Comment l’expérience des hommes trans éclaire les inégalités de genre au travail ?
Je vous résume un article de Kristen Schilt, traduit par Hélène Windish, sur le sujet.
Petit préalable avant de rentrer dans le dur de l’enquête. Dans cet article K. Schilt se propose d’analyser la manière dont la transition de genre joue sur le positionnement des hommes trans au travail.
Et en s’intéressant à leur trajectoire, elle s’attache non seulement à comprendre leur vécu mais aussi ce qu’il dit sur la manière dont les inégalités de genre sont produites au travail.
Et ce qu’elle nous dit c’est que le vécu de ces hommes est particulièrement éclairant puisqu’ils vivent très concrètement les différences de traitement selon le genre en passant du groupe social des femmes à celui des hommes.
Donc qu’est-ce que vivent ces hommes trans au travail et qu’est-ce que ça dit des rapports de genre ? C’est ce qu’on va voir tout de suite.
Du coup, première chose mise en avant par K. Schilt c’est que l’expérience des hommes trans les amène à avoir un point de vue particulier sur les rapports de genre au travail.
Ce point de vue particulier c’est ce qu’elle appelle (à la suite de Patricia Hills Collin) la perspective d’outsider within. Un concept qui à la base visait à décrire le positionnement des femmes noires qui bossait en tant que domestique dans des familles blanches.
Pour Collins l’expérience de ces femmes étaient particulière puisqu’elle étaient à la fois marginalisée dans la société blanche (des outsiders) et intégrées dans cette société blanche à travers leur travail de domestique (within).
Du coup elles expérimentaient ce monde à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, ce qui les amenait à avoir une connaissance fine et démystifiée du monde des blancs tout en étant assurées de ne jamais en faire pleinement partie.
Pour K. Schilt les hommes trans font une expérience similaire. Ils intègrent le monde des hommes tout en ayant connu une marginalisation en tant que femme, ce qui leur permet de voir plus facilement les logiques constitutives de cette sphère dominante.
En revanche, contrairement aux femmes noires domestiques, la plupart des hommes qu’elle a interrogé sont perçus comme des hommes et c’est du coup plutôt un sentiment de marginalisation qui est constitutif de leur expérience d’outsider.
Et effectivement cette perspective ressort très bien dans les entretiens, puisqu’une grande partie de ses enquêtés ont eu très vite conscience des bénéfices professionnels qu’ont amené leur transition. C’est par exemple le cas de Preston.
Et avec cette prise de conscience ils développent souvent un regard critique sur les avantages masculin.
Mais il faut noter que cette prise de conscience n’est pas automatique et qu’elle varie quand même selon les situations.
Par exemple les hommes trans avec une apparence assez androgyne, ou ceux qui n’ont fait que des contrats courts dans des secteurs avec un fort turn over, n’ont pas senti de différence nette après leur transition.
Mais globalement, ce qui ressort de l’enquête c’est que les avantages associés au fait d’être un homme apparaissent très nettement dans le cadre du travail après la transition. C’est la deuxième chose que Schilt met en avant.
Et ces avantages se joue en gros sur trois niveaux.
Le premier niveau c’est celui de l’autorité et de l’expertise qu’on leur prête. Une fois leur transition effectuée ces hommes constatent qu’on accorde une plus grande importance à leur parole.
Ils ont plus d’autorité et sont considérés comme plus compétents, comme le montre très bien les anecdotes de Roger et Trevor.
La chose est même parfois poussée jusqu’à l’absurde comme dans le cas de Thomas, avocat considéré comme « absolument charmant » par un confrère qui, ignorant sa transition, se réjouit de voir que Susan (ancienne identité de Thomas) ne fasse plus partie de du cabinet d’avocat.
Ce traitement différencié est d’ailleurs particulièrement marqué dans les emplois manuels (ce qu’on appelle les cols bleus aux US) qui sont en général plus masculins. Car ça va souvent avec de réelles difficulté à trouver un emploi quand on est une femme.
C’est par exemple ce que raconte Paul dans cet extrait.
Bref, premier niveau de traitement différencié : ces hommes en transitionnant voient qu’on leur prête une plus grande autorité et une plus grande expertise, et sont soulagés de la présomption d’incompétence qui pesaient sur eux auparavant.
Deuxième niveau d’inégalité, ils constatent aussi qu’ils sont plus respectés et obtiennent plus de reconnaissance pour le travail qu’ils accomplissent.
C’est par exemple le cas de Preston qui lorsqu’il bossait en tant que femme peinait à obtenir des bonnes conditions de travail et des évaluations positives de son patron.
Encore une fois la chose est plus marquée dans les professions manuelles.
Par exemple Crispin dans l’extrait qui suit fait état de de difficultés à trouver du travail avant sa transition, ou du fait qu’il travaillait plus en étant moins reconnu, mais aussi de son exclusion de la sociabilité masculine professionnelle.
Et en plus de cette reconnaissance, ils sont aussi plus respectés et ne subissent plus de harcèlement sexuel lorsqu’ils passent pour des hommes cis. Plusieurs enquêtés font état de ce changement.
En revanche, ceux ont transitionné ouvertement subissent des questions indiscrètes sur leurs organes génitaux et leurs pratiques sexuelles.
Bref, deuxième niveau de changements, les hommes trans globalement se voient plus respecté et reconnus dans leur travail.
Et enfin dernier niveau, ils obtiennent aussi plus d’opportunités économiques après leur transition. En particulier pour ceux qui avant étaient des femmes avec une allure masculine.
C’est ce dont témoigne Henry et Wayne qui auparavant étaient discrédités en tant que femmes jugées trop masculines.
Bref, à travers ces trois niveaux de changement dans leur vie professionnelle, ces hommes trans font l’expérience du traitement différencié entre hommes et femmes au travail.
Leur vécu montre clairement qu’à partir du même niveau de compétences, les hommes sont plus valorisés que les femmes.
Mais il faut nuancer car les avantages obtenus en intégrant le groupe des hommes (ce que Connell appelle le dividende patriarcal) est limité par plusieurs choses chez ses hommes trans. C’est la troisième chose qui ressort de l’enquête de K. Schilt.
D’abord ce qu’il faut dire c’est que la plupart de ces hommes ont du attendre un certain temps avant d’obtenir ces avantages. Car plusieurs personnes en début de transition sont souvent encore considérés comme des femmes, et ne bénéficient donc pas encore du statut d’homme.
L’avancement dans la transition hormonale apparaît donc comme un élément clef.
D’ailleurs même lorsqu’ils réussissent à passer pour des hommes cis, l’absence de pilosité faciale et leur apparence juvénile font qu’ils ne sont pas complètement pris au sérieux par leurs collègues.
Plusieurs hommes trans sont donc considérés a priori comme inexpérimentés et du coup ne bénéficient pas pleinement de l’autorité conférés aux hommes. Mais la chose est en général temporaire et évolue au fur et à mesure de leur transition hormonale.
Certains hommes trans témoignent aussi du fait que leur petite taille limite la considération qu’ils ont au travail.
Et en effet on sait que le fait d’être grand fait partie la construction culturelle de la masculinité hégémonique (= dominante), du coup un petit gabarit peut limiter partiellement l’accès au dividende patriarcal.
Mais ce qui apparaît comme encore plus décisif, c’est l’origine ethnoraciale. Car ce qui ressort de l’enquête c’est que les non-blancs ont une expérience bien différentes de leurs homologues blancs.
Keith, ouvrier noir de 42 ans le résume très bien en une phrase en disant qu’ « avant, [il était] une femme noire désagréable, maintenant [il est] un homme noir effrayant. »
Car depuis qu’il a transitionné il doit faire plus attention à la manière dont il exprime sa colère et sa frustration car il est beaucoup plus considéré comme une menace. C’est le cas aussi d’Aaron qui depuis sa transition est beaucoup plus considéré comme quelqu'un d'agressif.
Bref les stéréotypes raciaux qui pèsent sur les hommes noirs font que ces hommes trans ont une expérience bien plus mitigées de leur transition.
Voilà en gros ce qui ressort de l’enquête de Kristen Schilt, maintenant qu’est-ce qu’on peut conclure de tout ça ? Eh bien en gros trois choses.
La première chose c’est que l’expérience des ces hommes trans montre qu’à compétences égales les hommes sont très nettement avantagés au travail.
La deuxième chose c’est qu’ayant connu la discrimination en tant que femme, ces hommes ont un point de vue particulier qui fait qu’ils remettent bien plus facilement en question l’ordre du genre.
C’est le point de vue d’outsider within dont j’ai parlé plus haut, et selon Kristen Schilt ça fait d’eux des personnes particulièrement pertinentes quand il s’agit de lutter contre les discriminations de genre.
Enfin la dernière chose qui ressort c’est que les bénéfices sociaux que permet la transition sont variables, et pour bénéficier à plein de la position d’homme il faut mieux coller aux normes de la masculinité hégémonique blanche.
Voilà fin de ce thread ! Vous pouvez lire l’article en entier ici : docdro.id/V7xxGrh
Ah enfin, dernier petit truc, une recommandation de lecture un peu lié au thread du jour. Le roman Stone Butch Blues de Leslie Feinberg, qui est vraiment trop bien, parle notamment des enjeux de la transition quand on est ouvrier.
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Comment la "spontanéité" des rapports sexuels dans les couples hétéro est permise par tout un travail féminin invisible ?
Je vous résume un article de @CecileThome qui montre comment la norme conjugale d’une sexualité épanouie et fluide pèse sur les femmes.
Quelques petites remarques sur la démarche de Cécile Thomé avant de rentrer dans le dur de son analyse.
Son angle pour aborder la sexualité ordinaire dans les couples hétéro c’est celui du « travail émotionnel ».
Un concept créé dans les années 80 par Arlie Hostchild et qui a été beaucoup utilisé pour étudié le travail (des femmes surtout) dans le secteur des services.
Je vous résume un article d’Aurélia Mardon qui montre comment les habits sont le lieu de tout un tas de normes de genre et de classe à l’adolescence.
Avant de répondre en détail à ces questions ce qu’il faut dire c’est que le collège est quand même une période particulière socialement, car on a une sorte de transition vers l’adolescence qui s’y joue.
Ce que ça veut dire, c’est qu’on a des enfants qui ont pour particularité de commencer à adhérer de plus en plus aux codes culturels et vestimentaires de leur pairs, tout en restant soumis au contrôle de leurs parents.
Comment peut « passer » pour un ou une blanche tout en ayant un physique non blanc ?
Je vous résume un article de Solène Brun qui s’intéresse à la manière dont se contruisent les catégories raciales.
Pour commencer ce résumé, deux trois petites choses sur ce qu’on appelle le « passing ».
S. Brun nous dit que c’est un terme qui a été utilisé à la base pour les afro-américains qui réussissait à être pris pour des blancs et grâce à ça à éviter de se manger le racisme qui allait avec.
Est-ce que la culture rap peut permettre de se hisser socialement ?
Je vous résume un article de Pauline Clech qui montre comment une culture dévalorisé comme le hip-hop peut fonctionner quand même comme un capital culturel et permettre une petite ascension sociale.
Avant d’arriver sur les résultats de cette enquête, quelques petites remarques sur l’objet d’étude et la démarche de P. Clech.
D’abord, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le hip-hop (dont une des disciplines est le rap) vient d’abord des milieux parisiens contre-culturels.