Thread by @colinlebedev

L’une des choses qui m’interrogent en tant que sociologue de la guerre et des mouvements sociaux dans l’invasion de la région de Koursk, c’est la différence de réaction entre les Ukrainiens en 2014 et les Russes en 2024, face à l’attaque armée de leur territoire. 1/22 🧶

En 2014, dès l’annexion de la Crimée, la société ukrainienne s’organise face à la menace perçue. Que ce soit du côté pro-Maïdan, du côté anti-Maïdan, mais aussi du côté de ceux qui ne savent pas trop, il y a une conviction qu’il est nécessaire de se défendre. 2/22

Des bataillons d’auto-défense sont organisés, de manière plus ou moins structurée et légale, mais souvent par le bas. Des 2 côtés de ce qui deviendra une ligne de front. Mes interlocuteurs combattants à l’époque m’expliquaient cette urgence de défendre leurs maisons. 3/22

Dans les régions frontalières russes aujourd’hui, alors que l’armée d’un État étranger est là, on ne voit pas de défense ou de résistance armée organisée par la population. Les initiatives qui se mettent en place sont surtout humanitaires: évacuation, aide aux déplacés… 4/22

Pourquoi pas de résistance à l’armée ukrainienne au niveau local, à l’image de ce qu’il y a eu en Ukraine en 2014, puis dans les régions ukr occupées par la Russie en 2022? Plusieurs hypothèses, à envisager de manière complémentaire, comme des variables à prendre en compte. 5/22

1e hypothèse: le choc de la guerre comme détonateur.
Pour les Ukrainiens en 2014 comme en 2022, l’agression armée est un choc inouï, difficile à envisager, sans précédent. Ce choc qui bouleverse le quotidien appellerait à des actions sans précédent également. 6/22

En Russie en 2024, l’invasion de la région de Koursk arrive dans la 3e année de guerre, après une période de guerre diffuse, d’attaques de drones, d’incursions mineures et d’attaques sporadiques sur les sites militaires. Le choc serait là, mais plus diffus? Je ne sais pas. 7/22

2e hypothèse : la perception de l’Etat et de l’armée.
En 2014 en Ukraine, la population a la conviction que l’Etat et l’armée sont faibles et ne seront pas en mesure de résister. Les citoyens secondent l’armée et se substituent à l’Etat là où il est (en effet) défaillant. 8/22

Côté russe, la glorification de l’armée et la mise en scène dans les médias de la puissance militaire et politique de la Russie font que la population attend la protection de l’Etat et se dit que c’est à l’armée de la défendre. Sans s’immiscer eux-mêmes dans ce domaine. 9/22

Le statut d’opération antiterroriste contribue à démobiliser les civils: face à des « terroristes », tout ce qu’un civil peut faire, c’est coopérer avec les forces de l’ordre. Pas prendre les armes lui-même. (Cpdt, la guerre dans le Donbass avait le même statut en Ukr 🤔) 10/22

3e hypothèse : les freins à l’auto-organisation.
Les années de répression contre les mvmts sociaux et les ONG ont rendu les citoyens russes craintifs face à toute forme d’auto-organisation, y compris patriotique. Encore plus pour tout ce qui implique la prise des armes. 11/22

Des « patriotes pro-guerre » tels que Strelkov sont d’ailleurs aujourd’hui en prison, précisément pour avoir montré un peu trop d’autonomie et de zèle dans leur volonté d’œuvrer à la grandeur de la Russie. La crainte des Russes peut donc être justifiée. 12/22

J’ai d’ailleurs l’impression que les autorités régionales y vont mollo dans le montage de leur propres unités d’auto-defense, pourtant autorisées par la loi. Des unités régionales anti drones sont bien créés, mais sans aller plus loin. 13/22

Je me demande si les autorités locales ne craignent pas d’être perçues comme des Prigojine, oeuvrant solo, en dehors de l’Etat. Le gouverneur de la région de Koursk par intérim s’est fait rabrouer sèchement par Poutine dès qu’il s’est aventuré à parler des ? militaires. 14/22

J’écarte à dessein l’hypothèse d’opposition à la guerre ou de acceptation de l’invasion. J’écarte aussi celle d’une « passivité séculaire du peuple russe ». La passivité est le résultat d’un contexte, d’une perception et de choix faits par des personnes et des groupes. 15/22

En Russie, le contexte de contrôle de toute forme d’initiative et d’imposition de l’image d’un État puissant, a neutralisé toute possibilité de mobilisation de la population pour la défense de cet État. Alors que la faiblesse de l’État ukrainien en 2014 a eu l’effet inverse.16/22

(Si l’Etat russe continue - pr l’instant - à prétendre qu’il ne se passe pas grand chose, c’est p-ê aussi parce qu’il craint qu’en lançant un appel général à la defense de la patrie, il prend le risque de constater que pas grand-monde n’est là pour répondre à son appel) 17/22

Lorsque j’écrivais en 2022 dans « Jamais frères? » que les sociétés russe et ukrainienne avaient suivi des chemins divergents ces 30 dernières années, je pensais notamment à la question des mouvements sociaux et de l’action collective. 18/22

D’un côté, une Ukraine où l’action collective s’est perpétuée, dans des formes diverses. Les crises et révolutions ont donné aux citoyens la conviction que leur action pouvait peser, mais aussi entretenu la vision d’un État fragile auquel il fallait se substituer. 19/22

De l’autre côté, une Russie où les mouvements politiques et sociaux ont été bridés ces 20 dernières années, où la solidarité s’est structurée uniquement autour de l’entraide humanitaire ou de projets sociaux apolitiques. Où la stratégie dominante est de laisser faire l’Etat.20/22

La réaction à l’incursion armée dans la région de Koursk nous apprend beaucoup sur l’attitude de la population face à la guerre; bien plus que des enquêtes d’opinion sur le « soutien » à la guerre. Ce que les Russes ne font PAS est aussi important que ce qu’ils font. 21/22

Ce qui compte le plus dans cette histoire, ce sont les perceptions. Perception de soi, de sa communauté, de son État, du rôle de chacun. La guerre peut être un moment de rupture et de transformation; elle l’est certainement. Cela se joue en Russie comme en Ukraine. 22/22 Fin 🧶