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7e thread sur l’histoire de l’immigration portugaise en France : cette fois le salto

Il y a à peine 50 ans des milliers de Portugais traversaient des frontières irrégulièrement, parfois au péril de leur vie, pour venir travailler en France et/ou échapper à la dictature 1/n
Entre 1957 et 1974, 900 000 Portugais entrent en France.
Cela équivaut à 10% de la population portugaise ! Ou à la population de Marseille en 1975

550 000 quittent le Portugal irrégulièrement. C’est principalement une immigration irrégulière

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Ce tableau montre l’évolution des entrées (irrégulières et irrégulières).

Rien qu’en 1970 ce sont 135 775 Portugais qui viennent en France (soit, en moyenne, 370 par jour !)

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Et ce graphique montre l’évolution du flux (en jaune ce sont les entrées en France, régulières et irrégulières ; en bleu les départs réguliers du point de vue de l’administration portugaise). La différence est notable surtout à partir de 1968.

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Pour comprendre pourquoi les Portugais viennent si nombreux et sans avoir de passeport - il existe alors un passeport ordinaire (pour touristes) et un passeport d'émigrant, il faut revenir un peu en arrière

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Si vous avez lu les premiers threads, vous vous souvenez qu’il y avait déjà des entrées irrégulières de Portugais dans les années 1920 et 1930 : certains passaient par la montagne et la presse espagnole et française conspuaient déjà les passeurs

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A la Libération, les autorités françaises veulent que l’accord signé en 1940 soit appliqué ou qu’un nouvel accord soit négocié.
Le Portugal refuse : il craint que les Portugais ne soient politisés en France (le PCF est au gouvernement jusqu’en 1947)

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Les autorités portugaises prétendent canaliser les "excédents" de population vers l'Empire

En Afrique, le Portugal prétend entamer de grands travaux (d’énormes barrages notamment) et y envoyer des centaines de milliers de colons (photos colons partant en Angola en 1953)

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On refuse aussi de laisser des Portugais partir en France pour maintenir les salaires des travailleurs bas : tout le système économique de Salazar (et notamment la lutte contre l’inflation, son crédo) repose sur les salaires des ouvriers et des paysans bas

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Donc pas question que les salaires augmentent en réduisant l’excédent de main-d’œuvre qui existe au Portugal, excédent de main-d’œuvre synonyme de sous-emploi et de misère

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A peine les départs vers la France augmentent à la fin des années 1950, que les propriétaires de terres et quelques patrons de petites usines du textile du nord du pays protestent contre cette intolérable fuite des ouvriers qui font augmenter les salaires

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Donc après 1945, les départs de Portugais vers la France sont très peu nombreux.

Les Portugais partent plutôt vers le Brésil ou alors, en moindre volume, vers les colonies (qui sont alors omniprésentes dans la propagande même la plus banale sous la forme de timbres)

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Mais après la fin de la SGM, on note des tentatives d’entrée clandestine en France.
Certains étaient déjà venus en France avant la guerre.
D'autres tentent leur chance

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Par exemple en 1954, la gendarmerie arrête une femme qui tente de rentrer clandestinement en France par la montagne avec ses trois enfants âgés de 9, 13 et 17 ans…
Bien qu’elle prétende rejoindre son mari qui est à Albi depuis 6 ans, elle est refoulée à la frontière !

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Il y a quelques cas de recrutements légaux réalisés par l’Office National d’immigration (créé en 1945) dans les années 1950.
Ces recrutements ont lieu dans la région de Pombal et Vila Nova de Ourém mais ne concernent que peu d’hommes.

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Jusque à la fin des années 1950, il y a donc peu de départs vers la France : cette dernière recrute surtout en Italie et depuis 1947 il y a la libre circulation avec l’Algérie. De nombreux Algériens - qui sont alors Français - viennent travailler en métropole

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Et le Portugal fait tout pour empêcher les départs vers la France : en 1954, les ouvriers et les paysans ne peuvent même pas avoir un passeport de touristes.

On invente des règles spécifiques pour freiner les départs au-delà des Pyrénées

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En 1947, la Junta da Emigração est crée au sein du ministère de l'Intérieur.
Dirigée par un militaire, elle voit d’un mauvais œil les départs vers la France et se sert de tous les motifs pour les freiner (comme les troubles liés à la Guerre d'Algérie)

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Toutefois, la croissance économique de la fin des années 1950 et les effets de la guerre d’Algérie (mobilisation des soldats et fin de la libre circulation), font que la France a besoin de plus de main-d’œuvre étrangère. Or les Italiens viennent de moins en moins nombreux

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L’ONI recrute d’abord surtout en Espagne mais les départs de Portugais vers la France commencent également à augmenter, en dépit des restrictions de la Junta qui multiplie les mesures afin de freiner les départs

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En 1954, il n’y a que 20 000 Portugais en France.
Il y en 50 000 en 1962.
Mais en 1975 ils sont … 750 000 !

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Face aux besoins de main-d’œuvre, à partir de 1956 les autorités françaises régularisent plus facilement les étrangers entrés irrégulièrement.
Ceux qui partent irrégulièrement espèrent donc ne pas être refoulés et pouvoir trouver un travail

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Dès la fin des 1950, à partir des nombreux contacts liés à la contrebande fort active à la frontière luso-espagnole et franco-espagnole, les passages de Portugais clandestins se multiplient

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Plusieurs villages frontaliers portugais et espagnols (sur)vivent grâce à la contrebande (café, bétail, œufs, tungstène pendant la Seconde Guerre mondiale). Tout le monde y participe : hommes, femmes, enfants.

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(maintenant il y a plusieurs randonnées et événements qui reprennent les nombreux chemins de la contrebande comme on le voit ci-dessus)

La contrebande est aussi importante dans le pays basque

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Cette connaissance de la frontière (et de ceux qui la surveillent) est utilisée pour le passage des hommes : on traverse la frontière avec des barques sur le Minho, à pied près de Vilar Formoso ou dans le Tras-os-Montes, etc.

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On traverse les cols pyrénéens dans les Aldudes ou en passant par Etchalar ou Elizondo
Dans la célèbre photo de Gérald Bloncourt on voit au loin les antennes de la base militaire américaine de Gorramendi !

27/
Il y aussi des cas – plus rares – de Portugais utilisant la voie maritime avec de vieux bateaux de pêche…

Ici un article de A Voz da Galicia sur plusieurs migrants clandestins arrêtés en 1964.

Mais certains arrivaient jusqu'à Bayonne

28/
Rapidement la presse portugaise – censurée et instrumentalisée par la dictature- parle de « réseaux internationaux », de « trafiquants de main-d’œuvre », de personnes sans scrupules.

La réalité est bien plus complexe

29/
Plus que des réseaux solidement structurés, il y a souvent des contacts – liés souvent à la contrebande - qui n’étaient pas toujours très pérennes.

A la base, il y a des rabatteurs : ceux qui contactent des hommes pour leur proposer d’aller en France

30/
Ce sont des gens que leur métier met en contact avec du public : des commerçants, des colporteurs, des forains. Ils reçoivent un fixe pour chaque personne qui émigre.
Dans les marchés du nord et du centre du pays on achète ou on vend des bêtes et on se trouve un passeur

31/
Idem dans les épiceries, les tavernes, les cafés.

J'ai par exemple retrouvé un cas dans ce café de Lisbonne - café Estádio, dans le bairro alto - disparu avec la touristification de la ville

32/
Puis vous avez des passeurs qui ne font que traverser la frontière pour quelques centaines d’escudos et remettent les migrants à d’autres personnes du côté espagnol.

Ce sont parfois des femmes voire des adolescents.

Idem à la frontière franco-espagnole

33/
Vous avez d’autres passeurs qui prennent les personnes au Portugal et les amènent en France en utilisant des voitures rapides (des sortes de Go-Fast!)

34/
Et il y a les passeurs qui utilisent des camions et font partir des dizaines de personnes par semaine

(exemple de camion transportant 45 personnes filmé par la télévision française en 1962)

35/
Parfois les migrants voyagent avec un seul passeur, parfois les passeurs se succèdent tout au long du voyage (avec toujours la crainte d'être abandonné, d'être arrêté, d'être trompé).

Parfois de groupes de plusieurs dizaines de migrants se forment

36/
Jusqu’en 1965, les passages sont plus durs physiquement, plus chers (autour de 15 000 escudos, plusieurs mois de salaires pour un simple travailleur), plus dangereux (avec des risques de décès : noyade, chute dans les Pyrénées, tirs des douaniers ou des gendarmes)

37/
Jusqu'à cette date, les migrants sont entassés dans des camions, dans des bétaillères, font de longues marches la nuit et dans les Pyrénées. Certains voyages peuvent durer plusieurs jours (15 jours, parfois plus).

38/
En effet, il faut se soustraire aux autorités portugaises qui surveillent la frontière.
La dictature freine la concession de passeports et criminalise l’émigration clandestine (à partir de 1961, celui qui quitte irrégulièrement le Portugal risque jusqu’à 2 ans de prison)

39/
Du côté espagnol, les Portugais sans passeports sont aussi pourchassés : on craint notamment le lien entre les passeurs et des mouvements anti-franquistes.
Ainsi des centaines de Portugais sont arrêtés en Espagne, emprisonnés, jugés et renvoyés au Portugal

40/
Et enfin, la frontière française est également surveillée et plusieurs camions remplis de clandestins sont interceptés

Rien que pour la Vienne et l’année 1964, 2 articles sur des interceptions de Portugais cachés dans des camions

41/
La presse régionale multiplie les articles sur les arrivées clandestines de Portugais, surtout en 1964-1965.

Ils sont le plus souvent bienveillants et montrent l'accueil donné à ces personnes affamées par un long voyage

42/
Néanmoins, la situation change progressivement à partir de 1964.
Comme on a besoin de travailleurs portugais en France, une circulaire d’avril 1964 ordonne que l’on délivre aux Portugais entrant clandestinement en France un récépissé pour leur régularisation postérieure

43/
Cela incite donc les Portugais à tenter leur chance car ils savent que s’ils arrivent en France, ils pourront régulariser leur situation, trouver un emploi, gagner de l’argent pour payer leurs dettes vis-à-vis des passeurs et faire des économies

44/
Mais le changement le plus important date de novembre 1965 : à partir de cette date, les autorités espagnoles cessent de réprimer les migrants clandestins portugais.
Et à partir de 1966, les Portugais sans passeports reçoivent un sauf-conduit valable 30 jours

45/
Ces décisions espagnoles ont des effets immédiats sur l’émigration portugaise : il suffit désormais de passer la frontière luso-espagnole (mal surveillée), se présenter à la guardia civil pour avoir un sauf-conduit. Puis poursuivre le chemin en bus ou en train

46/
les prix des passages clandestins chutent énormément (de 15 000 le prix baisse à 2 000 Escudos) et les risques pris aussi.
Cela permet une croissance importante d’une émigration familiale (épouses/fiancées, enfants).
Ce ne sont plus que les hommes qui émigrent illégalement

47/
Face à ce changement, une centre d’accueil est fondé dans la gare d’Hendaye en octobre 1965 pour accueillir femmes et enfants, les soigner et les alimenter.
L’ONI y installe un bureau pour donner un contrat de travail à ceux qui ne vont pas rejoindre un proche

48/
Gabriel Martinez photographie la gare d’Hendaye à cette époque et documente la venue de centaines de femmes et d’enfants

49/
Avec les facilités offertes par l’Espagne et la France, le flux migratoire explose : 350 000 entre 1969 et 1971.

La dictature portugaise est assez démunie : la police politique qui doit surveiller la frontière et réprimer l’émigration clandestine se désintéresse du sujet

50/
La priorité de la PIDE n’est pas de surveiller la frontière : c’est la traque des communistes et de l’opposition ainsi que la lutte contre les mouvements anti-coloniaux en Afrique (la PIDE participe à la guerre en Afrique avec de nombreux agents)

51/
Jusqu’en 1965, en réalité, la PIDE avait externalisé sur la gendarmerie espagnole la répression de l’émigration clandestine. Cette dernière arrêtait et refoulait des centaines de Portugais clandestins.

52/
Après la défection espagnole, la principale réponse de la dictature est d’essayer de dissuader les Portugais à partir. On dépeint la France comme un enfer : les bidonvilles, les mauvais patrons (comme s’il n’y avait pas de bidonvilles au Portugal...)

53/
Et on présente les passeurs comme des bandits sans scrupules qui volent les émigrants, les trompent, les assassinent parfois.
On exploite tous les faits-divers possibles pour discréditer les passeurs

54/
Evidemment, il y a eu des rabatteurs et des passeurs peu scrupuleux.
Mais beaucoup d’entre eux ont aidé les migrants, sans les maltraiter et les voler, leur permettant d’avoir une meilleure vie à l’étranger, de fuir les guerres coloniales, etc

55/
Les passeurs n’existaient qu’à cause de la dictature : si des passeports avaient été concédés à tous les travailleurs, si on n'avait pas empêché les gens de partir facilement, les passeurs n'auraient pas eu de raison d'être (sauf pour le cas des réfractaires et déserteurs)

56/
Les passeurs devaient faire attention à leur « réputation ».

S’ils « trompaient » les migrants ils pouvaient craindre d’être dénoncés à la police (ce qui arrivait parfois) et risquer jusqu’à 8 ans de prison !

57/
Pour se prémunir des mauvais « passeurs », un système existait : celui de la photo déchirée.
Avant le départ, le migrant coupait une photo en deux et en laissait une moitié à sa famille.

58/
S’il arrivait en France et estimait que le(s) passeur(s) avaient bien fait leur travail, il envoyait la moitié de photo à sa famille

59/
la famille devait payer sa dette au passeur (souvent la moitié de la somme accordée, la première moitié étant déjà payée)
Parfois on utilisait des tierces personnes – des commerçants – qui conservaient l’argent et ne le donnait aux passeurs qu’une fois le migrant arrivé

60/
C’est ainsi qu’il y a pu avoir une émigration clandestine si importante : un système reposant sur la réputation, l’honneur mais aussi sur la crainte des dénonciations de ceux que certains passeurs appelaient la « marchandise qui parle »

61/
Après le départ de Salazar en 1968, la priorité de la dictature n’est pas tant de garder les travailleurs – l’idée que l’émigration est bonne pour l’économie s’impose peu à peu- mais de garder les soldats qui doivent se battre en Afrique

62/
On tolère ainsi l’émigration clandestine qui n’est plus un crime à partir de 1969, juste un délit (il faut payer 625 escudos d’amende, pas grand chose)
C’est pour cela que les départs explosent après 1969 plus personne ne réprimait vraiment l’émigration clandestine

63/
Néanmoins, jusqu’en 1974, il subsiste ainsi des départs clandestins, principalement des jeunes refusant d’aller se battre en Afrique.
C’est le cas de 10 jeunes militaires qui désertent en 1970 et qui se prennent en photo (ce qui est unique à ma connaissance)

64/
Si vous voulez en savoir plus, je vous conseille les films de José Vieira, notamment les gens du salto

65/
Pour prolongez, vous pouvez aussi lire ces deux articles

academia.edu/3981550/Ni_h%C…

academia.edu/3981550/Ni_h%C…

66/
Et les 6 premiers threads sont à retrouver ici



The end
Un reportage sur l'arrivée de Portugais en 1973 à la gare d'Hendaye (ils sont ici venus régulièrement, munis de passeports).
Hendaye fut au long du 20e siècle la porte d'entrée en France de centaines de milliers de Portugais

ina.fr/video/I0407629…
Un exemple de dénonciation que recevait parfois la PIDE.
En 1969, un passeur qui amène des jeunes hommes et femmes en France est dénoncé.
la lettre termine par le rituel "a bem da nação" (pour le bien de la nation) imposé par la dictature dans les correspondances officielles
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