée par EDG.
Est-ce un problème ? Et bien si l'on consulte les rapports annuels d'EDG, on constate que les deux ressources en eau que sont la Nappe du Drac et la Nappe de la Romanche sont exploitées à des taux bien en dessous des limites autorisées et fixées par le BRGM.
La nappe du Drac, exploitée à 18% de sa valeur autorisée, est d'ailleurs pompée par siphonnage pour économiser de l'énergie. Cette nappe, malgré l'été 2022 extrêmement sec, est à un niveau normal.
Pour cause : cette nappe n'alimente presque que la ville de Grenoble.
La nappe de la Romanche est celle qui alimente Crolles.
Et effectivement, la nappe de Romanche est plutôt ponctionnée, puisqu'après la saison 2022 très sèche, son niveau est bas.
Alors, vous allez me demander pourquoi l'eau du Drac n'alimente pas Crolles ? Et bien parce que depuis sa municipalisation en 2000, le réseau souffre de sous-investissement.
En question, ce sont les interconnexions entre le réseau du Drac, pourtant exploité de façon plus propre, et celui de la Romanche qui manquent. Pourtant alerté depuis le début des années 2000, EDG n’a réalisé ces maillages qu’à partir de 2018
C'est d'ailleurs pour soulager le réseau d'EDG et la nappe de Romanche que STMicroelectronics Crolles a demandé à l'état la permission de puiser 2.6 millions de mètres cubes d'eau par an dans la nappe de l'Isère.
Cette nappe est aussi de bon niveau et ne souffre pas de sous-alimentation. Ceci, plus les efforts d’interconnections, permettront de diversifier l'alimentation en eau de Crolles. Il est à noter que les autres fabs de Grenoble (dont le LETI) sont sur le réseau du Drac.
Contrairement à ce que nous explique l'article, ces forages et les investissements d’EDG sur les interconnections Drac/Romanche sont de bonnes nouvelles pour la ressource en eau de la vallée, puisque permettant de rediriger les prélèvements là où ils ont le moins d’impact.
Bref, c'est une tempête dans un verre d'eau : il n'y a pas de pénurie d'eau dans le Grésivaudan, seulement un sous-développement de l'infrastructure d'EDG au détriment des ressources en eau (ce qui n'étonne personne, sauf les reporters de Reporterre)
Mais au fait, pourquoi STMicro a-t-il besoin d'eau ?
En moyenne, dans une fab, un dixième de l'eau entrante sert au refroidissement et un autre dixième aux scrubbers, ces équipements qui nettoient l'air des particules en suspension qui endommageraient wafers et machines.
Les 80 autres pourcents sont utilisés pour faire de l'eau ultra-pure (UPW en anglais ou EDI pour eau désionisée) en français. Cette eau est réalisée à partir de l’eau de ville par diverses étapes de filtration.
Principalement, l’étape de RO (Reverse Osmosis, ou osmose inverse) permet d’évacuer de l’eau pure en concentrant les polluants dans le volume d’eau "sale" restant grace à des membranes semi-perméables.
L’eau “sale” (en fait simplement plus concentrée en minéraux issus de la source) va partir aux effluents. Problème(s) : plus l’eau est sale en entrée, plus il va être nécessaire de dépenser de l’énergie (ou de jeter de l’eau sale) pour obtenir le même volume d’eau pure.
L’eau va ensuite traverser de nombreuses étapes de traitement UV, de dégazage et de filtrage pour être utilisée en salle blanche. Cette eau est nécessaire pour plusieurs procédés de fabrication que j’ai détaillés par ailleurs
Le polissage mécano-chimique des plaques (CMP) est l’étape la plus terrible : l’EDI va être mélangée au slurry, se charger à la fois en particules de silice, de silicium ou de métal et des produits chimiques utilisés pour polir les wafers.
La gravure humide et le stripping utilisent des produits chimiques (HF, Acide sulfurique, NH4, HCl, etc.) plus ou moins dilués par cette EDI
Les étapes de rinçage vont compléter le tableau, après les étapes de stripping ou de CMP, pour éliminer les résidus de chimie sur les wafers. L’eau en ressort souvent assez propre.
Les fabs de microélectroniques vont donc être équipées de capacités de traitement des effluents liquides assez poussées.
Les eaux venant de la CMP vont recevoir un traitement lourd : les particules de wafer, de métal et de slurry vont être condensées et floculées pour qu’elles précipitent au fond de la cuve.
Ces boues riches en silicium vont être réutilisées en cimenterie.
L'eau mêlée au slurry va rejoindre les effluents issus des équipements de gravure humide ou de stripping où l’ammoniaque va être neutralisé et les acides forts lavés.
Ces effluents chimiques vont rejoindre les eaux utilisées dans les rinçages et être traités pour éliminer les composés organiques (DBO), cuivrés et azotés.
Enfin, mélangées avec les eaux des scrubbers, le pH va être ajusté, les particules filtrées et la composition de l’eau mesurée avant d’être reversée dans les eaux de surfaces (pour Crolle, l’Isère).
Cette chaine de procédés avec ségrégation permet de dépolluer assez efficacement les effluents liquides de la fab : seulement 1 à 2% de la consommation électrique de la fab est dédiée à ça.
Mais certaines eaux vont pouvoir être recyclées : une partie des drains de rinçage peut être réutilisée pour faire de l’EDI, et les concentrats résiduels de l’osmose inverse peuvent être recyclés dans le refroidissement de la fab, par exemple (15% de recyclage de l’eau).
Le problème, c’est que le recyclage de l’eau a un rendement décroissant : les premières eaux recyclées sont les plus pures, les plus faciles à réutiliser. Les concentrats osmotiques, l’eau de refroidissement, l’eau de rinçage, l’eau des scrubbers font partie de ces eaux.
Plus l’eau va être sale, plus la recycler pour la fabrication d’EDI (la plus grosse demande, donc) va demander des installations lourdes et consommatrices d’énergie.
Au total, 3 066 000 metres cubes d’eau vont être rejetés par la fab de Crolles dans l’Isère chaque année, soit 0.027% du débit de la rivière à des niveaux de pollution comparable aux eaux de surface.
Les matières en suspension, la pollution au cuivre et la DCO des effluents de STMicro vont donc être légèrement moins importants que les eaux de l’Isère (ici mesurées à Saint Egrève, j’ai pas plus proche malheureusement), le phosphore et l’azote plus importants.
C’est d’ailleurs mon expérience quand j’interagissais avec la DREAL sur une autre fab grenobloise : à cause d’une crue du Drac, l’eau de la rivière avait débordé pour atteindre la zone de prélèvements : on avait explosé tous les compteurs de polluants à cause de cette eau.
Ce qui est normal : les eaux de surface charrient des limons, des particules et tout un tas de minéraux qu’elles raclent sur les roches, ainsi que le ruissellement de l'agriculture (et donc le sulfate de cuivre, la fameuse bouillie bordelaise)
En résumé, pour l’eau, STMicro n’assèche ni ne contamine la région. Et en généralisant un peu dans le monde, on peut voir que les fabs sont construites sans problème dans des régions en stress hydrique.
A Taiwan, par exemple, le géant TSMC a beaucoup moins d’eau à sa disposition. Il va donc en recycler beaucoup plus (71%), malgré une consommation d’eau par wafer légèrement plus élevée qu’à Crolles (1.7m^3/wafer à Crolles contre 2.9 chez TSMC, toute chose égale par ailleurs)
C’est à dire qu’à Taïwan, sous stress hydrique permanent, il est très intéressant de consommer beaucoup d’énergie pour recycler l’eau.
Quand on peut se permettre de la remettre à filtrer par les nappes alluviales comme dans le Grésivaudan, c’est moins utile, et on peut se contenter de la traîter.
Par contre, il n’est strictement pas vrai que les semiconducteurs sont une industrie particulièrement gourmande en eau : la fab de Crolles représente 12.5 mètres cube d'eau par milliers d'euros de valeur ajoutée.
En comparaison, Eurostat évalue l'intensité en eau de l'industrie manufacturière allemande à 200 mètres cube d'eau par milliers d'euros de valeur ajoutée.
Pour l’électricité, reprenons notre tableau. Il y a beaucoup moins à dire : une petite moitié sera utilisée par les machines, qui ont besoin d’être allumées en permanence pour ne pas perdre leurs points de fonctionnement et être sujettes aux contaminations particulaires.
Le reste est utilisé par les facilities pour la température et l’eau. Et ça fait du volume, puisqu’avec 500GWh/an, Crolles représente un millième de la production électrique française.
Ceci étant dit, si la consommation électrique de la fab a augmenté avec son activité, le coût énergétique par plaque a décru : faire tourner la fab, même sans rien produire, est coûteux en électricité, et activer les équipements n’engendre qu’un petit delta de consommation.
Les fabs, tournant en 4 shifts et donc étant toujours actives, sont de très bons clients pour les centrales électriques de base : leur consommation électrique est stable dans la journée et le mois, et la variation saisonnière ne concerne que les mécanisme de climatisation l’été!
Par contre, si l’alimentation en est coupée, c’est plusieurs semaines qu’il faut pour un redémarrage. Comme dit plus haut, toutes les lignes de gaz, de produits chimiques ou d'aération en cas doivent être purgées, les machines aussi. Un énorme gâchis.
L'intermittence et l'insécurité électrique sont donc assez peu compatibles avec les fabs.
Ces considérations sont importantes. Mais une fab, que ce soit à Taiwan ou à Grenoble, c’est une installation critique.
La fab de STMicro Crolles produit des puces pour les infrastructures télécom, pour la mobilité électrique, pour le contrôle de puissance et l'inspection des installations. Mieux, ST Crolles et sa voisine Soitec sont les pionniers des puces basse consommation de technologie SOI.
Ce sont des usines de produits essentiels pour envisager une société à haute efficacité énergétique et ainsi tenir nos objectifs environnementaux, et les meilleurs scénarios du GIEC.
Et mieux : ce sont des usines qui visent à utiliser au mieux les spécificités de l'environnement grenoblois (eau abondante et électricité bas carbone) pour minimiser leur impact environnemental.
C'est pourquoi il est intéressant de regarder qui s'y oppose. Et sans grande surprise, en fouillant dans les sources des mouvements protestataires, on retrouve le complotisme d'extrême gauche classique :
Collectif STop Micro, Pièces et Main d'œuvre et leur obsession pour les "nécrotechnologies" (sic.). Une mouvance qui a récemment fait parler d'elle.
Bref, je n'attendais rien de reporterre, qui s'était déjà fait l'écho sans le moindre recul de ce genre de brûlots. Mais au minimum, je peux offrir un regard je l'espère un peu plus factuel que celui de @R_Lavorel .
PS: vu que c'est pas très clair dans mon fil, il est à noter que STMicro se refroidit avec des tours aerorefrigérantes, sa consommation d'eau n'inclut pas 10% pour le refroidissement.
Rappel des ordres de grandeur : la fabrication d'une puce, du début à la fin, ça mobilise une vingtaine à une quarantaine de litres d'eau, puisés dans une nappe phréatique et rendus à un fleuve plus propre que l'eau qui y coule déjà dedans.
On peut réduire cette quantité au prix d'une consommation électrique importante. Parfois ça vaut le coût (y compris environemental), parfois non.
Ce genre de source chiffre 280 kg de produits chimiques par kg de wafer mis en forme produits. On est plutot sur 8kg par wafer, donc un quart de cette valeur.
ça fait quelques dizaines de grammes de produits chimiques par puce en fonction de sa taille. ecoinfo.cnrs.fr/2010/10/20/le-…
Si vous trouvez ça idiot, rappelez vous qu'en France STMicro et le CEA LETI, qui avaient développé toute la technologie pour produire des puces 5G, ont du la vendre car une fonctionnaire de la DGE a refusé que ST investisse dans les machines pour les produire.
La superconductivité à température ambiante. Incroyable n'est-ce pas ? Une transmission d'électricité sans résistance. Le LK99, matériau mis en lumière par une équipe coréenne qui porte un énorme espoir…
Un fil sur pourquoi ça (pourrait) marche(r)
Pourquoi doper un minerais de plomb phosphate avec du cuivre ferait un supraconducteur ? C'est ce à quoi @sineatrix a voulu répondre.
C'est le moment de décrasser un peu les restes de physique des matériaux que j'ai appris dans ma formation de double vague technicien supérieur @cortisquared
On continue avec notre exploration de l’Ethernet pour son cinquantième anniversaire. Aujourd’hui, c’est encore de l’histoire. La prochaine fois, on entrera dans le dur.