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Ce livre sort en poche. Les Champs-Élysées, condensé d'histoire sociale et politique, forment un microcosme hors-normes, symbole d’un monde social traversé d’inégalités. Histoire sensible d'un lieu métaphorique, où la richesse extrême cohabite avec la plus grande pauvreté.🧵 Couverture du livre "La plus belle avenue du monde". Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées, aux éditions La Découverte. Photo en noir et blanc avec au fond l'arc de Triomphe et au premier plan une manifestation de Gilets jaunes face aux forces de l'ordre. La photo est de Serge D'Ignazio.
À propos des Champs-Élysées, la construction de l'"enchantement" produit un monde hors du monde, une bulle détachée de la réalité sociale. Mais cette fabrique du prestige s’est toujours faite au prix d’une grande précarité et de conditions de travail souvent rudes. Contre-Champs. Piquet de grève devant la boutique Nike des Champs‐Élysées, 16 octobre 2019. © Chaumot
Ce livre plonge dans l’ambiguïté et la tension des Champs: avenue aristocratique et populaire, luxueuse et déviante, prestigieuse et contestée, toujours provocante dans ses habits d’apparat mais mise à nu parfois dans les moments de révolte et d’insurrection.
📸 Serge D'Ignazio Forces de l'ordre avec casques, boucliers et LBD pointés vers le photographe. Devant une boutique Cartier sur les Champs-Élysées. Photo Serge D'Ignazio noir et blanc
Les Champs‐Élysées sont un concentré de démesure et de richesses, un "beau quartier" où se trament bien des conflits, comme une métaphore du monde tel qu’il est et tel qu’il est disputé, attaqué, refusé. Les Champs‐Élysées racontent en condensé une histoire des rapports sociaux. Photo de Serge D'ignazio montrant des gendarmes mobiles avec des jets de canons à eau sur les Champs-Élysées.
Rousseau dans La Nouvelle Héloïse en parle comme du lieu "où les fortunes sont les plus inégales et où règnent à la fois la plus somptueuse opulence et la plus déplorable misère". Les archives nous la décrivent, comme ici avec Félix, petit mendiant arrêté sur les Champs en 1889. Photographie d'une jeune garçon de 14 ans qui en paraît bien moins, photographie policière prise au commissariat du quartier en juin 1889.
C’est la promesse d’Homère
"Aux champs Élysées tout au bout de la terre
La plus douce des vies est offerte aux humains"
Les champs Élysées grecs & romains sont le paradis des Anciens. En 1694 en donnant ce nom à une voie parisienne on pensait que ce paradis serait aussi terrestre "Vue des Champs-Élysées prise du grand Bassin des Thuilleries": lithographie du XVIIIe siècle, uniquement des arbres, pas de construction.
À cette époque c'est un endroit boueux aux confins de Paris: cabanes de chaume, vaches en pâturage, lopins de vigne, fosses à purin. Les couleuvres y glissent au milieu des vergers. Des troupeaux y paissent librement. L'actuelle rue Marbeuf se nomme rue des Gourdes (les courges). Ferme de l’allée des Veuves aux Champs‐Élysées, 18e siècle. Dessin à la plume et lavis à l’encre brune. BNF, cabinet des estampes. Paysans et paysannes s'y occupent des lopins de terre.
À la fin du 18e siècle, les Champs-Élysées sont fréquentés autant par les aristocrates que par les sans‐asile: un lieu très mélangé socialement, comme il le sera longtemps. Ici on voit le roi Louis XVI s'y promener et croiser un balayeur des allées, qui ne le reconnaît pas. Le roi Louis XVI aux Champs-Elysées, 19 octobre 1789, eau-forte, Musée Carnavalet. Il échange avec un balayeur et quelques gens de la Cour sont avec lui.
Les Champs se politisent. Le 5 octobre 1789, une partie du peuple de Paris marche sur Versailles. Ces femmes et ces hommes passent par les Champs‐Élysées et les empruntent au retour avec le roi et sa famille. Chateaubriand est effrayé et décrit "des harpies", des "laronnesses"… Femmes des Halles avec piques et canons se rendant à Versailles en passant par les Champs-Élysées.
Le rêve de vengeance mijote chez ceux que la Révolution a privés de leurs privilèges. Le 30 juillet 1792, les Champs-Élysées sont le lieu d'une tuerie perpétrée contre les fédérés marseillais. Les grenadiers qui tirent sur les révolutionnaires le font au cri de "Vive le roi!" Estampe sur la tuerie des Champs-Élysées contre les fédérés marseillais.
Sous l'Empire, le pouvoir veut débarrasser les Champs-Élysées des classes populaires. On détruit des fermes et des masures, on chasse les plus pauvres, tandis que l'empereur fait donner des fêtes somptueuses et des cérémonies à son honneur. Cette tension sociale sera permanente. Cérémonie à l'Arc de Triomphe avec l'arrivée solennelle de l'empereur et de sa femme Marie-Louise, en carrosse, le le 2 avril 1810 (estampe, BNF)
La voie devient l’endroit où faire démonstration de puissance. Puissance impériale d'abord. Puis, en 1814 et 1815, c'est comme si tous les combattants d’Europe marchaient sur les Champs‐Élysées. Les troupes étrangères y bivouaquent, parmi lesquelles Prussiens et Cosaques. Campement de cosaques sur les Champs-Élysées, 1814, eau forte
À partir de 1823, de grandes artères sont percées. Les lotissements sont bâtis sur le modèle des cottages anglais avec pavillons luxueux et hôtels particuliers. Les masures que le pouvoir juge "sordides" sont abattues sur ordre des autorités, pour chasser les classes populaires. Place de l’Etoile en 1857, Le Monde illustré, 18 avril 1857. Vue panoramique avec au centre l'Arc de Triomphe
Obsession aussi sous la Monarchie de Juillet. Louis‐Philippe fait abattre les échoppes considérées comme des "verrues". Selon le préfet de police, en 1831, ces modestes boutiques sont jugées incompatibles avec la puissance des monuments publics: elles "nuisent à leur dignité".
Louis Napoléon Bonaparte choisit l'un de ces hôtels particuliers pour y installer son palais de président de la République en 1848. Il appartenait autrefois à la marquise de Pompadour: c'est dire si ce lieu est bien peu républicain. Il sera rapidement appelé "Élysée Napoléon". Gravure de 1855 représentant l'entrée de l'Élysée-Napoléon.
Les Champs sont associés à la démonstration ostentatoire du pouvoir, lieu mondain où s’installent la finance et l’industrie. Napoléon III en fait l'arsenal de la "fête impériale". En 20 ans la valeur immobilière fait plus que doubler à Paris avec une ségrégation sociale exacerbée La fête de l'Empereur, Illumination et ascension du ballon lumineux aux Champs Élysées, 1853, Gravure sur bois
Les notables ont migré vers l’ouest: en ce long siècle révolutionnaire, le centre de Paris leur apparaît trop dangereux, battant au rythme des soulèvements populaires. En 1871, la rue de Morny devient certes la "rue de la Commune", mais cette dernière est horriblement massacrée. Statue de Napoléon renversée en 1871 sous la Commune, devant un "fédéré" membre de la Garde nationale. Photo Musée de l'Armée.
Les hôtels particuliers rivalisent d'un luxe époustouflant, comme ici celui de la Païva. Mais au même moment, à la fin du XIXe siècle, il arrive qu'on trouve dans les bosquets des Champs-Élysées des cadavres de personnes mortes de faim ou froid. Tragiquement dévorés par les rats. Escalier luxueux (onyx, porphyre, tapis rouge, candélabres brillants, sculptures et tableaux) de l'hôtel de la Païva.
Le quartier est le terrain de conflits au travail, parfois même de grèves longues comme chez les ouvriers construisant l’Arc de Triomphe, victimes de répression, et plus tard sur le chantier de la Tour Eiffel. Autre façon de voir ces lieux: par le travail et les luttes sociales. L'Arc de Triomphe en construction, muni d'un échafaudage, années 1808-1809.
La Grande Guerre affecte les travaux et les jours. Une main‐d’œuvre nouvelle est réquisitionnée, comme ces Kabyles affectés à la voirie, que l’on voit balayer les Champs‐Élysées. Les origines des travailleurs se diversifient, à la mesure des bouleversements dans le recrutement. Deux travailleurs kabyles avec leur balai sur les Champs-Élysées pendant la Première Guerre mondiale.
La fin de la guerre et les célébrations du triomphe font des Champs un lieu de gloire nationale. Pour la première fois on voit défiler des chars d’assaut français et alliés, au côté des différents régiments. On a entassé des canons pris aux Allemands, que surmonte un coq gaulois. « Pyramide de canons pris à l’ennemi au rond‐point des Champs‐ Élysées », surmonté du coq gaulois, 13 juillet 1919. © BNF, département Estampes et photographie
Les autorités ont oublié d'honorer les aviateurs lors des cérémonies officielles: un affront. Le 9 août 1919, le pilote Charles Godefroy fait voler son avion sous l’Arc de Triomphe. Roland Garros l’avait envisagé et avait conclu "Celui qui essaiera de passer là se tuera" (non). Biplan du Nieuport XI de Charles Godefroy s'apprêtant à passer sous l'Arc de Triomphe, 7 août 1919.
Le 11 novembre 1920 est portée en terre la dépouille d’un soldat inconnu. L’écrivain Henri de Jouvenel en a eu l’idée, suppliant pour le soldat sans nom: "Ne l’enfermez pas au Panthéon, portez‐le au sommet de l’avenue triomphale, au milieu de ces 4 arches ouvertes sur le ciel." Inhumation du cercueil du "soldat inconnu" par d'anciens combattants de la Grande Guerre.
Sous le Front populaire, des cortèges de grévistes disputent l'avenue aux ligues de droite et d'extrême-droite qui en ont fait leur lieu sacré. Ces travailleuses et travailleurs en grève font résonner l'histoire des Champs, lieu de tensions renouvelées entre classes sociales. Cortège de grévistes sur les Champs‐Élysées, Agence Meurisse, 1936.
En 1940, l'avenue est une proie nazie. Hitler descend les Champs puis la Wehrmacht y défile chaque jour; la croix gammée flotte sur l'Arc de Triomphe. De nombreux immeubles sont réquisitionnés, notamment pour les bureaux de la Propagandastaffel et les expositions de la Waffen SS. Parade de la Wehrmacht sur les Champs Élysées, août 1942. Au premier rand, des officiers allemands.
Des cinémas réquisitionnés sont réservés aux Allemands. C’est le cas aussi de certains cafés où s’affichent les pancartes "Interdit aux Juifs". Le Lido devient lieu de divertissement pour l'occupant et ses soutiens. Pas de réquisition pour Renault: il travaille pour la Wehrmacht. Photo prise sur les Champs en septembre 1940. "Deutsches Soldatenkino" en grand sur un cinéma réquisitionné et, à côté, "Organisation Todt".
Des groupes paramilitaires et des ligues françaises pronazies s'emparent aussi des lieux. Le petit monde de la Collaboration festoie au Fouquet’s. Parmi eux, le propriétaire de la Samaritaine Gabriel Cognacq, l’industriel des liqueurs Albert Dubonnet, la styliste Nina Ricci… Drapeau nazi flottant sur l'Arc de Triomphe. En arrière-plan, la Tour Eiffel.
Le 8 juillet 1944, des prisonniers américains et anglais capturés en Normandie sont traînés en cortège sur les Champs et conspués; des badauds les frappent ou leur crachent au visage. Cette scène violente sera vite oubliée, enfouie et refoulée dans l’inconscient collectif.
Le 17 août 1944, les syndicats dissous sur ordre de Vichy qui avaient poursuivi une activité clandestine appellent à une grève générale. Dans Paris il n’y a plus de métro, ni de gaz, de postes, de cinémas, de théâtres, de ramassage des ordures ménagères. Les combats font rage. Barricade à l'angle d'une rue, avec deux personnes casquées dont une femme. Août 1944
On connaît bien sûr le défilé triomphal du 25 août 1944, avec "la mer" que Charles de Gaulle, porté par la foule immense, croit percevoir. Mais à peine le cortège a‐t‐il quitté les Champs que plusieurs fusillades éclatent, faisant des morts: les combats ne sont pas terminés. "Vive de Gaulle" proclame une banderole le long des Champs-Élysées où défilent des blindés alliés.
La guerre froide traverse et déchire les Champs. Le 11 novembre 1948 un défilé de résistants pour la plupart communistes tourne à l'affrontement avec les forces de l'ordre, qui tirent. En février 1951 une manifestation contre la venue d'Eisenhower conduit aussi à un affrontement.
Durant la guerre d'indépendance algérienne, les Champs connaissent des nuits rouge sang. Le 17 octobre 1961, comme d’autres grandes artères de la capitale, ils sont le théâtre sinistre du massacre perpétré par la police contre des manifestants algériens. Un Algérien blessé le 17 octobre 1961 et saignant abondamment. Photo Élie Kagan
Sur les Champs et à la Concorde, des manifestants tombent sous les coups de crosse ou meurent étouffés; d’autres sont fauchés par des rafales de pistolets‐mitrailleurs. "On tirait sur tout ce qui bougeait, c’était l’horreur, la chasse à l’homme" témoigne le policier Raoul Letard. "17 octobre Massacre d'Algériens au cœur de Paris" sur la photo de manifestants algériens au sol.
Lors de la grève générale de 1968, les Champs-Élysées sont le lieu d'une intense politisation. Y défilent le 30 mai les partisans de De Gaulle, dont certains crient "Renault au boulot!", parfois "Les cocos au poteau" et même "Cohn-Bendit à Dachau".
Photo d'hommes et de femmes relativement âgés défilant avec drapeau tricolore et médailles militaires, le 30 mai 1968.
Couverture du magazine Le Patriote avec des jeunes et l'affiche "Avec de Gaulle pour la France". En titre: "le gaullisme n'est pas mort".
Les Champs deviennent un lieu de tension politique voire de "guérilla urbaine" dans les années 1970, avec plusieurs épisodes de révoltes anarchistes: vitrines brisées, barricades incendiées… L’avenue se retrouve au cœur d’affrontements qui l'érigent en symbole et en cible. Article de L'Express le 6 octobre 1975: "Paris: les casseurs sur les Champs-Élysées" avec une photo de manifestant-es portant des drapeaux (sans doute noirs)
En revanche c'est à une dépolitisation qu'on assiste durant le Bicentenaire de la Révolution. Le défilé conçu par Jean-Paul Goude est assumé comme une sorte de publicité, une "forme un peu gratuite", dit Goude lui-même. La Révolution serait "terminée" comme le proclame Fr. Furet. Défilé nocturne le 14 juillet 1989 sur les Champs. Char avec les chanteuses de Doudou N’Diaye Rose en boubous colorés de lumières tricolores.
Lieu de fête, de sacré et de conflictualité, les Champs sont un concentré où accents patriotiques et "universels" se mêlent. Un lieu‐monde: non seulement parce qu’ils sont connus dans le monde entier, mais surtout parce qu’ils énoncent un certain état du monde. Arc de Triomphe, de nuit, en 1998, avec le portrait de Zinedine Zidane projeté en rayon de lumière et la formule "Zizou on t'aime".
Un long chapitre est consacré à l'histoire de l'Arc de Triomphe qui, contrairement à ce qui a pu être raconté, n'a rien de "républicain". Ses origines sont évidemment napoléoniennes et son achèvement date de la Monarchie de Juillet. C'est la guerre et ses victoires qu'il exalte. Bas-relief dit du "Triomphe" sur l'Arc de Triomphe. L'allégorie de la Victoire couronne Napoléon de laurier.
Depuis plusieurs décennies, sur décision du général Combette, des jeunes de milieu scolaire participent chaque soir au rituel du ravivage de la flamme au côté de militaires. Des discours célèbrent les guerres mondiales et celles d’Indochine et d’Algérie "en défense de la patrie". Image
Un chapitre explore l'histoire du Fouquet's, bistrot de cochers ouvert en 1899 par le limonadier Louis Fouquet, et la manière dont il devient un lieu mondain. En 1936, un chroniqueur commente pourtant: "Je n’y comprends rien, c’est cher et ce n’est pas meilleur qu’ailleurs…" Façade de la brasserie du Fouquet's en 1939, avec ses tables à l'extérieur, photo Keystone.
En 1994 le Fouquet's connaît un scandale sanitaire. La Direction générale des fraudes relève que les "fromages de ferme" sont industriels; la "poularde de Bresse" est un poulet élevé en batterie. Des blattes envahissent le local à vaisselle. Le foie gras est illégalement congelé.
Fruits et légumes gisent à même le sol. Des produits vendus au prix fort sont depuis longtemps périmés. Les casseroles de cuivre sont dans un état douteux…
Le tribunal correctionnel condamne son PDG à 40000 francs d’amende pour publicité mensongère et infractions à l’hygiène. Devanture du Fouquet's avec son auvent rouge et son tapis rouge.
Depuis 1998 le Fouquet's appartient au groupe Barrière dirigé par Dominique Desseigne, un ami de Nicolas Sarkozy. Il détient 36 casinos, 19 hôtels de luxe et environ 150 restaurants. Son chiffre d’affaires est estimé à 1,2 milliard d’euros. Il a ouvert un autre Fouquet's à Dubaï. Intérieur du Fouquet's à Dubaï. Tables dressées, fauteuils rouges, vue sur une piscine avec palmiers.
Le 16 mars 2019, au cœur du mouvement des Gilets jaunes, le Fouquet's a brûlé. Pour E. Macron, c'était "la République" qui était prise pour cible. La cuirasse dont le Fouquet's s’est ensuite enrobé ressemblait à une protection blindée, un camp retranché. "Full Metal Fouquet’s"? Photo de nuit montrant le Fouquet's dans une protection de métal après l'incendie de mars 2019. Et la légende proposée par "Mr Propagande": "Full Metal Fouquet's"

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