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(1/n) Je vous propose un thread sur les conséquences possibles de la décision de Karlsruhe concernant le programme d’achat de titres publics de la BCE, car je suis un peu inquiet de l’optimisme ambiant.
Commençons par l’ordre juridique européen. Tout le monde semble se satisfaire de la réponse de la Commission européenne, qui a rappelé la primauté du droit de l’Union européenne et laissée entendre qu’elle pourrait poursuivre l’Allemagne.
Il est vrai que la Commission pourrait former un « recours en manquement », puis pour « manquement en manquement », afin d’imposer sous astreinte à l’Allemagne de respecter la décision de la CJUE, qui a jugé le programme de la BCE parfaitement légal.
Mais je n’y crois pas une seconde car ce que tout le monde fait semblant d’ignorer, c’est que tous les grands Etats membres sont sur la même ligne que Karlsruhe concernant la primauté des normes constitutionnelles nationales sur le droit européen.
Schématiquement, le droit européen bénéficie dans la plupart des Etats membres d’une présomption de compatibilité mais les cours constitutionnelles nationales se réservent le droit de faire primer le « noyau dur » de la Constitution sur les normes européennes en cas de conflit.
Le Conseil constitutionnel considère par exemple qu’il ne lui appartient pas de contrôler la conformité des lois de transposition à la Constitution, sauf en présence de dispositions incompatibles avec un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ».
On retrouve la même approche en Italie (27 déc. 1974, Frontini Pozzani) ou en Espagne (13 déc. 2004, Traité portant Constitution pour l’Europe).
Ce n’est d’ailleurs pas la même première fois qu’une cour constitutionnelle entre en conflit ouvert avec la CJUE, comme en témoignent l’affaire dite des « pensions slovaques » (Cour constitutionnelle tchèque, 31 janvier 2012, Pl. US 5/12)…
…ou encore l’application du principe de non-discrimination lié à l’âge au Danemark (Cour suprême du Danemark, 6 décembre 2016, Ajos, 15/2014).
Dans les deux cas, la Commission européenne n’avait pas formé de recours en manquement. Je pense qu’il en ira de même avec Karlsruhe car c’est une voie sans issue qui risquerait d’aggraver la crise.
Venons-en maintenant aux conséquences pour la BCE. Pour bien comprendre les enjeux, il faut repartir de la décision de Karlsruhe, qui comporte quatre principaux volets.
Premièrement, Karlsruhe a considéré que les décisions de la BCE relatives au programme d’achat de titres publics sont insuffisamment motivées au regard du principe de proportionnalité.
Comme le rappelle @Eurobriefing, le principe de proportionnalité exige de démontrer qu’acheter plus de 2400 Md€ de titres publics est nécessaire pour atteindre la stabilité des prix et qu’il n’existe pas d’autres outils avec un rapport bénéfices/risques plus satisfaisant.
Plusieurs commentateurs ont rappelé que c’était un peu de la mauvaise foi, ce qui est assez vrai mais ne change malheureusement pas le sens de la décision.
Deuxièmement, Karlsruhe a jugé que le contrôle effectué par la CJUE du respect du principe de proportionnalité par la BCE était manifestement insuffisant.
En gros, elle reproche à la CJUE d’avoir repris les éléments avancés par la BCE sans réellement chercher à en apprécier la pertinence et le bien-fondé, en rupture manifeste avec sa jurisprudence habituelle.
Troisièmement, Karlsruhe a estimé que le programme n’entre pas manifestement en contradiction avec l’interdiction du financement monétaire des États, compte tenu des « garde-fous » mis en place par la BCE.
Enfin, elle a jugé que le programme ne porte pas atteinte à la souveraineté budgétaire du Parlement, compte tenu de l’absence de répartition des pertes entre les banques centrales nationales en cas de défaut de paiement d’un État membre.
A court terme, ce sont bien entendu les deux premiers volets de la décision qui posent problème.
Si l’on schématise, ils portent sur la forme et non le fond. Karlsruhe ne dit pas que le programme n’est pas proportionné mais qu’il faut que la BCE et la CJUE se posent sérieusement la question.
Elle donne trois mois au Conseil des gouverneurs de la BCE pour prendre une nouvelle décision justifiant du caractère proportionné du programme, faute de quoi la Bundesbank devra cesser d’y participer et vendre progressivement les titres déjà achetés.
La première réaction de la BCE et les indiscrétions de la presse laissent à penser que le Conseil des gouverneurs aurait choisi ne pas obtempérer et de refiler la patate chaude à la Bundesbank, qui serait chargée de répondre de ses agissements auprès des autorités allemandes.
Tout le monde semble s’en féliciter et les marchés ne paraissent pas particulièrement inquiets : les taux italiens n’ont quasiment pas bougé depuis l’annonce de la décision (même si les interventions de la BCE ont pu y contribuer).
Pour moi, c’est une forme d’aveuglement : je ne vois pas comment ça pourrait suffire, dès lors que Karlsruhe exige expressément qu’une décision soit prise par le Conseil des gouverneurs de la BCE intuitu personae pour que la Bundesbank puisse continuer à participer au programme.
Jens Weidmann a d’ailleurs clairement laissé entendre dans sa première réaction qu’il ne comptait pas se substituer au Conseil des gouverneurs mais envisageait seulement de l’aider à élaborer sa nouvelle décision.
In fine, il va falloir arbitrer entre deux mauvaises solutions : se soumettre à Karlrsuhe ou risquer de perdre la Bundesbank, ce qui serait un saut immense dans l’inconnu. Objectivement, le deuxième risque est plus important à court terme.
In fine, je pense donc malheureusement que le Conseil des gouverneurs n’aura d’autre choix que de prendre une décision justifiant du caractère proportionné du programme, même s’il habillera tout ça en prétendant que cela n’a rien à voir.
Cela affaiblira la BCE sur le long terme, et ce d’autant plus que les deux derniers volets de la décision de Karlrsuhe, qui semblent en première analyse conforter le programme de la BCE, sont en réalité de véritables « bombes à retardement ».
En effet, si Karlsruhe n’a pas considéré que le programme PSPP entre manifestement en contradiction avec l’interdiction du financement monétaire des États, c’est après avoir suivi un raisonnement beaucoup plus strict que la CJUE.
Elle a notamment qualifié la limite de détention interdisant à la BCE de détenir plus d’un tiers de la dette d’un Etat et l’obligation de répartir les achats proportionnellement au poids économique de chaque État de « garanties essentielles» (crucial safeguards).
Elle a par ailleurs rappelé à plusieurs reprises l’importance qu’elle accorde au maintien de critères d’éligibilité minimums fondés sur la notation des obligations des États membres.
Or, ce sont précisément ces limites que la BCE semblait envisager de faire tomber dans le cadre de son nouveau programme d’achat de titres mis en place pour faire face à l’épidémie de covid-19 (car la jurisprudence plus souple la CJUE lui laisse de la marge).
Avec cette décision, il me semble malheureusement probable que la BCE, sans le dire, intériorisera la contrainte constitutionnelle allemande et hésitera à s’extraire des limites qui ont été érigées par Karlsruhe comme de véritables « lignes rouges » à ne pas franchir.
Weidmann n’a d’ailleurs pas manqué de souligner juste après la décision qu’il avait toujours considéré ces limites comme particulièrement importantes…
Bref, quoi qu’en disent les commentateurs, je pense que cette décision constitue un tournant et ferme la voie à une forme de mutualisation implicite du risque souverain par la BCE, qui arrangeait tout le monde (et notamment l’Europe du Nord).
La balle est désormais dans le camp des chefs d’Etat et de gouvernement, qui doivent s’accorder sur un instrument budgétaire d’une taille suffisante pour permettre aux pays du sud de l’Europe de soutenir leur économie sans crainte de provoquer des tensions sur les marchés.
Dans le cas contraire, je mets une pièce sur un retour de la crise de la zone euro à moyen terme.
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