Ces derniers temps, on entend à nouveau la petite musique de "plus d'Ukrainiens sont prêts à négocier avec les Russes"; "les Ukrainiens sont fatigués".
Ne transformons pas une description des évolutions de la société ukrainienne en désinformation. 1/
Les enquêtes donnent des chiffres différents d'Ukr en faveur de discussions avec la Ru.
L'enquête de Democratic Initiatives /Razumkov de juin 2024 évalue à 20% le nombre d'Ukrainiens qui sont prêts à DISCUTER avec la Ru sans conditions préalables. 2/ dif.org.ua/en/article/war…
(Le terme ukrainien "переговори" me semble être très imparfaitement traduit par "négociations". "Pourparlers de paix" me semble plus juste.)
La moitié des Ukr interrogés posent des conditions à ces discussions. 18% pensent qu'on ne peut pas du tout discuter avec la Russie. 3/
Pour 80% d'Ukrainiens, il est inacceptable de reconnaître l'annexion des territoires occupés par la Ru.
Pour 67%, il est inacceptable que la négociation passe par un refus d'adhérer à l'OTAN.
Pour 71%, il est inacceptable que la Russie demande à l'Ukr de ne pas adhérer à l'UE. 3/
Comme le montre cette enquête, être prêt à discuter n'est donc certainement pas être prêt à céder. C'est davantage, pour les Ukrainiens, l'idée que la conduite de la guerre doit aussi avoir un volet politique, où on cherche à imposer à l'adversaire ses conditions. 4/
L'enquête du Centre Carnegie du mois de mars 2024 donne en apparence des résultats très différents: 43% des Ukrainiens seraient ouverts à la négociation (soit deux fois plus que dans l'enquête Democratic initiatives / Razumkov). 5/ …ie-production-assets.s3.amazonaws.com/static/files/C…
En apparence seulement. Quand on y regarde de plus près, on voit que seulement 26% des personnes interrogées souhaitent une recherche de compromis, et que parmi ces derniers, 40% disent: ok pour chercher un compromis, mais à condition de revenir aux frontières de 2022. 6/
Accepter les discussion n'est donc pas l'équivalent d'accepter les conditions de la Russie, ni d'accepter de céder les territoires annexés depuis février 2022.
L'usage du terme "négociations", et notre paresse à regarder les enquêtes en détail peuvent induire en erreur. 7/
De même pour l'usage du concept de "fatigue" ou "d'épuisement". On le lit par exemple dans l'enquête du Financial Times, citée notamment dans la revue de presse internationale sur France Culture hier. 8/ radiofrance.fr/franceculture/…
Que veulent dire au juste, les Ukrainiens, quand ils avouent être fatigués ou même épuisés?
Vu de France, on a tendance de prendre le terme épuisement au sens propre: épuisé = vidé = ne peut plus avancer. Ce qui semble aller de pair avec l'idée de négocier (=céder). 9/
De mes enquêtes en Ukraine, je retire des observations différentes. Les Ukrainiens sont très fatigués; le système de recrutement grince; des critiques sont adressés au pouvoir.
Mais la conclusion tirée par les Ukrainiens n'est pas "alors on arrête", mais "alors on change". 10/
Ainsi, on introduit des innovations dans le recrutement militaire, en ajustant les besoins du front au besoin que les citoyens se reconnaissent dans l'engagement militaire. Pour que l'engagement dans l'armée soit en conformité avec un idéal d'accomplissement de soi. 11/
L'Ukraine n'est plus, depuis longtemps, une société où l'on valorise le sacrifice individuel pour la collectivité. C'est une société imprégnée de valeurs libérales d'accomplissement de soi, notamment professionnel. L'armée cherche à s'y ajuster. 12/
Voici une publicité pour le Centre de recrutement de l'armée ukrainienne à Lviv. "Tu n'as pas choisi cette guerre, mais tu peux choisir ta place dans la défense de l'Ukraine". Le Centre pratique un recrutement ciblé, par compétences. De telles initiatives se multiplient. 13/
On peut multiplier les reportages sur les hommes ukrainiens qui ont peur de sortir dans les rues pour ne pas être enrôlés de force. C'est une partie de la réalité. Mais l'autre partie de la réalité, riche et passionnante, est celle qui nous en apprend autant, voire plus. 14/
J'aurai l'occasion d'écrire plus à ce sujet, car c'est mon objet de recherche actuel. Ce petit fil est juste une invitation à éviter de reproduire, encore et encore, des clichés et des formules qui ne rendent pas justice à la complexité de la situation ukrainienne. 15/15 🧶
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Une nlle mobilisation à venir en Russie?
Cet article est une bonne synthèse.
J'y ajouterais la question de l'envoi de jeunes conscrits au combat.
Contrairement à ce que l'on pense souvent, la législation permet à l'Etat russe d'envoyer des conscrits...1/7 theins.ru/en/politics/27…
... au combat. Sans aucun décret ni aménagement supplémentaire nécessaire.
Ne pas envoyer ouvertement en Ukraine les 260 000 jeunes hommes annuellement appelés sous les drapeaux est un choix purement politique, car le pouvoir connaît l'extrême sensibilité de la question. 2/7
Par exemple, cette enquête de Russian Field (mai-juin 2024) montre que 82% des Russes interrogés jugent inacceptable la participation de conscrits à la guerre. (Alors même qu'ils sont 57% à soutenir l'idée d'une seconde vague de mobilisation.) 3/7
J'ai enfin eu le temps de faire le calcul moi-même pour tordre définitivement le cou au cliché que j'entends encore souvent : l'armée russe enverrait combattre en premier ses minorités non-Russes. C'est faux, et voici la confirmation à partie de l'exemple de la Bouriatie. 1/8
La Bouriatie est une des régions qui paient le plus lourd tribut démographique à la guerre. Les Bouriates ont été identifiés sur le front dès le début de 2022. Nous avons une source précieuse pour voir le profil des combattants originaires de Bouriatie.2/8 baikal-journal.ru/2022/03/23/voe…
Les journalistes d'investigation des "Gens du Baïkal" recensent minutieusement tous les retours de cercueils annoncés dans les médias et sur les réseaux sociaux. Avec une fiche par soldat mort identifié. J'ai décidé de me focaliser uniquement sur les combattants mobilisés. 3/8
Il y a 23 ans, en 2001, nous faisions paraître (en français) avec Valentina Melnikova, la dirigeante du mouvement des mères de soldats de Russie, une histoire du Comité des mères de soldats, écrite à la première personne : celle de Valentina. 1/7
Le livre démarre sur un épisode auquel nous avons tous repensé dernièrement : le naufrage du sous-marin Koursk. Nous étions au début de la deuxième guerre en Tchétchénie. Beaucoup de pièces du puzzle se mettaient en place... 2/7
Le poids des Mères de soldats dans la société russe était encore très important. Les contours du régime poutinien n'étaient pas encore fixés, et l'on pressentait seulement, notamment dans le rapport de Poutine à l'armée et à la guerre, ce que son attitude présageait. 3/7
Le fil de mes réseaux sociaux est rempli aujourd’hui de messages de mes collègues et amis ukrainiens, messages dédiés au Jour de l’indépendance célébré par leur pays. De plus en plus d’entre eux sont en uniforme militaire sur la photo qui accompagne leur post. 1/6
Ces messages me fendent le cœur. Ce Jour de l’indépendance devrait ressembler aux fêtes nationales dans bien de nos pays: un jour férié où l’on va au parc avec ses enfants, un jour qui se termine par un feu d’artifice le soir qu’on regarde, blasé et émerveillé à la fois. 2/6
Pour les Ukrainiens, l’indépendance est à défendre maintenant, au prix de dizaines de milliers de vies de leurs proches. L’indépendance est palpable, elle est l’enjeu et le sens de la guerre.
Je voudrais que plus aucun de mes collègues n’ait à collecter d’argent… 3/6
L’une des choses qui m’interrogent en tant que sociologue de la guerre et des mouvements sociaux dans l’invasion de la région de Koursk, c’est la différence de réaction entre les Ukrainiens en 2014 et les Russes en 2024, face à l’attaque armée de leur territoire. 1/22 🧶
En 2014, dès l’annexion de la Crimée, la société ukrainienne s’organise face à la menace perçue. Que ce soit du côté pro-Maïdan, du côté anti-Maïdan, mais aussi du côté de ceux qui ne savent pas trop, il y a une conviction qu’il est nécessaire de se défendre. 2/22
Des bataillons d’auto-défense sont organisés, de manière plus ou moins structurée et légale, mais souvent par le bas. Des 2 côtés de ce qui deviendra une ligne de front. Mes interlocuteurs combattants à l’époque m’expliquaient cette urgence de défendre leurs maisons. 3/22
L'Etat russe a déclaré un régime d'opération antiterroriste dans 3 régions frontalières de l'Ukraine. Toujours pas de guerre, côté russe, mais une "opération militaire spéciale" assortie maintenant de ce régime. Les mots ne trompent personne, mais les mots comptent. 1/12
Tout en dénonçant en permanence une agression qui serait conduite par l'OTAN et l'Occident contre la Russie, l'Etat russe continue à minimiser la présence de la guerre dans le champ sémantique comme dans l'espace public. C'est une posture délicate d'équilibrisme 2/12
Au niveau linguistique, l'art de l'euphémisme médiatique a atteint des hauteurs inégalées : les explosions en Russie sont des "pops", les destructions des "problèmes techniques" etc.
Phénomène étudié par l'anthropologue Alexandra Arkhipova () 3/12t.me/anthro_fun