Thread by @SamForey

Depuis hier, j’ai quelques sollicitations à propos d’un article publié dans Le Figaro par @EugenieBastie (bonjour), et je vais répondre ici. Déjà, ça va bien, merci, je n’ai pas « peur », mais je ne veux pas préjuger des sentiments de certains collègues ;

Et depuis Jérusalem, je ne sens pas « d’omerta », il y a beaucoup d’échanges avec cette rédaction, et en particulier avec le service international, mon seul interlocuteur, ou presque (y compris les week-ends, jours fériés et à des heures indues, mais ceci est une autre histoire)

J’ai l’habitude d’être critiqué sur la couverture du conflit israélo-palestinien. Les positions sont extrêmement polarisées. L’article en question aurait pu contribuer à ce débat. Il ne le fait pas, pour plusieurs raisons.

Et je réponds ici moi-même, sans avoir consulté la rédaction du Monde, non pas parce que je me sens personnellement attaqué, mais parce que j’estime avoir mon mot à dire, étant part de cette production journalistique.

Je précise que je suis basé au Moyen-Orient depuis 2011 (avec une pause de 2 ans). Trois ans sur la révolution égyptienne. Trois sur la guerre contre l'EI, bataille de Mossoul incluse, pour la couverture de laquelle j’ai reçu les prix Albert-Londres et Bayeux-Calvados en 2017.

Je suis à Jérusalem depuis 2020. Journaliste indépendant, j’ai travaillé pour La Croix et Libération. Et pour Le Monde depuis août 2023.

Eugénie Bastié ne m’a pas contacté. Et je ne crois pas que quiconque au service international, ni les correspondants basés à Jérusalem, ne l’ait été. Cela aurait permis de nuancer la critique — mais ce n’est pas l’objet de l’article publié dans le Figaro.

Plutôt qu’une critique donc (juger qqch à sa juste valeur, art de discerner le vrai du faux, les qualités et les imperfections), cet article s’apparente à une attaque en règle de la ligne éditoriale du journal à trois niveaux…

…L’ambiance dans la rédaction, un traitement jugé propalestinien, et la classique attaque ad hominem contre Benjamin Barthe.

Je ne peux pas commenter l’ambiance au journal, n’étant pas sur place. Je relève juste l'erreur sur le "Patchwork de Gaza" (l'expression 'mur' me semble particulièrement malheureuse, parlant d'un territoire assiégé)...

... qui ne se trouve ni au service société, ni au service international, responsable d'une majeure partie de la production sur le conflit.

Quant au journal jugé, « propalestinien depuis toujours » (Depuis quand ? Ca veut dire quoi ? La ligne éditoriale ? La production journalistique ?), je pense que son contenu a été regardé de façon superficielle (c’est de notre faute aussi, on n’a qu’à moins bosser).

Je vais donc me prononcer sur le fond de cette production.

D’abord, sur l’utilisation du terme terroriste. Je renvoie à ce document de l’AFP, très clair. afp.com/fr/lagence/not…

Le Monde a adopté cette pratique mais aussi AP, Reuters, la BBC… C’est l’intérêt et la valeur du travail journalistique : on parle à tout le monde.

Mais par ailleurs, si je ne qualifie pas le Hamas d’organisation terroriste, j’ai utilisé à plusieurs reprises le terme « attaque terroriste » ou « massacre terroriste » pour le 7-Octobre. La nuance, c’est que le terrorisme est un mode d’action, pas un qualificatif essentialiste.

(Et par ailleurs, cela illustre la faiblesse des attaques : on nous reproche d’être parfois trop partisans, parfois d’être trop neutres. Faudrait savoir)

(Autre parenthèse : encore une erreur ? Un acte manqué ? L’article dénonce le portrait du Monde de Yahya Sinouar en écrivant qu’on ne le qualifie pas de terroriste...

— mais met un lien vers le portrait écrit par Georges Malbrunot, du Figaro, dont on n’a pas à démontrer la légitimité sur le Moyen-Orient… qui fait pareil…

… il parle d’attaque terroriste mais n’utilise pas ce mot pour Sinouar. A quand un article sur le biais propalestinien du Figaro, la peur et l’omerta dans la rédaction ? Je reposte le lien ici sachant qu’il sera probablement corrigé très vite) lefigaro.fr/international/…

Autre erreur de taille : nous sommes à ma connaissance le premier média français à avoir publié une enquête indépendante sur les violences sexuelles commises lors de l’attaque menée par le Hamas.

C’était le 8 décembre 2023, deux mois après le massacre. J’en suis l’auteur. Je la poste ici. Cet article a été élaboré, sans « peur » ni « omerta », de concert avec le service international.
lemonde.fr/international/…

Hasard du calendrier, l’enquête a été publiée 4 jours après celui du NYT. Je continue à suivre ce dossier, notamment dans ce papier du 6 mars 2024, où je détaille les résultats d’un rapport de l’ONU.
lemonde.fr/international/…

Quant à la une de Libération sur les violences sexuelles, il s’agissait non pas d’une enquête indépendante, mais justement d’une reprise d’un rapport publié par l’ONU, ce qui est dénoncé à notre sujet dans l’article du Figaro (no offense @libe, c'est pour contextualiser)

@libe Je continue sur le traitement journalistique. Je rappelle une évidence : un crime est un crime. On est là — entre autres — pour les documenter et les exposer.

@libe Et en treize ans de couverture au Moyen-Orient, j’ai documenté les crimes du régime égyptien, des autorités turques, des Irakiens, de l’État islamique, etc.

@libe Ça vaut aussi pour les crimes commis par les Israéliens et les Palestiniens. Or, dénoncer le traitement journalistique du Monde sur la guerre qui a commencé le 7-Octobre sans revenir sur la couverture en détail est au mieux imprécis, au pire malhonnête.

@libe Prenons celle des premiers jours. Le 7 octobre 2023, j’étais à Sdérot, dont le commissariat était encore tenu par les assaillants du Hamas. Le 8, à Ofakim, qui sortait tout juste d’une prise d’otage, et aux abords des kibboutzim.

@libe Le 9, j’étais dans la colonie israélienne de Kedumim pour rencontrer un survivant du festival Nova. Si j’avais eu un biais anti-israélien, je ne serais pas allé dans cette colonie. Le 10, je faisais partie du premier pool de journalistes à visiter le kibboutz de Kfar Aza.

@libe Où j’ai d’ailleurs rappelé qu’il fallait être prudent sur le type de crimes commis par le Hamas, en disant que rien ne permettait de croire à l’histoire des bébés décapités. L’avenir m’a donné raison.

@libe J’ai en revanche détaillé tous les crimes commis par le Hamas lors de l’attaque du 7-Octobre, dans cette enquête, publiée exactement trois semaines après (là encore, Le Monde était le premier à rentrer dans ce niveau de précision)
lemonde.fr/international/…

@libe J’y écris que ce jour-là, les « militants du Hamas en majorité, mais aussi du Jihad islamique, de groupuscules armés confidentiels, ainsi que de simples civils battent, lynchent, torturent, brûlent et assassinent », « un niveau de cruauté inédit ».

@libe Parallèlement, et dès le début, nous avons couvert la contre-attaque de l'armée israélienne à Gaza, et le déluge de bombes qui s'est abattu sur l'enclave.

@libe Je ne vais pas lister ad nauseam les articles dénonçant les crimes des uns et des autres. Mais l’article d’Eugénie Bastié aurait été plus juste s’il les avait rappelés.

@libe Mais en effet, je documente aussi les crimes commis par Israël. A ce titre, il faut comprendre qu’Israël, disposant de l’armée la plus puissante du Moyen-Orient, utilise plus volontiers la force ;

@libe sans ces moyens, certains Palestiniens tentent eux de faire valoir le droit, d’autres utilisent la violence, voire le terrorisme.

@libe L’attaque du 7-Octobre s’est en plus passée au moment où Israël était dirigé par la coalition la plus radicale de son histoire, contestée avec constance (et on l’a documenté, encore), par une majorité d’Israéliens.

@libe Israël, via sa puissante armée, aux ordres d’un gouvernement radical, fait donc usage de la force d’une manière disproportionnée, particulièrement à Gaza. Cela augmente « mécaniquement » le nombre de crimes. L’intentionnalité est une autre histoire que je ne vais pas aborder ici.

@libe Même Moshe Yaalon, ancien ministre de la Défense de Nétanyahou, membre du Likoud, a déclaré récemment : l’armée israélienne « n’est pas l’armée la plus morale ».
fr.timesofisrael.com/yaalon-tsahal-…

@libe Sébastien Lecornu affirme lui aussi que des « explications seront à donner » sur le comportement de l’armée israélienne. Il rappelle une distinction capitale : celle entre les États, les peuples et leurs dirigeants.

https://x.com/CNEWS/status/1859671572346446027

@libe Troisième attaque du papier d’Eugénie Bastié : celle sur Benjamin Barthe et sa femme. Je n’ai pas vocation à prendre leur défense. Je pense que cela illustre à quel point le conflit israélo-palestinien est intime.

@libe On a grandi avec, on vit avec, il fait partie de notre culture, même, voire surtout, en France.

@libe Je me permets simplement d’ajouter qu’il serait dommage de ne pas faire appel à un journaliste qui connaît aussi bien ce conflit, et qui a comme nous tous contribué à documenter les crimes commis lors de ce conflit, par toutes les parties.

@libe Et j’aurais aimé une enquête aussi assidue sur notre production journalistique en tant que telle (concrètement, ce qui est publié dans le journal) que sur les tweets d’un journaliste et de sa femme.

@libe Je vais conclure ce long thread. J’encourage plus que jamais les regards critiques, à lire Le Monde, mais aussi Libération, Le Figaro et d’autres, qui ont d’excellents journalistes — mais à se méfier d’articles biaisés qui ne présentent qu’une partie du réel.