Ludivine Bantigny Profile picture
Historienne Histoire du travail, mouvements sociaux, révolutions; justice sociale et émancipation Ancien compte @Ludivine_Bantig

Jul 31, 2023, 33 tweets

#Jaurès est mort assassiné le 31 juillet 1914.
Un fil sur son analyse du capitalisme et de l'exploitation, les batailles communes auxquelles il a pris part, l'autonomie ouvrière, un véritable système de retraites, sa conception du socialisme et de "l'universelle dignité humaine".

Le 1er discours politique qu'il prononce, en 1885 à 25 ans, s'adresse aux ouvrières et ouvriers des mines et de la verrerie à Carmaux. Conscient de l'exploitation subie par les travailleurs il imagine une juste répartition des richesses et une baisse drastique du temps de travail

Par la suite, il ne cessera de soutenir les luttes et les grèves. En 1885, élu député du Tarn, il est rapporteur du projet de loi instaurant des délégués ouvriers et, contre l'arbitraire patronal, il se bat pour leur indépendance. Une première forme de démocratie ouvrière.

À cette époque, il existe quelques maigres systèmes de retraites, très peu nombreux, très faibles et sous la coupe du patronat des Houillères. Jaurès, appuyant en cela les organisations ouvrières, se bat pour des retraites dignes et un système indépendant du patronat.

En 1895 Jaurès soutient l'initiative autonome des ouvriers verriers d'Albi qui vont créer leur propre usine. Le patron venait d'en licencier 300. Avec les organisations syndicales et socialistes, il prend part à l'organisation d'une collecte de fonds pour la Verrerie ouvrière.

Jaurès pense que le socialisme ne pourra se fonder sur la seule base de coopératives ouvrières soustraites à l'exploitation patronale. Car le marché demeure, donc la terrible pression de la concurrence. Mais tout ce qui va dans le sens de l'indépendance ouvrière est une conquête.

Jaurès soutient les grèves en allant où elles se déroulent, qu'il s'agisse de grèves ouvrières ou d'employés, comme celles des postières et postiers. L'Humanité, journal fondé en 1904, rend systématiquement compte de ces grèves et des solidarités qu'elles engendrent.

Pour Jaurès, ces luttes se mènent dans une perspective anticapitaliste ET internationaliste. Internationalisme d'autant plus nécessaire que le capitalisme porte en lui-même la guerre, une "guerre permanente, éternelle, universelle". Pour lui le capitalisme engendre la haine…/…

"Le capitalisme, déclare Jaurès en 1907 lors du congrès de l'Internationale ouvrière à Stuttgart, c’est le désordre, c’est la haine, c’est la convoitise sans frein, c’est la ruée d’un troupeau qui se précipite vers le profit et qui piétine des multitudes pour y parvenir."

"Le socialisme, dit-il, ne veut pas de nations esclaves, mutilées, asservies, humiliées et mortifiées. Le socialisme, ennemi irréductible de l’exploitation de l’homme par l’homme, est par cela même ennemi non moins irréductible de l’exploitation d’une nation par une autre…"

Car "toute domination universelle, toute hégémonie dans le monde est un obstacle à la réalisation de l’idéal socialiste: unité humaine par la fédération des nations autonomes". Cela pose évidemment l'enjeu crucial de la colonisation. À son sujet, Jaurès n'a cessé d'évoluer…/…

Jeune, il a soutenu la colonisation. Puis il a découvert ce qu'elle représentait véritablement. "Les colonies sont, pour les pays riches, un placement en capitaux des plus avantageux" disait Jules Ferry. Jaurès saisit alors sa "nature avide et violente".
jaures.eu/syntheses/jaur…

Sur les colonies: "C’est en les pillant que des milliers d’aventuriers s’enrichissent. Expropriation brutale des Kabyles, grandes concessions congolaises, immenses domaines tunisiens: autant de griffes que le colonialisme rapace a enfoncées dans la chair des vaincus" (1911)

Jaurès décrit le colonialisme comme "la conséquence la plus déplorable du régime capitaliste" se créant par la violence de nouveaux débouchés. Dans le colonialisme, "l’injustice capitaliste s’aggrave d’une exceptionnelle corruption": faite de déprédation, rapines, férocité (1896)

Jaurès ne cessera plus de dénoncer le colonialisme - et de se faire par là même beaucoup d'ennemis. Il demandait en 1904, dans le premier éditorial de L'Humanité: "comment donner le beau nom d’humanité à ce chaos de nations hostiles et blessées, à cet amas de lambeaux sanglants?"

Jaurès répondait par la perspective d'une "Internationale des nations autonomes et libres".
Qu'est-ce à dire…?
[… Je dois interrompre ce fil pour reproduire ma petite force de travail mais le poursuivrai plus tard sur sa conception du socialisme et de la révolution]🙏

Jaurès lit Marx et prend conscience du processus d'exploitation à la source du profit capitaliste. Sa présence au côté des mineurs en grève valide à ses yeux l'importance de la lutte de classes. Dans L'armée nouvelle en 1911, il évoque "une société où il n’y aura plus de classes"

Pour Jaurès, "le socialisme est profondément révolutionnaire". Il ancre toute "action réformatrice" dans une "évolution révolutionnaire", stratégie de lutte à ses yeux nécessaire. La notion d'évolution révolutionnaire, présente chez Marx, apparaît chez Jaurès à partir de 1901.

Évolution révolutionnaire? Jaurès explique: "Elle consiste selon moi à introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et la dépassent, annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien"

Jaurès ajoute, évoquant son espoir d'une transformation révolutionnaire de la société: "Les réformes ne sont pas seulement, à mes yeux, des adoucissants: elles sont, elles doivent être des préparations."
Ce beau texte peut être lu ici dans son intégralité
jaures.eu/ressources/de_…

Jaurès imagine la mise en place graduelle "de types variés de propriété sociale, coopérative, communale" réduisant peu à peu l'emprise du capital. Il évoque une évolution où coexisteront un certain temps des initiatives collectives de propriété sociale et des formes capitalistes.

Pour Jaurès, république et socialisme sont liés. Mais il ne fétichise pas "la république" comme une entité abstraite. Il faut à ses yeux qu'elle change de nature: de système économique et social. Cette république ne peut être que démocratique et sociale pour être émancipatrice.

Cette république est dotée d'un Conseil démocratique du travail composé de délégués mandatés et révocables dans tous les secteurs (production et services). À terme, "il faudra que ce soit la classe ouvrière qui assume une part de la responsabilité, du contrôle, de la direction".

Dans ce cadre, les réformes sont fondamentales mais elles ne sont que des "corrections" du capitalisme. Jaurès se dit clairement partisan d'un "socialisme collectiviste" qu'il appelle parfois "communisme". Il s'agit de remplacer la propriété capitaliste par une propriété sociale.

"Toute grande révolution sociale procède à la fois d’une lente préparation ou évolution économique et d’une intervention décisive de la classe opprimée, lorsque cette évolution économique est assez avancée pour permettre une intervention effectivement révolutionnaire." (1900)

Jaurès propose d'utiliser tous les moyens pour diffuser la perspective du socialisme. Il s'agit de saisir toutes les opportunités et possibilités: luttes sociales, grèves durables et élections, actions complémentaires et combinées, non contradictoires et qu'il n'oppose pas.

Je cite l'excellent travail de JP Scot: pour Jaurès "la classe ouvrière ne peut se contenter de dénoncer le capitalisme & dire qu’elle l’abolira une fois la révolution faite; il faut qu’elle engage dès maintenant le processus selon lequel s'accomplira le passage au socialisme"⤵️

"Évoquant ses anciennes propositions d’expropriation des mines, de socialisation des raffineries de sucre et la création de la Verrerie ouvrière d’Albi, Jaurès affirme qu’il a formulé ces projets de réformes dans une perspective révolutionnaire contestant la logique du capital."

À propos de ces réformes, il écrit dans La Petite République en octobre 1901: "Je n’y voyais pas seulement des palliatifs aux misères présentes, mais un commencement d’organisation socialiste, des germes de communisme semés en terre capitaliste"
Ici un portrait par @FredSochard

"Le parti socialiste est un parti de révolution, il ne se borne pas à pallier les pires abus du régime actuel, il veut abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme, il est un parti essentiellement révolutionnaire et réellement, activement réformateur" (1908).

"Voilà pourquoi nous proclamons nécessaire l’action réformatrice du parti et disons que dès aujourd’hui le prolétariat socialiste doit lutter tous les jours, agir tous les jours, revendiquer tous les jours, réaliser tous les jours pour modifier à son profit le rapport des forces"

Je profite de ce fil pour partager un lien vers deux courtes vidéos émouvantes et très rares, où l'on voit Jaurès filmé, souriant, intrigué par la caméra et faisant un petit signe de la main (à ma connaissance on n'a pas d'autre témoignage filmé).
nouvelobs.com/video/20140731…

Merci @AlainBergeot pour la question sur la grève à La Poste que Jaurès a vivement soutenue en mars 1909. Elle a été généralisée (agents, facteurs, télégraphistes, "dames du téléphone"). Ici photo formidable de la délégation reçue par Clemenceau ministre de l'Intérieur: 4 femmes!

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