Thread by @ghislainY_

🧵 Qu'est-ce que l'intersectionnalité ?

Une réponse à partir du chapitre 1 de l'ouvrage "Intersectionnalité: une introduction" (2023 [2016]) des sociologues Sirma Bilge & Patricia Hill Collins.

Mentions du Combahee River Collective, de Toni C. Bambara & Patrice Douglass.

C'est écrit (2023 [2016]) car c'est une traduction de la version anglaise parue en 2016.

S. Bilge est professeure à l’Université de Montréal.

P. H. Collins est professeure à l’Université du Maryland. De nombreux livres dont un seul traduit : La Pensée féministe noire (2016).

Elles commencent par rappeler que le mot "intersectionnalité" renvoie à une multitude de projets intellectuels et politiques.

Il est mobilisé dans plusieurs disciplines : la sociologie, l’histoire, la science politique et même les domaines interdisciplinaires récents.

Ce rappel permet de mentionner les "intersectionnality wars" aux États-Unis

En ai parlé en 2017 en partageant les propos de Bilge ("ornemental intersectionality") et Crenshaw sur le fait que la viralité ne devrait pas empêcher de lire sérieusement (!) :

https://x.com/ghislainY_/status/868133089054162944?s=20

Bilge & Hill Collins (2023), p.24 : "L’intersectionnalité examine la façon dont les rapports de pouvoir imbriqués influent sur les rapports sociaux dans diverses sociétés, ainsi que sur l’expérience des individu·e·s dans la vie quotidienne. (...)" (1/2)

"En tant qu’instrument d’analyse, l’intersectionnalité considère que les catégories de race, de classe, de genre, de sexualité, de nationalité, de capacité, d’ethnicité et d’âge — entre autres — sont interdépendantes et façonnées les unes par les autres." (2/2)

Pour les sociologues Bilge & H. Collins, l'intersectionnalité est un "instrument d'analyse" et une "manière de comprendre et d’expliquer la complexité du monde, des personnes et des expériences humaines" (p.24).

Elles ne disent pas "LE SEUL" instrument ou "LA SEULE" manière.

D'après S.B. & P.H.C., c'est un instrument d’analyse pour résoudre des problèmes auxquels soi-même ou des proches doivent faire face.

Elles donnent 2 exemples de mobilisations :
a) au sein des universités nord-américaines
b) les revendications de militantes afro-américaines

a) Elles accueillent des personnes qui, avant :

- n’avaient pas les moyens de payer les frais (classe)
- se heurtaient à des barrières discriminatoires: race, genre, ethnicité, indigénéité, nationalité
- subissaient des discriminations spécifiques: sexualité, handicap, religion

Dans ce contexte, l’intersectionnalité peut être un instrument précieux pour concevoir et développer des stratégies de promotion de l’équité au sein des institutions universitaires.

Peut aussi être un moyen pour des personnes minoritaires dans l'académie de revendiquer l'équité.

b) Dans les années 60/70, des militantes afro-américaines réalisent que leurs besoins en matière d’éducation, d’emploi et de santé échappaient aux cadres d’analyse des mouvements antiracistes, du féminisme et des organisations syndicales.

Dans ce contexte, l'intersectionnalité est un instrument utile pour comprendre "pourquoi" chaque espace militant (antiraciste, féministe blanc, syndical) érigeait une catégorie d’analyse et d’action au-dessus des autres.

Pour comprendre ce qui se passait dans les années 60/70 et penser le féminisme noir en termes de courants (libéral/radical), je recommande la déclaration de 1979 du Combahee River Collective — un collectif de féministes noires radicales créé en 1974 : journals.openedition.org/cedref/415

Recommande cette déclaration parce qu'il est impossible de la lire et affirmer sans mauvaise foi que "le féminisme noir" [la figure de paille créée par les antiféministes/masculinistes noirs] est juste un allié du suprémacisme blanc et du libéralisme contre...les hommes noirs.

Le Combahee River Collective critique [voir images]:

- le capitalisme et l'impérialisme
- l'essentialisation des hommes noirs comme "problème" en parlant de "socialisation à
- le sexisme dans certains milieux nationalistes noirs
- le féminisme blanc

Dans les années 60/70, les femmes du Combahee River Collective ne sont pas les seules à se plaindre des brochures/débats sur les rôles "masculin/féminin" au sein des milieux nationalistes.

Toni Cade Bambara critique cette idée de "rôles" dans The Black Woman. An Anthology (1970)

Quelques questions importantes dans les débats académiques et/ou militants (ou au bar 🙄) : comment savoir qu'une analyse est intersectionnelle ? Suffit-il de l'affirmer ou de mentionner le mot "intersectionnalité" ?

Réponse de B. & H.C. : « (...) nous estimons que “ce qui fait qu’une analyse est intersectionnelle, ce n’est pas l’emploi du terme “intersectionnalité”, ni son inscription dans une généalogie familière, ni le fait qu’elle s’appuie sur une liste de citations habituelles.”» (p.27)

L'ouvrage de Bilge & Hill Collins est important à cause des 3 exemples d'usages de l'intersectionnalité comme instrument d'analyse : le foot international ; la reconnaissance croissante des inégalités sociales mondiales ; l’émergence du mouvement des femmes noires brésiliennes.

Lorsqu'on mobilise l'intersectionnalité comme instrument d'analyse, on ne s'en tient pas juste à la façon dont les rapports de pouvoir sont imbriqués.

On pense par cas (étude/enquête) ET réfléchit aux "domaines de pouvoir" : structurel, culturel, disciplinaire et interpersonnel.

Je présente l'exemple d'analyse intersectionnelle du foot international car même un antiféministe/masculiniste aurait du mal à parler de "partialité".

Pourquoi et comment analyser les jeux de pouvoir derrière une Coupe du Monde avec l'intersectionnalité ? [Voir images]

Au sujet des domaines de pouvoir :

a) le domaine structurel de pouvoir [Voir image]
désigne les structures fondamentales des institutions sociales.

Les imbrications de la classe (capitalisme) et de la nation (politiques publiques) sont essentielles à l’organisation d'une CDM

b) La notion de domaine culturel de pouvoir [Voir image] met l’accent sur l’importance croissante des idées et de la culture dans l’organisation des rapports de pouvoir.

La CDM est un exemple de la façon dont le pouvoir normalise des attitudes en matières d’inégalités sociales.

Penser au domaine culturel de pouvoir permet de poser ces questions:

1- Quels messages culturels liés à la race, au genre, à la classe, à la sexualité et à d’autres catégories similaires sont diffusés ?

2- Comment se fait-il que ce sont systématiquement les mêmes personnes ou les mêmes groupes qui gagnent, et systématiquement les mêmes qui perdent ? Si on adhère au mythe du match de foot comme “jeu équitable” on pense qu’il s’agit uniquement de talent, de discipline ou chance...

3- Quelles sont les représentations de la masculinité et de la nation durant les compétitions ? Pensez aux athlètes masculins dans les publicités en “gladiateurs” ou soldats “défendant leur patrie”, etc.

c) Le domaine disciplinaire de pouvoir concerne la question de savoir si les règles et les réglementations s’appliquent équitablement en fonction des propriétés sociales [race, genre, classe, sexualité, capacité, religion, etc] et des nationalités des personnes concernées.

En mobilisant la notion de "domaine disciplinaire de pouvoir", les polémiques sur l’apparence physique ou la sexualité de certaines joueuses, le voile, le jeûne, la race des joueurs de l’équipe de France, le trafic de joueurs africains prennent un tout autre sens.

Notion importante pour bien comprendre ce que fait le pouvoir.

Il nous engendre comme sujets [fabrication de notre personne avec des perceptions propres à la société dans laquelle on naît] ET nous rend sujets [personne dominée dans le but de maintenir l’ordre existant].

d) Le domaine interpersonnel de pouvoir désigne l’expérience faite de la convergence des pouvoirs structurel, culturel et disciplinaire.

Le pouvoir modèle les identités imbriquées, de race, de classe, de genre, de sexualité, etc, qui structurent à leur tour nos interactions.

Avec l'intersectionnalité comme instrument d'analyse qui appelle à réfléchir au 4 domaines de pouvoir [structurel, culturel, disciplinaire et interpersonnel], on doit comprendre qu'une analyse intersectionnelle ne fige pas d'entrée "l'identité" des personnes.

Ex: C’est une analyse intersectionnelle lorsqu’on s’intéresse par exemple aux critiques reçues par un joueur noir après ses remarques sur le racisme OU lorsqu’on s’intéresse aux critiques reçues sur son style vestimentaire. (1/2)

Un autre joueur noir répondant aux attentes sociales vis-à-vis du footableur (muet sur les inégalités raciales, souriant, s’habillant “comme il faut”, etc) n’aura pas la même expérience de la convergence des domaines structurel, culturel et disciplinaire du racisme. (2/2)

Une analyse intersectionnelle peut donc permettre de montrer qu’une personne noire en tant que X [identité choisie pour l’analyse] vit une expérience différente du racisme vécu par une autre personne noire en tant que X.

Tout en subissant le racisme structurel à divers degrés.

Pour le dire en un tweet : les sociologues et les théoricien·ne·s noir·e·s ne considèrent pas que l'intersectionnalité est LA SEULE manière d'analyser les conditions noires.

Et des féministes noires ont produit des critiques théoriques de l'instrument. Ex : Patrice D. Douglass.

Dans "Black Feminist Theory for the Dead and Dying", P. D. Douglass reprend la critique de Toni C. Bambara sur les "rôles" et rappelle qu'historiquement les personnes noires n'ont pas accès à la catégorie "humain".

On est "pas assez masculin/féminin" ou "trop masculin/féminine".

P. D. Douglass appelle donc à penser les conditions noires avec la notion de "genres noirs" [black genders].

Sa critique permet de penser les masculinités/féminités noires sans figer/essentialiser le genre ET oblige à réfléchir chaque fois aux contextes historique/social.

Vous pouvez trouver l'article "Black Feminist Theory for the Dead and Dying" de Patrice D. Douglass ici :

Et relire le mini-thread sur les propos de Toni Cade Bambara sur la "folie" de la "masculinité"/"féminité" ici :
antiableistcomposition.wordpress.com/2020/07/05/7-5…

https://x.com/ghislainY_/status/1743883065024213068?s=20

( Si vous êtes disponibles à Paris demain 16h, il reste des places pour le séminaire public « Patriarcat: histoire, avantages et coûts pour les hommes noirs » :

On discutera d'autres éléments de la boîte à outils sociologiques
)helloasso.com/associations/m…

https://twitter.com/ghislainy_/status/1770148253301866632