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Blog de diffusion de la recherche en histoire médiévale. Compte Twitter tenu principalement par Florian Besson

Nov 10, 2021, 27 tweets

Julien Rochedy, figure de l’extrême droite, a publié sur YouTube une très longue vidéo sur la chevalerie. Sans surprise, la vidéo mêle des erreurs, des inventions, et un biais idéologique omniprésent. Je prends l’exemple d’un extrait précis pour vous montrer. Un thread ⬇️ !

A 1h29, J. Rochedy entreprend de raconter la vie de Godefroy de Bouillon, l’un des seigneurs au cœur de la première croisade (1096-1099). Le passage dure 5 minutes et on a compté 10 erreurs 🙃

Première erreur : « la croisade est dirigée par Godefroy, Bohémond des Deux Siciles et Raymond de Saint-Gilles ».

C’est faux : JR oublie d’autres chefs, aussi voire plus important que ceux-là. Par exemple Etienne de Blois, un temps élu « dictateur » de la croisade par ses pairs

Vous avez peut-être repéré « l’erreur bonus » avec cette expression de « Bohémond des Deux Siciles », totalement anachronique puisque ce terme n’apparaît qu’en 1442. A l’époque de Bohémond, même le royaume de Sicile n’existe pas encore...

3e erreur. « Et ce sont des Français ». Aïe, ça pique. Evidemment aucun des trois n’est « Français ». Bohémond est un Normand de Sicile. Raymond est seigneur de Toulouse, espace qui précisément cherche à se distinguer du royaume de France.

Quant à Godefroy, il est duc de Basse-Lotharingie, en terre d’Empire donc. Pas du tout un Français...

En réalité cette appropriation date du XIXe siècle. A cette époque, les érudits belges et français ont violemment rivalisé pour faire de Godefroy un héros national.

Si ça vous intéresse, je vous signale cet excellent article de @sjohnhist, spécialiste de Godefroy de Bouillon, qui revient sur un « duel de statues » entre Belges et Anglais à la fin du XIXe siècle. Passionnant sur l’utilisation des figures médiévales !

L’idée d’un « Godefroy français » est donc un vieux motif, évidemment mis au service d’une lecture patriotique/nationaliste. Dommage que ce soit juste faux historiquement... 🙃

« Les croisades c’est une majorité de Français ».

Toujours pas, Julien ! Le corps principal est celui de Saint-Gilles, donc des Provençaux. Si on ajoute les Normands, Allemands, Italiens, Flamands, Espagnols, Bretons, etc : les vrais « Français » sont minoritaires

Ce caractère multi-ethnique de la croisade est bien décrit par les chroniqueurs, qui insistent notamment sur l’immense diversité linguistique. On est donc très loin d’une croisade de Français (de toute façon, à l'époque, ce terme n'a pas grand-sens).

« C’est un type qui est grand, blond... ».

Jolie écriture d’invention : littéralement aucune source ne nous parle des cheveux de Godefroy. On est donc dans du pur fantasme. C’est sûr que c’est plus facile de faire de l’histoire quand on peut raconter ce qu’on veut...

On citera par exemple l’ouvrage de Martin Aurell, qui rappelle combien les seigneurs sont cultivés. Godefroy, lui, est un vrai animal politique qui va manœuvrer avec finesse pour réussir à se faire élire souverain de Jérusalem par ses pairs.

« En Cilicie, il a affronté un ours pour montrer sa force, et il a gagné ».

Godefroy s’est en effet battu contre un ours, mais pas pour montrer sa force : c’était pendant une chasse. Il le tue, mais il est grièvement blessé pendant des semaines et manque de mourir...

D’ailleurs, un chroniqueur comme Guibert de Nogent critique ce combat : en tant que duc, Godefroy n’aurait pas dû se mettre ainsi en danger. Significatif de voir que JR ne parle pas du tout de ces blessures ni de cette lecture critique...

« Les Arabes l’aimaient beaucoup d’ailleurs et était impressionnés par lui ».

Carramba, encore rrâté ! Sans aucun recul critique, JR reprend des récits forgés par les chroniques chrétiennes, destinées bien sûr à mettre en valeur Godefroy.

« Il est devenu l’avoué du Saint-Sépulcre ».

Bon cette erreur est hyper répandue mais n’en reste pas moins fausse. C’est vrai que Godefroy a refusé le titre de « roi de Jérusalem », pour des raisons complexes et encore discutées aujourd’hui...

Mais le titre « d’avoué du Saint-Sépulcre » n’est mentionné que par une seule source, une lettre écrite par Daimbert de Pise, futur patriarche de Jérusalem, qui au moment où il écrit n’a pas encore rencontré Godefroy.

Godefroy a probablement pris le titre de « prince de Jérusalem », un titre qui laissait la porte ouverte à une future définition plus précise de son pouvoir. Mais assurément pas celui d'avoué du Saint-Sépulcre.

« Les rois de Jérusalem chrétiens auront été tous absolument fantastiques et magnifiques ».

Bon, je vais avaler un doliprane, je reviens. Petit rappel de niveau 6e : en histoire, on ne juge pas, on ne classe pas les gens, on ne distribue pas les bons points.

« Les Arabes ont écrit que Godefroy et ses camarades leur rappelaient les Compagnons du Prophète ».

C’est totalement faux. Aucune source arabe ne propose une telle comparaison, qui est en fait impensable pour un auteur musulman médiéval

Plusieurs auteurs arabes saluent les qualités, notamment martiales mais pas uniquement, des croisés ou plus tard des Latins d’Orient. De là à les comparer aux Compagnons du Prophète, il y a évidemment un gouffre... Que J. Rochedy franchit sans hésitation (et sans source).

« Sa vie peut, je ne sais pas si elle peut nous inspirer, mais c’est beau d’avoir des idéaux pareils ».

Au moins c’est clair : le but de la vidéo est uniquement d’inventer des « idéaux », de trouver des « modèles », quitte à manipuler ou déformer l’histoire.

Voilà : 5 minutes, 10 erreurs, approximations ou inventions. Aucune source précise n’a été citée. Aucun travail d’historien non plus (il y a pourtant le récent livre de Simon John, entre autres). C’est triste mais aussi agaçant.

Toute la vidéo est à l’avenant, pendant trois heures. Le passage sur les croisades est hallucinant. On n’est pas dans une vidéo d’histoire : J. Rochedy déforme l’histoire, pour proposer un discours mis au service d’une vision politique.

Et évidemment ce n'est pas un hasard qu'il fasse sa vidéo sur "la chevalerie" : l'extrême droite aime, depuis longtemps, cette référence, qui croise christianisme, royalisme, masculinisme guerrier - et qui permet de glisser rapidement vers les croisades.

Face à ces manipulations, il est d’autant plus important de rappeler les fondements de la méthode historique, et de ne pas laisser tourner en boucle ces discours qui n’ont rien d’historiques, mais tout d’idéologiques. Merci d’avoir suivi ce thread !

Les réponses de J. Rochedy sont fantastiques. En gros c'est "mais j'ai tout pris chez René Grousset qui est un immense historien !".
Grousset écrivait en 1930, Son travail, fondateur sur bien des points, est totalement daté et dépassé depuis longtemps.

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