Cuisine interne
Les lecteurs avisés de ce compte ont peut-être constaté que je publiais plus sur la Russie et moins sur l'Ukraine ces derniers temps. Je me permets d'en expliquer la raison et de vous faire rentrer dans la cuisine de ma recherche. Petit fil. 🧶1/13
Une recherche solide en sociologie politique (mon domaine) doit être fondée sur une enquête de terrain. Or, le terrain physique est en grande partie fermé. Pour rappel, l'université nous interdit les missions en Ukraine. Et la Russie est de moins en moins accessible. 2/13
1ère conséquence: la qualité de notre expertise qui se fonde sur des sources à distance baisse chaque jour. Il faut le dire et le souligner.
Est-ce qu'on ne peut plus rien produire? Bien sûr que si. Ces sources nous sont + lisibles en raison de notre connaissance du terrain. 3/13
Cependant, pour ce qui est de mes terrains de recherche, ma capacité à analyser les évolutions des sociétés russe et ukrainienne n'est pas égale. Et je vais essayer de vous expliquer pourquoi (c'est en soi une hypothèse de recherche). 4/13
Le terrain russe, en dépit des transformations introduites par la guerre, est caractérisé par la CONTINUITÉ des logiques politiques et sociales. Toujours les mêmes acteurs, les mêmes institutions, les mêmes positions sociales, les mêmes procédures, le même quotidien. 5/13
Les concepts que j'utilise semblent rester en grande partie valables et les institutions que j'étudie (comme l'institution militaire ou la protestation citoyenne) se transforment lentement. Je pense donc pouvoir tirer des hypothèses à peu près tenables, pendant qque temps. 6/13
C'est très différent en Ukraine qui est en situation de RUPTURE. La guerre de haute intensité qui se déroule sur son terrain a bouleversé les institutions, les positions sociales et économiques des personnes, le quotidien, les valeurs. Elle a créé de nouveaux clivages. 7/13
Certains espaces sociaux ont été moins affectés que d'autres. Mais tant que je ne suis pas sur le terrain à observer, interroger, analyser, je ne peux rien dire sur les continuités et les ruptures. Ce que je tire des sources à distance a une validité plus limitée. 8/13
Par exemple, il m'est plus difficile d'analyser le déroulement de la mobilisation en Ukraine qu'en Russie. Pour travailler correctement sur l'Ukraine, il faudrait que j'aille voir les centres de recrutement, les autorités militaires, que je discute avec les combattants. 9/13
Le fort engagement patriotique des citoyens ukrainiens est aussi une barrière. Il faut passer ce moment du discours pour arriver à l'évocation des problèmes et difficultés. On sait très bien le faire quand on est sur le terrain. Je dis bien: quand on est sur le terrain. 10/13
En Russie, les infos sont partielles, mais nombreuses et recoupées (elles sont plus rares en Ukraine), et surtout on peut s'appuyer sur ce que l'on sait du fonctionnement de l'administration militaire, ses routines, ses capacités, les acteurs qui y interviennent... 11/13
La résistance passive et active de la société russe à la mobilisation est forte, et génère des sources en provenance d'acteurs très divers. On arrive à recouper, mais tout ça est bien évidemment chronophage: le temps que je passe à faire de la veille est considérable. 12/13
Quand je me permets de partager des hypothèses, il faut qu'elles aient passé mon filtre interne de solidité. J'ai plus d'hypothèses minimalement solides sur la Russie que sur l'Ukraine en ce moment, c'est certain. En attendant le terrain. Clandestin, vous l'aurez compris. 13/13🧶
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« Se plaindre à Poutine » Je lis sur Twitter des commentaires dédaigneux sur les vidéos de plainte adressées par les mobilisés russes et leurs proches à Poutine.
Immaturité politique? Mentalité d’esclave?
Ou plutôt une stratégie rationnelle?🧶 1/16 francetvinfo.fr/monde/europe/m…
Première chose à savoir: la vidéo arrive souvent en bout de chaîne, lorsque le mobilisé et sa famille ont échoué dans d’autres recours: interpellation des commandants directs et des autorités militaires, sur le front et à la maison; plaintes au Ministère de la Défense... 2/16
Le 1er réflexe est souvent légaliste: identifier les autorités compétentes, demander le respect des droits des mobilisés ou le rétablissement de l’ordre dans une situation jugée anormale. Dans les vidéos, les mobilisés et familles détaillent souvent ces démarches. 3/16
Les vidéos de plainte des mobilisés russes, adressées le plus souvent aux gouverneurs des régions et à Poutine, se multiplient sur les réseaux sociaux. Elles sont systématiquement recensées par des journalistes d'investigation et des volontaires, par exemple de @CITeam_en. 🧶1/9
Le média Verstka constate même une montée soudaine du nb de ces vidéos. Le contenu est tjs le même: 5 à 10 hommes (cagoulés) identifient leur unité militaire et leur région de provenance, et formulent des plaintes, tout en affirmant leur patriotisme. 2/9 verstka.media/%D0%BC%D0%BE%D…
Si les vidéos des femmes et mères de mobilisés insistent sur les conditions matérielles et l'impréparation militaire, les hommes contestent leur commandement et se plaignent d'être utilisés comme de la chair à canon. 3/9 t.me/astrapress/223…
L’Ukraine, un «État failli»?
Si dans le fil précédent j’ai parlé de la démographie de la Russie, ce n’est pas pour dénigrer l’un des belligérants (et implicitement valoriser l’autre), mais pour répondre au cliché répandu de « réserves humaines illimitées » de l’armée russe.🧶1/19
Mais puisque ça a suscité plein de questions sur l’Ukraine, c’est l’occasion de faire un point. Et - d’une pierre deux coups - répondre à cette affirmation de E.Todd qui m’a retourné l’estomac: celle d’une Ukraine qui serait vue par les gens compétents comme un «État failli» 2/19
L’Ukraine fait certainement partie des États fragiles issus de la disparition de l’URSS. La population a décliné: 51,6 millions en 1991, 45 mln en 2014, 42 mln en 2015 (entre les deux derniers, la guerre dans le Donbass et les déplacements massifs de population). 3/19
Je crois que beaucoup de personnes ont une vision approximative de la démographie de la Russie, avec en tête la vision d'un pays très grand (géographiquement) donc très peuplé. Notre perception de sa puissance est en partie influencée par cet imaginaire. Quelques précisions. 1/7
Déjà, sur la taille. Avec mes étudiants, je commence souvent par montrer les biais de la projection Mercator, grâce à mon site préféré, "The true size" qui montre quelle taille aurait un pays sur la carte s'il était placé sur une autre latitude 2/7 thetruesize.com
Alors voici la Russie si elle était en Afrique; la Chine si elle était en Russie; la France si elle était en Sibérie. Grand pays? Oui. Mais pas autant que la projection Mercator de nos cartes ne le laisse imaginer. 3/7
Une deuxième vague de mobilisation?
A quoi pourrait ressembler une « deuxième vague de mobilisation » en Russie que certains disent inévitable au vu des évolutions du front? Quelques éléments dans un fil.🧶 1/22
L’Etat russe a-t-il besoin d’une nlle mobilisation? Il y a un élément sur lequel je ne suis pas compétente: c’est l’opportunité militaire d’utiliser des masses de civils sans formation sur le front, plutôt que des combattants formés (pour lesquels il y a d’autres viviers) 2/22
Si on met de côté cette question de stratégie sur le front, et qu’on se concentre sur la capacité à mobiliser, on peut dire que l’Etat russe 1. cherche à rectifier les erreurs de la première vague 2. n’y arrivera pas forcément… 3/22
Le nouveau contrat.
Un des thèmes du discours de Poutine devant l’Assemblée fédérale (par ailleurs redondant et pauvre en messages nouveaux) n’a pas été très commenté, alors qu’il est central. C’est le message adressé aux entrepreneurs et élites économiques du pays. Fil 🧶 1/28
Le passage intéressant commence par Poutine qui annonce une « digression philosophique » (sic) et se met à réfléchir à la manière dont les fortunes ont été constituées dans les premières décennies post-soviétiques en Russie, sous l’influence de « conseillers » occidentaux. 2/28
Entre parenthèses, cette idée des conseillers occidentaux ayant imposé à la Russie un modèle de développement qui lui était étranger est une constante du discours poutinien. Le sujet mérite une analyse attentive, mais ne peut certainement pas se résumer à une « imposition ». 3/28