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Feb 6, 2020 24 tweets 10 min read Read on X
Vous avez sûrement suivi de près ou de loin « l'affaire #Mila », cette lycéenne menacée de mort après avoir insulté l'islam. En France, le #blasphème n'est pas un délit. Mais il l'a longtemps été : au Moyen Âge, il devient peu à peu un grave crime, puni par le roi. Un thread ! ⬇️ Image
Le crime de blasphème est mentionné dans l'Ancien Testament : « celui qui blasphème le Nom du Seigneur sera mis à mort : toute la communauté le lapidera » (Lévitique 24, 14). Jésus lui-même est condamné notamment pour avoir blasphémé (Mt. 26, 64-66) ! Image
Dès le Haut Moyen Âge, les condamnations deviennent beaucoup plus légères. Au début du XIe siècle, Burchard de Worms impose par exemple un jeûne d'une semaine à qui a juré « par les cheveux de Dieu ! » Image
En réalité, à cette époque, on ne sait pas vraiment ce qu'est un blasphème. Comme le montre Corinne Leveleux-Texeira, le blasphème a été théorisé assez tardivement. Jusqu'au XIIIe siècle, il est confondu avec le parjure : il n'y a pas de concept de "blasphème" en soi
Le XIIIe siècle est marqué par une réflexion juridique extrêmement profonde, qui a de nombreuses causes – création des universités, redécouverte du droit romain, demande des pouvoirs royaux, etc. Des clercs élaborent de gros recueils de droit canon Image
C'est dans ce contexte qu'en 1234, pour la première fois, le blasphème est théorisé et devient un crime distinct, appelant une punition spécifique. Deux types de blasphème sont alors mentionnés : l'offense au pape et l'insulte à Dieu. Image
Le texte prévoit deux sanctions : le blasphémateur doit accomplir une pénitence et payer une amende (dont le montant est proportionnel à son patrimoine). S'il refuse, il peut encourir l'excommunication. Bref, on est loin de la lapidation collective... ! Image
A la fin du XIIe siècle, le droit laïc s'empare lui aussi du blasphème. Philippe Auguste adopte une loi le punissant, dont le texte n'a pas été conservé. Louis IX, lui, adopte pas moins de quatre ordonnances sur le sujet... ! Image
Les peines varient en fonction de la gravité du blasphème ou du profil du criminel. Les peines vont de l'amende à la prison, mais on peut également être fouetté en public ou exposé au pilori pendant plusieurs heures Image
Voire pire : dans une ordonnance de 1397, on prévoit que les blasphémateurs récidivistes auront la lèvre supérieure fendue (1ère récidive), puis la lèvre inférieure fendue (2ème récidive), puis les joues entaillées (3ème récidive) et enfin la langue coupée (4ème récidive)... 😱
Ces punitions sont banales à l'époque. Par contre, la précision de ces ordonnances l'est moins : globalement, le roi intervient peu dans le domaine pénal durant le Moyen Âge. Mais le blasphème suscite une grande attention, littéralement exceptionnelle dans le droit laïc Image
En effet, la lutte contre le blasphème prend une dimension symbolique. Dans leurs ordonnances le punissant, les rois rappellent la nature sacrée de leur autorité : protégé directement par Dieu, le roi a pour mission de punir férocement ceux qui osent l'insulter. Image
Au même moment les rois développent également un corpus de textes pour interdire et punir le crime de lèse-majesté : insulter le roi, c'est blasphémer. Logique puisque le roi lui-même est sacré ! Image
Dire du mal de Dieu, c'est insulter le roi ; dire du mal du roi, c'est insulter Dieu. Dès lors on comprend bien pourquoi la monarchie punit autant le blasphème : ce faisant, elle se définit et se renforce elle-même.
Le plus étonnant, c'est que ce discours très autoritaire semble peu suivi d'effets concrets. Dans les archives judiciaires, on a très peu de mentions de procès pour blasphème. Image
Quand on en a, les peines infligées sont très légères : des amendes surtout, des pénitences pour permettre de se racheter. Les lourdes peines corporelles mentionnées dans les ordonnances royales ne sont presque jamais appliquées Image
Tout change dans les années 1520-1530 : le Parlement de Paris commence à punir de plus en plus sévèrement les blasphémateurs. Par exemple, en 1529, un drapier nommé Renault perd une partie de dés et blasphème : il est arrêté et brûlé vif en place de Grève. Image
Pourquoi ce changement ? Tout s'explique par le contexte. A ce moment-là, la diffusion de la Réforme luthérienne menace l'unité de l'Eglise catholique. Le blasphémateur devient donc un hérétique, alors qu'auparavant les deux crimes étaient distincts. Image
Le blasphème se transforme en crime « identitaire » (C. Leveleux-Texeira), qui dit l'appartenance du blasphémateur à cette hérésie dangereuse qu'est la foi « réformée ». Le fait de punir le blasphème traduit le repli sur soi d'une chrétienté qui se sent menacée
Plusieurs siècles plus tard, la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 supprime la notion de blasphème du droit français. La loi sur la liberté de la presse (29 juillet 1881) réaffirme que le blasphème n'est plus interdit ni puni Image
Cela participe d'une invention progressive de la laïcité politique, qui mène à la séparation des Eglises et de l'Etat. L'Etat change de nature, rompant avec la monarchie sacrée pour inventer un autre rapport à la religion, au religieux, aux Eglises et donc aux citoyens Image
L'affaire #Mila peut sembler anecdotique (enfin, sauf pour la victime de cette vague de haine...). Mais en réalité la question du blasphème engage la nature même de l'Etat. Au Moyen Âge, le roi de France s'en est servi pour construire et légitimer son autorité sacrée Image
Aujourd'hui, au contraire, réaffirmer qu'on a le droit d'insulter une religion – mais pas les croyants ! Eh oui, il y a une différence... – c'est dire que l'Etat se fonde sur une neutralité religieuse totale Image
Du #blaspheme confondu avec le parjure au blasphème interdit, du bûcher au lynchage sur les réseaux sociaux (#affaireMila), retrouvez notre article du jour sur notre site :
actuelmoyenage.wordpress.com/2020/02/06/etr…

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C'est en forgeant qu'on devient... forgeronne ! Eh oui, au Moyen Âge, on rencontre des femmes forgeronnes dans les sources : pas dans la fiction, dans la vraie vie. Des femmes qui travaillent le fer et le feu, fabriquant armes et outils...

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Mais on en croise de temps en temps ! Ainsi de cette "Alice la Haubergière", c'est-à-dire littéralement "la fabricante de hauberts", active dans les années 1300-1310 à Cheapside (Angleterre), ou de "Eustacha l'Armurière", active en 1348. Image
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Dec 11, 2024
Y a-t-il un "techno-féodalisme" ? Cette comparaison est très présente en ce moment...
Petit fil pour montrer 1/ pourquoi le concept est peu pertinent scientifiquement et 2/ pourquoi cette comparaison s'inscrit dans une histoire longue du médiévalisme ⬇️ Image
L’hypothèse du "techno-féodalisme" : l'économie numérique a régressé vers des sites privés, qui seraient en fait de nouveaux « fiefs », dirigés de manière autoritaire par des patrons (= les nouveaux seigneurs), imposant leurs outils aux usagers (= les nouveaux serfs).
Selon ces deux auteurs en particulier, cette nouvelle économie serait "féodale" car articulée autour de la recherche d'un monopole et d'une rente, et pas du profit. Les techno-seigneurs (= Musk) toucheraient une rente, tout en se déconnectant du système de production. Image
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