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Sep 9 25 tweets 5 min read Twitter logo Read on Twitter
‼️Passionnant, édifiant. Crucial pour saisir l'essence des pouvoirs actuels: intrication du politique, de la finance & de la grande industrie; réseaux & connivences; perte de toute valeur au profit de l'argent; et ce qu'@A_Moatti nomme "l'effacement progressif de la démocratie"⤵️ Couverture du livre d'Alexandre Moatti, Technocratisme. Les grands corps à la dérive, aux éditions Amsterdam.
Oui, c'est un livre vraiment important pour comprendre ce qui se produit dans la phase néolibérale du capitalisme, de manière vivante, incarnée et précise: quels agents, quelles stratégies… Comment tout sens du bien commun et du service public s'est évanoui chez ces ""élites"".
Le livre décrit finement l'intrication entre pouvoirs économique et politique, animés des mêmes obsessions néomanagériales. La "prise de pouvoir par la technocratie" conduit à un système véritablement "étouffant": cumul de postes, rémunérations mirobolantes, extrême arrogance…
Les "Grands Corps" (Ponts & Chaussées, Mines, Inspection des Finances…) devaient concevoir ponts, routes, ports, chemins de fer, s'assurer des usages de l'argent public. L'enjeu est donc de comprendre comment ils "se sont détournés de ces éminentes missions de service public".
A. Moatti analyse la dénaturation qui s'est opérée quand s'est perdu tout sens du service public: comment cette "technocratie d’État" s'est chargée de mettre en la "voie néolibérale", en parfaites opposition et contradiction avec la mission originelle de la fonction publique.
Désormais l'obsession de ces gens est de gagner de l'argent. Leur voie royale est le "pantouflage": passage de la haute fonction publique au privé, grande industrie et banques. Parfois avec "rétropantouflage" en fin de carrière pour s'assurer des revenus dans des conseils divers.
L'arrivée de ces gens, sortant de leurs "Grands Corps", à la tête d'entreprises se fait parfois sans grande compétence. Et c'est là un autre enseignement, fort, du livre: l'existence, chez ces responsables, d'"une forme de dilettantisme couplé à une forme d'amateurisme".
A. Moatti analyse donc leur formation. "Concernant les élites issues de l’ENA, elles proviennent de plus en plus des écoles de commerce (HEC, ESSEC, ESCP…), qui offrent, malgré de bonnes classes préparatoires, un enseignement de médiocre qualité centré sur le marketing".
A. Moatti insiste pour les Polytechnicien-nes sur un certain "esprit d'abstraction". Or "la technocratie, c’est d’abord un esprit d’abstraction". Il évoque alors un dévoiement du rapport au savoir, privilégiant l'amateurisme et la généralité au détriment d'une compétence solide.
Cette relative incompétence, mêlée à l'esprit de corps, l'auto-recrutement et l'auto-légitimation, conduit à des fiascos et désastres dans la gestion de certaines entreprises, ce qu'A. Moatti appelle "des bérézinas". Mais il n'y a jamais de leçons tirées au sein de cet entre-soi.
Exemples de ces désastres: Crédit lyonnais, Gan, Alstom, Vivendi, Areva, Crédit local de France/Dexia qui aurait "pu être une affaire d’ampleur égale à celle de Lehman Brothers au même moment si les gouvernements français et belge n’étaient venus à la rescousse sur fonds publics"
Il est question aussi bien sûr du "désastre éthique de France Telecom". À propos de ces "bérézinas", A. Moatti parle d'un "immense gâchis", "sans que jamais un quelconque bilan interne n’ait été fait de ces graves échecs". Aucune introspection, un système en roue libre.
"Mal conduire l'entreprise" et "mal se conduire" enrichissement indu, pratiques à la limite du harcèlement: si ce n'est pas spécifique aux membres des Grands Corps, "leur position inamovible et orchestrée à la tête de grands groupes laisse non sanctionnées ce genre d’attitudes".
Cette "technocratie affairiste intimement liée aux grandes entreprises et aux grands cabinets de conseil" se montre donc particulièrement active dans "la marchandisation de l’intouchable (santé, éducation, infrastructures publiques…)". Un saccage, le plus souvent.
On assiste alors à un "renversement complet de la fonction d’un corps d’État: de la gestion du bien commun à l’organisation active d’une privatisation fondée sur une rente publique". Un renversement particulièrement flagrant avec la privatisation des autoroutes ou des aéroports.
Idem pour le chemin de fer: les ingénieurs des Grands Corps pouvaient être animés d'un "saint-simonisme ferroviaire" (humanisme, sens du bien public). Rupture quand "les énarques mirent la main sur la SNCF": flexibilité tarifaire, tout-TGV, disparition des petites lignes…
En somme, "tout ce qui a été institué en bien commun à partir du XIXe siècle (pour les premiers barrages et réseaux ferrés) jusqu’aux années 1970 (inauguration de Roissy), avec l’instrument du corps des Ponts et Chaussées, devient au XXIe siècle sujet à profits".
Autre exemple édifiant: "les banques françaises sont gérées par des inspecteurs des Finances". Mais dès lors, "comment peut-on parler d’intérêt général à la tête d’une grande banque privée?" "La notion d’intérêt général a-t-elle encore un sens chez ces hauts fonctionnaires?"
On le savait mais A. Moatti en fait une parfaite démonstration concrète, fondée sur un foisonnement d'exemples: le néolibéralisme constitue "en fait la dérégulation et l’appel à l’État pour la libéralisation de nouveaux pans économiques (autoroutes, puis santé, éducation…)".
"Les années Mitterrand voient un déferlement énarchique dans les rangs du pouvoir – anciens élèves sincèrement engagés à gauche ou simplement opportunistes" qui y trouvent "la possibilité d’une accélération de carrière, et ne tarderont pas à grossir les rangs du néo-libéralisme".
C'est aussi ce qui est passionnant dans le livre: l'articulation entre la situation présente (une dérive catastrophique) et la "rétro-histoire des Grands Corps" qu'opère Alexandre Moatti en historien: démontrer ces évolutions apparaît décisif pour comprendre où nous en sommes.
C'est également un livre non seulement incisif mais courageux: Alexandre Moatti est lui-même issu de ces "Grands Corps" (Polytechnicien, ingénieur des Mines, haut fonctionnaire). Son analyse est d'autant plus documentée, renforcée aussi par sa formation d'historien des sciences.
L'ouvrage est rigoureux et précis. Il est aussi empreint de colère et d'indignation devant la dénaturation d'une mission de bien commun et de service public. On retrouve de plus en plus cette conscience chez des personnes qui ne peuvent plus se taire face aux évolutions délétères
C'est pourquoi ce livre est doublement important: pour l'analyse d'un long dévoiement aux conséquences quotidiennes sur nos vies; pour le geste engagé qu'il représente, en ne se contentant pas, d'ailleurs, de décrire mais en proposant des alternatives centrées sur le bien commun.
Une discussion sur le livre est organisée par @X__Alternative au Lieu-Dit à Ménilmontant (@lelieudit) en présence de l'auteur ce mercredi 13 septembre

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