Mathilde Larrere Profile picture
Historienne des révolutions du 19e sc et de la citoyenneté (Enseignante chercheuse UPEM) / Arrêt sur image/ Politis/ histoire émancipatrice/ militante féministe

Jan 14, 2022, 46 tweets

Il y a 124 ans (et un jour), le journal l’Aurore s’arrache dans les rues de Paris
A sa Une un article dont le titre éclate
J’accuse !

(retard d'un jour mais hier c'était la grève)

1)Rappelons brièvement les faits : Dreyfus avait été condamné devant un tribunal militaire pour trahison (1894)
Condamné sur de fausses preuves confectionnées par l'armée, présumé coupable parce que juif, il avait été envoyé au bagne.

2)La presse avait joué un rôle central dans l’accusation.
Il faut voir qu’alors tout était permis.
Enfin pas tout, depuis les lois scélérates, on ne pouvait plus publier de textes anarchistes même socialistes.

3)Mais sinon, la liberté était totale.
La presse à la fin des années 1890 on ne peut pas écrire "Vive la Sociale!", mais on peut écrire "mort aux juifs"…. Et on ne se privait pas 😱

4) Le frère d'A. Dreyfus lance alors une contre-enquête qui démasque le coupable (1897) : le colonel Esterházy, ce que confirme un officier d'état major, G. Picard
Esterházy est jugé mais acquitté le 11 janvier au terme d’un procès militaire bien controlé

5)Le 13 janvier 1898 au matin, Picard est arrêté et incarcéré !
Le même jour Auguste Scheurer-Kestner, homme politique dreyfusard, perd la présidence du Sénat

6)Autant dire que les dreyfusards étaient le 13 janvier dans une position difficile…

7) Et donc
Alors que la situation paraissait désespérée....

BOUM!!!!!!

« J’accuse… ! » paraît dans l'édition du 13 janvier 1898 du journal L'Aurore

8)L'article, distribué dès huit heures du matin, couvre toute la une du journal, dont 300 000 exemplaires s'arrachent en quelques heures à Paris

9)« Toute la journée, dans Paris, les camelots à la voix éraillée crièrent L'Aurore… Le choc fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner » se souvient Péguy

10)Zola n’en était pas à son premier article dreyfusard, il en avait déjà publié plusieurs dans le Figaro.
Mais pour son nouveau texte il choisit un jeune quotidien militant, L'Aurore, qui n’existait que depuis 3 mois.

11)Son fondateur et directeur, Ernest Vaughan, politiquement très marqué par Proudhon, avait adhéré à l'Internationale dès 1867
Georges Clemenceau participait également à l’aventure de ce nouveau journal, l’orientant plus vers un républicanisme progressiste plus modéré

12)L'équipe rédactionnelle comprend aussi Bernard Lazare, auteur des premières brochures éditées pour défendre Alfred Dreyfus

13) Quand Zola leur propose l’article… nombreux tiquent, notamment Clemenceau, plus modéré.
Mais l'éditorialiste s'incline devant les qualités indéniables du texte en s'exclamant : « C'est immense cette chose-là ! »

14)L'équipe rédactionnelle bute aussi sur le titre de l'article : « Lettre au Président de la République »
Sur les conseils de Clemenceau, le nouveau titre, plus choc, est choisi.

J’accuse !

15)La forme employée par Zola est assez révolutionnaire au regard des habitudes journalistiques
L'article est très long, avec environ 4 570 mots. Il court sur l'intégralité de la première page de L'Aurore et se prolonge en page 2

16) La composition typographique en a été particulièrement soignée.
Le titre en grosses lettres. Trois points de suspension. Un point d’exclamation

C'est sur

ça envoie du lourd!

17)« J’accuse… ! » est une surprise pour les contemporains, surpris de lire une telle violence dans le ton, un engagement aussi clair.
Zola n’y est pas avocat de Dreyfus, mais accusateur public des acteurs militaires de l’affaire, de la justice, de la politique

18)Magistralement il résume les différents événements constituant les quatre premières années de l'affaire Dreyfus

19)Zola y livre une implacable attaque en règle.
Il résume tous les mensonges de l'affaire.

« La France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis. » écrit-il au président de la république

20)"Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis."

21)alors il parle, il analyse, démonte, détricote, défonce. Implacable il cite les responsables les uns après les autres

22)tout y passe : l’état major, le conseil de guerre, l’Eglise.
"les papiers volés, les lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits déserts", "les pièges, les enquêtes folles, toute une démence torturante", "les machinations les plus saugrenues et les plus coupables"

23)La presse en prend pour son grade
"C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions d’intolérance, en s’abritant derrière l’odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l’homme mourra, si elle n’en est pas guérie".

24)Et à la fin de l’envoi, il touche…

avec la célèbre litanie accusatrice et son anaphore…

25)Zola sait parfaitement à quoi il s'expose. Il contrevient en effet à la loi sur la presse du 29 juillet 1881, ce qui va l'amener à être inculpé de diffamation publique.

26)mais il est confiant : "Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle."

27)« Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends. »

28) Car c'est ça justement qu'il cherche.
Il veut sortir l’affaire des tribunaux militaires pour la porter aux assises.
Or si Dreyfus a été jugé par l'armée, Zola ne pouvait l'être qu'aux assises!

29)C'est précisément le coup de génie de « J'accuse » : avoir brutalement renversé les objectifs, en accusant individuellement, en affolant des hommes jusque-là assurés de leur puissance et les forcer à mettre l'affaire sur la scène publique

30)Le lendemain de la parution, l’accueil est très négatif contre Zola… seule une minorité salue l’article
Mais pour les Dreyfusards, la nouvelle de l'engagement résolu d'Émile Zola est inespérée

31)Dans le camp anti-dreyfusard, c'est la stupeur, mêlée de furie vindicative.
La charge contre Zola est féroce

32)Mais l’affaire est relancée, voire lancée même ! Bientôt deux camps s’affrontent clairement

33)D’autres intellectuels s’engagent alors du coté de Dreyfus comme Anatole France, Georges Courteline, Octave Mirbeau ou Claude Monet
mais aussi Charles Péguy, Lugné-Poe, Victor Bérard, Lucien Herr, ou Alfred Jarry, ou Marcel Proust.

34)Inculpé, Zola transforme évidemment son procès en tribune du dreyfusisme et fait en réalité le procès de l’affaire, comme il l'avait prévu et voulu.

35) Les antidreyfusards manifestent devant la Cour de justice.
L’état major menace de démissionner en cas d’acquittement!

36) Zola est finalement condamné à 1 an et un mois de prison et de lourdes amendes.
Il ira se réfugier à Londres pour fuir la prison et ne rentrera qu’en 1899 après la révision du procès de Dreyfus.

37)Mais si Zola a perdu le procès dans le tribunal, il l'a gagné à l'extérieur : les preuves ont été publiées !

38) Et c’est à la suite du procès de Zola qu'a lieu la première réunion jetant les bases de la future Ligue des droits de l'homme le 25 février 1898
@LDH_Fr

39) tout cela conduira à la révision du procès l’année suivante.
En 1899 la cour de cassation casse le jugement de 94
Dreyfus est rejugé à Rennes, tout le dossier à charge s’effondre

Le 9 septembre 1899, la Cour rend son verdict, absurde : car Dreyfus est reconnu coupable de trahison mais « avec circonstances atténuantes », condamné à dix ans de réclusion et à une nouvelle dégradation.

Le président de la république choisit alors de gracier Dreyfus
Lequel hésite. Une grâce n’est pas une réhabilitation
Mais épuisé il accepte

42) Le processus de réhabilitation ne sera achevé que près de sept ans plus tard, sans éclat ni passion.
Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation annule sans renvoi le jugement de Rennes en 1899 et prononce « l'arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus ».

43) Zola ne connaîtra jamais le dénouement de l’affaire Dreyfus : le 5 octobre 1902, il meurt asphyxié dans son appartement de la rue de Bruxelles. Mort accidentelle ou provoquée ? on ne sait....

44) En 1908, lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon Dreyfus est blessé par deux coups de revolver. Son agresseur, Grégori, un journaliste du Gaulois, sera acquitté par les assises de la Seine.

voila, alors que Z*mmour tente d'instiller le doute sur l'innocence de Dreyfus, je pensais important de faire ce petit rappel....

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