Comme beaucoup de collègues chercheurs, j’ai gardé pendant un moment le silence sur l’attentat de Krokus Hall dans la banlieue de Moscou. Pourquoi?
Je commence par une évidence: mon travail, à la différence de celui d’un journaliste de terrain ou d’un éditorialiste, … 1/
… ne consiste pas à mener une investigation à chaud, ni à commenter à chaud. Je dispose, dans une situation d’urgence comme celle-ci, des mêmes informations que les autres. Les répéter simplement n’a aucun intérêt. L’apport du chercheur est de replacer l’événement… 2/
… dans un contexte, d’expliquer sa logique, d’analyser le jeu des acteurs. Or, sur tous ces éléments, cet attentat m’a pris au dépourvu, tant ses clefs internes - en Russie - me semblent difficiles à percevoir, tant il semble être en rupture avec les attentats précédents. 3/
La prise d’otage du théâtre Nord-Ost (2002) et celui de l’école de Beslan (2004) s’inscrivaient dans un contexte de guerre conduite par la Russie en Tchétchénie. La dimension islamiste y était imbriquée avec la politique interne de la Russie, et des acteurs locaux. 4/
Sans même parler des attentats de 1999, souvent analysés comme orchestrés par le pouvoir pour justifier une nouvelle intervention armée en Tchétchénie. Dans l’attentat de Krokus Hall, les premiers éléments très incomplets ne s’inscrivent pas dans cette grille de lecture. 5/
Les informations diffusées pointent vers la politique internationale de la Russie plus que vers la politique intérieure, et dans la politique internationale vers autre chose que la guerre contre l’Ukraine et la confrontation avec l’Occident. 6/
Que ce soit surprenant pour nous chercheurs est une chose, mais au vu des 1ères réactions, cela prend également par surprise les responsables russes qui n’arrivent pas à sortir de la recherche de la « trace ukrainienne », pourtant plus que ténue au vu des infos disponibles. 7/
Le récit que fait le pouvoir russe de la situation internationale est depuis quelques années très simple: les adversaires sont du côté de l’Occident, USA en premier, ses alliés ensuite. Les amis sont du côté de ceux qui s’opposent à l’Occident. Une attribution de l’attentat…8/
… à l’EI brouille les cartes et rend la situation trop complexe pour être lisible et utilisable politiquement. Qui plus est, cela donne l’image d’un pouvoir incapable d’anticiper les menaces réelles pour son pays.
Il y a donc des chances que les traces ukrainiennes… 8/
… soient encore plus activement recherchées via des aveux ou d’autres types de preuves exhibées.
On peut également s’attendre à un durcissement instinctif : la réintroduction de la peine de mort rentre déjà dans l’agenda parlementaire. Enfin, un durcissement… 9/
… de la politique anti-migrants est à prévoir. Les exécutants de l’attentat que le pouvoir affirme avoir capturés sont de nationalité tadjik. Les tadjiks en Russie font partie des populations migrantes d’Asie centrale employés à balayer les rues et à travailler… 10/
… sur les chantiers de construction. Ils sont aussi de ceux à qui la Russie a distribué récemment des passeports pour pouvoir les enrôler aussitôt pour le front. Les expulsions et les violences à prévoir contre ces gens-là vont paradoxalement priver le pays d’un vivier… 11/
… humain qui lui est indispensable, dans une situation de crise démographique, de manque de main d’œuvre et de guerre.
Doit-on prévoir une escalade militaire sur le front ukrainien?
Beaucoup d’observateurs étaient en attente d’un événement post-électoral qui permettrait… 12/
… à la Russie de lancer une nouvelle mobilisation militaire et d’intensifier l’attaque sur l’Ukraine. Sommes-nous en présence de cet événement, qui serait dans ce cas orchestré par le pouvoir?
Je ne sais pas. Mon sentiment personnel (donc pas plus solide que ça)… 13/
… est que si le pouvoir avait voulu fabriquer un attentat pour mobiliser la population, le doigt pointé vers l’Ukraine aurait été plus gros, plus évident.
L’attentat peut-il quand-même être saisi comme une aubaine pour surfer sur l’angoisse de la population? 14/
Évidemment. Si le Kremlin veut effectivement lancer une nouvelle phase de mobilisation et durcir encore le verrouillage interne, l’attentat crée un contexte très propice.
A ce stade, je n’ai pas de quoi aller plus loin dans mon analyse.
15/15 🧶
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Pas besoin de faire un fil sur les fraudes électorales lors des élections présidentielles russes, @benvtk explique tout parfaitement dans cet article pour @lemondefr ⬇️ Je me permets juste d’insister sur quelque chose : 1/ lemonde.fr/international/…
Les 20-30 millions de faux votes pour Poutine que permet de repérer l’analyse statistique présentée dans le papier, c’est juste le bourrage d’urnes et la réécriture des résultats.
Il faut y ajouter l’éviction des candidats d’opposition, aussi modérés soient-ils, 2/
… le vote forcé des fonctionnaires et assimilés, le résultat totalement artificiel des régions annexées, la fraude du vote électronique (pour l’instant non chiffré). L’ampleur de la manipulation dépasse donc bien les 30 millions de voix. L’article en parle, mais 3/
87,3% pour Poutine?
Les rumeurs qui avaient circulé d’un objectif fixé à l’administration de 85% de participation / 85% de score pour Poutine semblent donc proches de la réalité. 85% augmentés d’un peu de zèle du côté des commissions locales, juste au cas où.
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Inutile de dire que ces résultats sont fabriqués et déconnectés de tte réalité. En tant que politistes, nous décortiquerons les techniques, raffinées de scrutin en scrutin, qui permettent au Kremlin d’y arriver. Mais est important de comprendre que ce résultat… 2/5
… n’est pas seulement le résultat d’une répression. Ni seulement le reflet d’une adhésion. Il est le fruit d’un long processus que j’évoque ici ⬇️
Comprendre le plus finement possible ce mécanisme est indispensable pour comprendre le système russe. 3/5
Le jour anniversaire de la mort de Staline (le 5 mars), on voit circuler depuis quelques années sur les réseaux sociaux cette affiche: "Celui-là a crevé, celui-ci crèvera aussi". Mais concrètement, dans l’hypothèse de la mort de Poutine, il se passe quoi en Russie? 🧶1/16
D’après la constitution, c’est le Premier ministre qui assure l'intérim du président en cas d’incapacité. Le premier ministre actuel, Mikhail Michoustine, 58 ans, est en poste depuis 2020. En avez-vous entendu parler? Non?
Notre focalisation sur les personnages les plus vocaux et les plus visibles à l’étranger (Poutine, Lavrov, Medvedev, Shoigu…) est une limite de notre compréhension des logiques internes du pays. Car Michoustine est loin d’être quelqu’un qui ne compte pas. 3/16
Toujours très intéressantes et inventives, les enquêtes d'opinion conduites en Russie par le projet "Chronicles".
Voici par exemple la dernière enquête qui éclaire de manière tout à fait particulière le contexte électoral russe. 🧶1/7 chronicles.report/en
Les sondeurs posent aux Russes trois questions: 1. Quels événements souhaiteriez-vous (personnellement) voir arriver dans un avenir proche? 2. Quelles décisions attendez-vous de votre candidat idéal? 3. Quelles décisions attendez-vous de Poutine en cas de réélection ? 2/7
58% de Russes souhaitent un cessez-le-feu avec l'Ukraine, mais seulement 29% l'attendent de Poutine.
51% veulent restaurer les relations avec l'Ouest, mais 28% pensent que Poutine le fera.
49% veulent une hausse des dépenses militaires, mais 72% l'attendent de Poutine. 3/7
Les élections présidentielles démarrent aujourd’hui en Russie.
La première phase est la procédure de vote anticipé qui s’étale jusqu’au 14 mars. En 2018, cette procédure était marginale (210 000 électeurs) et concernait surtout les régions reculées. 1/8 🧶tass.ru/politika/20077…
Cette fois-ci, elle s’élargit aux territoires militairement occupés par la Russie. Officiellement, 4,56 millions d’électeurs. Ce chiffre est défini par les autorités au doigt mouillé, mais donne une base pour les falsifications à mettre en place. 2/8
Le vote anticipé se fait via des urnes mobiles que deux (et dans certaines conditions un) membres de la commission électorale apportent dans les lieux de vote qui peuvent être un bureau improvisé mais aussi un coffre de voiture ou un banc de jardin… 3/8
Je sens, dans les questions qui me sont posées par les journalistes, comme une gêne à évoquer un sujet lié à Navalny: sa vision de l'Ukraine et la réaction des Ukrainiens à son assassinat - direct ou à petit feu - dans la colonie pénitentiaire. Or, il faut en parler 🧶 1/12
Les réseaux d’Ukrainiens et les réseaux de Russes auxquels je suis attentive n'ont plus grand-chose en commun depuis un moment. Même si les Russes opposés au pouvoir en place soutiennent ouvertement l’Ukraine, le dialogue est quasiment inexistant. 2/12
La mort de Navalny a été une vague de choc immense dans les réseaux de l’opposition russe. A l'inverse, la plupart des Ukrainiens n’y ont pas consacré la moindre ligne sur les réseaux sociaux. Ou alors pour refuser explicitement de se solidariser avec les hommages. 3/12