Guillaume Vissac Profile picture
Feb 4, 2021 3199 tweets >60 min read Read on X
De loin, j'ai confondu Antonin Artaud avec Albator.
Il regardait droit devant lui comme suspendu, transperçant tout sur son chemin, l'air d'être un corps en noir et blanc dans le tissu de ce monde en couleurs, avant de reprendre le fil de sa marche dans l'autre sens.
La rue était gorgée de gens et je n'ai vu que lui.
Ce n'est pas lui, ai-je pensé avant de me mettre à le suivre pour m'assurer qu'il n'était pas, effectivement, celui que je cherchais.
Tout ce dont j'avais besoin, c'était de lui voir l'œil (mais ce n'est pas quelque chose qu'on peut demander à n'importe qui impunément).
J'ai fait au fond ce que quiconque aurait fait à ma place : je suis resté dans son sillage : j'ai gardé mes distances : je l'ai pris pour objet.
Quand il est entré dans une boutique de sportswear, je suis entré dans cette boutique de sportswear et j'ai fait semblant d'essayer des chaussures de running en le cherchant dans le miroir.
De près il ne ressemblait plus ni au poète ni au corsaire de l'espace mais son air de corbeau hirsute attirait à son corps défendant tous les regards.
Nous nous sommes reniflés, comme font les bêtes.
Avons manqué de nous percuter, presque.
Par inadvertance.
Par opportunité pour vérifier ce que valait sa pupille, aussi, et quelles couleurs pouvaient s'y lover.
J'ai vu.
Rien que du noir : nuls reflets d'or, mordorés, jaune orangé ou ocre.
Preuve évidente qu'il n'était pas celui que je cherchais : il s'est laissé reconnaître.
Je n'ai rien dit ; il n'a rien dit ; on s'est compris, on en est resté là.
Il dégageait une énergie animale, d'accord, mais issue d'une autre espèce que celle à laquelle j'aspirais.
J'en ai pris note.
J'ai disparu.
* * *
Depuis que je suis dans cette ville, d'auberge de jeunesse en auberge de jeunesse, d'un airbnb à un autre, j'ai pris le pli de filmer mon sommeil.
Si on me pose la question, je prétexte un projet artistique et je crois qu'on me croit ; on a tort.
Je ne suis pas un artiste.
Je déjeune quelque part d'une deep-fried pizza ou d'un sandwich en regardant la vidéo de la veille en accéléré, chaque lendemain.
Le plus souvent, ce sont des nuits atones : mon corps est sur l'écran dans la position du cadavre.
Il suffirait d'une fois, d'un seul oubli ou d'un renoncement dans la surveillance de ces nuits pour que le doute s'installe : qui sait ce que je serais alors capable de faire à mon corps défendant et sans que je le sache ?
Voilà pourquoi j'installe ce dispositif chaque soir avant l'endormissement : pour m'assurer que je suis bien, même inconscient, inoffensif.
Le reste de mon temps, je le passais à marcher dans les rues sachant bien que ce n'était pas là ma place.
Quand on cherche quelqu'un qui ne veut pas être trouvé, le mieux c'est encore de s'en remettre à une forme de malchance.
Suivre les gens dans la rue, leur lire les lignes de vie dans la pupille, y chercher là les reflets d'or, c'est à cela que je me suis réduit, le long de mes pas dans cette ville.
Comme tout le monde, j'ai collectionné les échecs.
Jamais je ne trouvais l'oeil conforme à mes désirs et semblables à celui de mes croquis.
Sauron, à côté, ce n'était rien.
Je noircissais des pages et des pages de cet oeil : beaucoup de noir, beaucoup de reflets d'or.
Le plus dur, c'était de figurer la lumière avec de l'encre noire pour matière : la blancheur du papier n'était pas une option.
J'ai opté pour de la salive.
J'ai fait beaucoup de tentatives.
Où que j'aille, à des quidams qui parlaient avec un accent assez tourbé, je crois, et que je ne comprenais pas toujours, je montrais mes séries de croquis du même oeil : avez-vous vu cet homme ?
La plupart du temps, personne n'avait rien vu, comme souvent.
Souvent, on ne savait répondre.
Parfois, on m'envoyait sur la piste de quelqu'un soit que je ne trouvais pas, soit qui n'était personne.
Il est même arrivé qu'on me méprise.
Si j'ai poursuivi mon enquête par acharnement, par désespoir, par habitude ou par maladresse, il ne m'appartient pas de le dire.
Au fond de moi, j'avais cette intuition qu'il n'était déjà plus là, qu'il était naturel pour lui à ce stade de tendre vers le nord, rejoindre les Highlands ; oui, mais je ne parvenais pas à ne pas me dire : "si j'étais à sa place, je resterais profiter de la ville encore un peu".
* * *
Je ne me suis jamais autant tenu au courant des mystères que durant mon séjour dans cette ville.
Je lisais, j'écoutais tout ce qui se disait sortant de l'ordinaire : la langue de l'autre est devenue mon eau courante.
Les légendes locales des ancètres me touchaient peu ; le dit de mes congénères, les propos vaporeux dans des pubs, les souvenirs mêlés de honte, les approximations, la rumeur, plus, beaucoup plus.
Telle fille de vingt ans disait avoir été victime d'un porc et j'étais là pour faire le portrait-robot de son agresseur.
Tel stadier racontait combien un ours avait arraché jusqu'à plus de quinze sièges à lui tout seul après une défaite de son équipe dans le derby, puis avait fini par s'en prendre aux éclairages électriques en sautant dessus à pieds joints.
Telle mère de famille expliquait qu'un genre de fouine s'était acoquiné de son fils adolescent pour mieux l'approcher elle, lui faire boire un philtre d'amour à son insu qui l'avait mise à genoux devant lui, sous son emprise, et qu'à présent elle ne pensait qu'à lui jour et nuit.
Tel entrepreneur faisait le récit d'un de ses collaborateurs, un âne selon ses dires, qui du jour au lendemain avait développé des capacités cognitives insoupçonnées après, à en croire son témoignage, avoir été mordu au ménisque dans son sommeil (par quoi ?).
Tel commercial itinérant faisait la liste de tous les lieux à la campagne où les forces telluriques abondaient, irriguant de leurs flux toutes les créatures osant se risquer aux confluences des faisceaux.
Tel agent de police s'était mis à tenir le compte de tous les signalements de mecs en chien accusés de s'adonner à des pratiques de harcèlement de rue en centre-ville avant de réaliser que toutes les descriptions correspondaient trait pour trait à la sienne.
Telle psychologue avait mené une série de séances avec une carpe capable de les endurer sans prononcer le moindre mot et qui avait fini par se défenestrer devant elle, son corps traversant le rideau de verre pour disparaître sans laisser de traces trois étages plus bas.
Tel serveur, avec un couteau à steak, avait menacé un chacal capable, prétendait-il, de faire monter sa température corporelle à distance rien qu'en le regardant (et il le regardait).
Telle retraitée se plaignait qu'un cloporte sonnait à son appartement chaque semaine pour lui livrer des colis qui ne lui étaient jamais destinés mais qu'elle se gardait bien de refuser ou de ramener à qui que ce soit, et qu'elle revendait ensuite sur le world wide web.
Telle dentiste avait dû s'y reprendre à X fois pour traiter un jeune fauve qui payait toutes ses consultations en cash et qu'elle refusait de recevoir seule (raison pour laquelle elle demandait à son assitant d'être présent tout du long) "à cause d'une mauvaise vibration en lui".
J'en passe et des meilleures.
J'ai dessiné des dizaines de croquis de ces créatures en suivant les descriptions qu'en faisait chacun.
Une seule fois l'oeil a coïncidé avec celui que je cherchais.
J'ai cherché à revoir cette dentiste.
* * *
La dentiste de Carntyne, qui ressemblait sensiblement d'allure et de visage à la mère de Léo, a refusé de me recevoir, privilégiant le secret médical à l'élucidation des phénomènes inexpliqués.
Son assistant, lui, n'a pas eu ces scrupules : je lui ai graissé la patte pour qu'il parle (il a parlé).
Il m'a reçu chez lui à l'autre bout de la ville, à la table d'une cuisine qui sentait encore la sauce bolognaise d'un repas précédent, bien qu'il n'ait fait cuire que des haricots verts.
Il était manifestement catholique, avait des airs de prédateur lui-même : dans son jardin, capturait des escargots "à des fins cinématographiques", les faisant s'affronter dans de courtes vidéos absurdes, organisant sur des circuits terreux des "grands prix de la lenteur".
Gowan (voilà son nom) ressemblait à ce genre de quadragénaires très propres sur eux, rasés de près, mais dont le profil évoque soudain le prolongement désespéré d'une forme d'adolescence résiduelle qu'on se refuse à laisser se dissoudre dans les engrenages de la vie active.
Il était scrupuleux dans son travail mais n'avait aucune autre ambition personnelle que l'entretien de son foyer, la taille de ses haies, le culte des ancètres au cimetière ou en résidence spécialisée et dans une certaine mesure le salut de son âme.
Il m'a invité à m'asseoir, dans cette langue qui ne connaît pas (ou qui ne connaît que) le tutoiement.
La personne à laquelle j'en étais venu à m'intéresser le long de mes investigations (il a commencé ainsi, et il parlait comme ça) avait consulté le cabinet à de multiples reprises les semaines précédentes pour "se faire limer la mâchoire" (comprendre donc les dents).
Pendant l'acte, il "portait sa douleur sur son visage" (mais n'était-ce pas le cas de n'importe quel autre patient de cette dentisterie ?).
Il avait une "façon très à lui" de demander la suspension de la meuleuse lorsque le mal s'intensifiait, le tout sans faire usage de ses mains : sa pupille noire se dilatait, entraînant "une plus grande amplitude dans le réflexe photomoteur".
Quand il voulait parler (mais ne le pouvant pas), l'une de ses veines temporales se gonflait jusqu'à déformer la zone entre son crâne et la couche de peau l'enveloppant : "sans doute le fruit de ce langage inarticulé qu'il devait détourner autre part à l'intérieur de sa tête".
Le reste du temps, son corps endurait la pénibilité de cette opération, à la fois longue et fastidieuse, en se plantant les ongles dans la paume de ses mains pour "répartir plus équitablement la douleur" ou "allumer un contre-feu" (à moins qu'un point d'acupuncture soit en jeu).
Il est arrivé qu'il fasse violemment usage de ses jambes, de ses pieds pour marquer la fin d'une séance qui à son goût avait trop duré, suite à quoi ce n'était plus "du sang ni de la bave mais des insultes" qu'il crachait au visage de la dentiste de Carntyne et de son assistant.
"Voilà pourquoi j'ai besoin que tu m'assistes", disait après coup la dentiste de Carntyne à son assistant qui n'avait donc rien d'autre à faire qu'observer et se tenir prêt à "faire barrage de son corps" au cas où le patient devienne dangereux.
Il n'a pas voulu me donner son nom, ou plutôt a prétendu que "son nom valait plus que les quelques euros promis pour l'instant..."
J'ai fait semblant de ne pas remarquer que ses allusions étaient tout sauf pécuniaires.
Il a confirmé ce que je savais déjà : le patient payait toujours en liquide ; ses yeux étaient noirs, mordorés ; il se dégageait de lui une forme de bestialité ; s'il ne les usait pas assez lui-même, ses dents poussaient continuellement.
Il n'a pas su me dire s'il était venu trois, quatre ou cinq fois en tout au cabinet mais il a précisé ceci : "être regardé par des yeux tels que les siens, c'était faire l'objet d'une forme de dévoration (et pas dans le bon sens du terme)".
Autrement, il ne se souvenait pas l'avoir entendu prononcer plus de quelques mots et se souvenait mal du timbre de sa voix, sinon qu'elle était "basse, peu audible", du genre de celles dont on peut se demander si elles n'ont pas vocation à être mal perçues, voire incomprises.
Je l'ai regardé me dire ça, toutes ces choses, tous ces mots qui sortaient de sa bouche.
J'ai pris des notes.
J'ai fait les choses bien.
Pendant que je le regardais faire (dire), lui me regardait le regarder.
De sorte qu'ils s'étaient progressivement habitués à une forme de rebond, nos yeux.
C'était éreintant.
Je devais continuellement surveiller ce que je disais, et comment je le disais.
La moindre de mes questions trahissaient mon désir de savoir des choses qu'il valait mieux ignorer.
Bon nombre de ses réponses m'orientaient sur des sujets que je ne voulais pas connaître.
Lui semblait se complaire dans cette sorte de confession secrète.
Lorsqu'il m'est venu à l'esprit qu'il pouvait tout autant se laisser aller à l'affabulation qu'à la stricte retranscription de ce que l'on pourrait appeler sa vision de la vérité, j'ai cessé brièvement de l'écouter.
Le son de sa voix a cessé de me toucher.
J'étais seul avec mes pensées alors, quand bien même ses lèvres continuaient de remuer.
En tout et pour tout, ce moment n'a pas pu durer plus de quelques dizaines de secondes...
Qui sait ce qu'on peut dire et quoi, en l'espace de quelques dizaines de ces secondes...
Fatalement, arrivé au bout de sa parole, il s'est tu.
Nuit venante, la brume déjà en germe, les éclairages électriques éteints, nous étions dans une demi-pénombre zébrée par les chiffres et les signaux d'appareils électro-ménager en veille qui pullulaient dans cette cuisine comme autant de petites pupilles attendant leur moment.
J'ai retrouvé Gowan le lendemain matin à cette même place, à la même table, dans cette même obscurité d'avant les bleus de l'aube, le visage tout entier douché par la phosphorescence d'un bol de lait.
Il m'avait invité la veille à rester dormir dans une sorte de placard au grenier qu'il avait, dans cette maison étrange tout en hauteur, de deux étages mais maigre.
On y accédait par une échelle dans le prolongement de l'escalier ; c'était aménagé avec des meubles de récupération dont une banquette ; c'était chauffé par un petit radiateur électrique ; un verrou était fixé à la trappe dans le sol.
Piètre sommeil, là-dedans.
La brume étouffait tout les sons, d'accord, mais ceux de l'intérieur s'en donnaient à cœur joie pour se répercuter dans la charpente osseuse de cette partie antédiluvienne de l'édifice.
Les poutres craquaient, le radiateur d'appoint versait dans le bruit blanc, un genre d'alèse recouvrait manifestement la banquette sous un drap qui n'arrêtait pas de frotter contre elle au moindre mouvement.
Moi-même, je n'étais que sons quoi que je fasse.
Le poids de mes pas sur les lattes du plancher ; l'écho après ma toux humide ; la détonation du verrou ricochant sur les murs après m'être résolu à le fermer ; l'acoustique des toilettes posé un étage plus bas, au dernier, qui ruinait à néant mes pauvres efforts d'intimité.
Lui-même (Gowan) s'était levé entre une et deux heures du matin, était monté jusqu'au deuxième pour se soulager, laissant monter dans le conduit le crépitement aigü du contact de l'eau avec la sienne, le tout entrecoupé de ses respirations, voire ses raclements de gorge.
Je ne l'ai pas entendu redescendre.
Et donc il était là de nouveau dans cette cuisine, pieds nus devant son lait ("chèvrelait" m'a-t-il dit en un mot dans un français peu sûr, mais fier d'avoir pu en retrouver le souvenir) et surtout devant moi.
Parce que j'étais français, il avait tenu à mettre des croissants surgelés à décongeler pour que je les mange, peut-être en les trampant dans du café ou dans du thé ?
En attendant que le four chauffe, il m'a servi un verre de jus qui ressemblait à un genre de version contemporaine du Tang (il y avait aussi des noix de pécan dans un ramequin).
Je me suis dit : qui garde au congélateur des croissants industriels au cas où des Français lui rendent visite ?
Je lui ai fait remarquer qu'en réalité je ne mangeais de croissants qu'à l'étranger, ce qui était vrai (il a eu l'air d'être déçu).
Peut-être vivait-il avec quantités de mets de toutes sortes d'origines et prêts à cuire dans ses placards pour pouvoir être en mesure de satisfaire le moindre de ses hôtes ?
Le pseudo-Tang était moins poudreux que ce à quoi je m'attendais mais les noix de pécan étaient molles.
Gowan m'a regardé boire et manger tout en mangeant, buvant lui-même
Il a ensuite tenu à me dire les quelques phrases en français qu'il connaissait, parmi lesquelles "ce latent compagnon qui, en moi, accomplit d'exister" (Mallarmé) ou encore "Vous avez dodeliné de votre grosse tête dans une intention inavouable" (Hibernatus).
D'autres encore.
Juste avant que je lève les yeux de ses lèvres pour remarquer que le jour était sur nous, et que la brume reculait des fenêtres, il m'a dit avoir entendu la fermeture du verrou la veille au soir.
Voilà tout.
C'est qu'il était du genre à vouloir cultiver coûte que coûte vis à vis de son interlocuteur une forme d'ambiguïté.
En véritable gentleman j'ai détourné son attention sur les gastéropodes.
L'un de ses escargots remontait la vitre, propulsé comme il se doit sur de la bave et les rayons du matin se prenaient dedans.
"Richie-Porte est toujours le premier à atteindre le plus haut carreau de la vitre", a-t-il dit, "car c'est un bon grimpeur."
Puis Gowan a fait l'éloge de ceux qu'il avait baptisés Karol-Wojtyła et Johann-Strauss, "des animaux hors du commun" à l'entendre.
Si j'étais d'accord, il me montrerait les maquettes de villes célèbres qu'il utilisait pour mettre en scène des vidéos dans lesquelles ses protégés "colonisaient le monde des hommes".
Bien qu'hermaphrodites, tous ses escargots avaient systématiquement des noms à consonances masculines (je n'ai pas fait de remarque).
Sans doute fallait-il être viril pour "mettre à mal nos mégalopoles".
Il m'a ouvert la porte donnant sur le jardin : son backyard faisait la taille mise à plat de toute la hauteur de sa maison et je me suis surpris à penser : "chez l'être humain, le cortex déplié représente une surface de 2m2 pour une épaisseur de 3 mm".
Sur une bonne moitié de leur surface, la pelouse et les terre-pleins étaient jonchés de déchets organiques : pelures d'orange et de pamplemousse, bouts de salade, écorces de melon, bris de céleris branches...
Pour attirer les escargots, dixit Gowan.
Il était pieds nus dans la terre à me parler, là, et des bêtes approchaient lentement quelques uns de ses orteils aux ongles translucides.
"Le problème, c'est que les escargots attirent les crapauds, les hérissons et les musaraignes, qui attirent les chats, qui eux-mêmes excitent les chiens, errants ou pas."
Un cercle de cendres et d'éclats de coquilles d'œufs marquait une zone au-delà de laquelle les gastéropodes n'étaient pas encouragés à aller ("pour les garder plus près de moi", dit Gowan).
"Et les chiens", j'ai demandé, "ils attirent quoi ?"
Mais les chiens, il valait mieux ne pas savoir.
Donc, je n'ai pas su.
La brume a terminé de se distendre, levant l'ambiguïté sur des zones d'ombre ou de blancheur : on se serait cru dans un gigantesque bac à compost.
Bien sûr, ai-je pensé, le monde *est* un gigantesque bac à compost.
Gowan m'a cherché du regard, l'air de lire mes pensées, mais non, ce n'était que la résurgence d'une autre de ces expressions françaises enfouies dans sa mémoire : "turbot poché sauce hollandaise".
Je l'ai imaginé manger ce poisson, puis plus.
Je l'ai vu pulvériser ce que j'ai supposé être de l'eau sur ses poulains, accroupi auprès d'eux.
Surprenant qu'il ait choisi de rester dans cette position grotesque pour me dire alors ce qu'il m'a dit.
"Celui que tu cherches : ce n'est pas humain de vouloir le trouver."
Un matin il s'était présenté au cabinet les phalanges toutes jaunies par des bleus de partout : quelqu'un qui aurait frappé contre un mur (ou pire) au mépris de l'intégrité de ses poings.
Et puis, il y avait ses ongles...
Ongles tout crénelés, tout fendillés, tout ecchymoses et sang séché, comme si ce gus avait gratté.
Et puis, son aptitude à "chercher systématiquement la merde", à exploiter la moindre étincelle conductrice, l'électricité agressive dans le moindre regard à autrui, dans la façon d'avancer son corps en opposition à ceux de tous les autres.
Se faire l'ennemi de tous et de tout en toutes circonstances.
Il l'avait vu ou cru le voir cracher sur quelqu'un dans la rue près du cabinet en allant travailler un jour ; il avait vu l'autre se ruer sur lui et lui le mettre au sol et l'y laisser ; il avait par dessus tout vu la haine circuler dans son corps, la violence.
"Une tempête en lui dont l'épicentre est l'œil."
Cet œil que j'ai croqué un nombre incalculable de fois dans mes carnets.
Ce même œil.
X fois par page des déclinaisons de cet œil.
Des rangées entières de l'œil mis bout à bout.
Je savais mal dessiner les yeux au commencement ; à la fin oui.
Il n'y a rien de plus simple et compliqué qu'un œil.
Tout est dans lui, et pourtant on ne voit rien.
Mais lui, oui, il ne voit que toi.
Gowan l'avait observé en coin, dans la salle d'attente : il lui arrivait de se gratter les poignets compulsivement ("or la peau est fine à cet endroit, si fine que les veines poignent").
Manifestement, il n'aimait pas attendre le cul posé sur une chaise : il se levait, faisait les cent pas, presque, allait d'ici à là, changeait de place régulièrement, jetait de partout des regards aux aguets.
Lors de sa première visite, il avait dû remplir une fiche de renseignements qu'il avait rendue maculée d'encre et illisible : une écriture à la fois enfantine et comme gothique, très grasse, hachurée de partout, aux formes pointues, géométriques, triangulaires.
Face à ça, Gowan s'était dit : le squelette d'un séisme après sa traduction en courbe par le sismographe.
Savoir si l'échelle de Richter aurait pu servir à mesurer son âme...
Le pire, c'était d'être près de lui.
En face, pour commencer.
Gowan disait lui avoir vu battre le sang dans la gorge à plusieurs reprises.
On pouvait l'attraper au vol : la distorsion des artères se faire, que le poids de la pulsation faisait ployer.
Il y avait trop d'énergie dans ce corps.
Il ne pouvait ni ne savait la stocker.
Elle débordait de lui, il se noyait en elle.
Il haletait rien qu'à rester debout.
Quelque chose le dévorait, le déformait de l'intérieur.
Il se dégageait de lui une odeur.
C'était quelqu'un de âcre.
Ce n'était pas normal ce qu'il faisait (or il ne faisait rien, c'est ce qui sidérait Gowan et au fond tous ceux qui étaient là en sa présence).
Ce n'était donc pas normal, non plus, de le chercher.
Là, il m'a regardé.
Nous n'étions plus dehors, il n'était plus question de parler, je venais de lui donner la somme promise pour le récit qu'il venait de me faire, il avait fait semblant de refuser, j'avais dû insister, il avait finalement pris l'argent, j'étais prêt à partir.
Je ne saurais rien de son nom, mais son nom n'avait aucune importance.
Je n'avais aucune idée d'où il pouvait être, mais moi-même je n'étais pas certain de pouvoir précisément me situer dans ce pays étranger.
En somme, je n'avais pas réellement fait progresser mon enquête tout en avançant considérablement sur le papier.
Sur le papier, mes portraits robots s'affinaient : de l'œil, je prenais du recul : je lui avais composé grâce au témoignage de Gowan un visage, une chevelure, un début de buste, des épaules, une forme de circulation sanguine.
En un mot une aura.
"J'aurais dû ne rien dire", a dit Gowan.
"Il aurait mieux valu pour toi ne rien savoir."
Bien que, de fait, j'en étais précisément à ne rien savoir, je n'ai rien dit.
J'ai dit : "il ne faut pas s'en faire pour moi outre mesure".
Lui : "tu es intelligent, tu es jeune, tu as l'avenir devant toi, alors pourquoi t'infliger ça : pourquoi courir après quelqu'un comme lui ?"
* * *
Voilà pourquoi.
On est alors un an et demi plus tôt et à presque 1500km de là.
Je me retrouve à marcher dans le soleil sur le bord d'une route du Cantal et seul, seul avec mes pensées, la sueur.
Août presque.
J'arrivais de la gare.
Sur la carte, le lieu de la cérémonie qui motive ma venue est à une heure de marche à peine.
C'est quoi une heure, dans une vie ?
Pas d'argent pour un taxi, d'ailleurs aucun taxi par ici.
Une seule personne dans toute la gare, le nez enfoui dans un journal, à qui je n'ai donc pas demandé de m'avancer en voiture car il parlait tout seul.
"Pitié épargnez-nous l'urine des célébrités qui se comportent comme des chiens sur le divan d'autres célébrités..."
Difficile d'aborder quiconque se bat à voix haute contre la pisse des autres.
Marcher donc, quitte à pour ça s'en remettre aux ondulations de la chaleur ou de l'essence, à l'envergure des panoramas, aux horizons.
J'en suis alors à regretter d'être venu jusqu'ici : je ne connais pas la région : j'ai mille autres choses à faire dans cette vie : je ne sais presque rien de Léo si ce n'est qu'il est mort : j'ignore même quant à la nature de la cérémonie : peut-être qu'il était bouddhiste.
Je pense à ça tout en marchant.
Ici, la masse de pensées qui me vient progressivement est inversement proportionnelle au nombre de centilitres d'eau que mon corps sue.
Plus je me rapproche du village, plus mes rêveries se dissolvent et s'évaporent dans le chaud.
Je ne croise personne, ni âme ni véhicule sur cette route de campagne que je remonte du côté gauche.
Je suis dans le Tartare ; je suis dans un film américain sur la route 66 ; je suis dans l'attente d'une illumination qui ne vient pas ; je suis dans l'appréhension de la mise en terre ou de la crémation d'un proche.
Pendant quelques secondes assez infimes et bienvenues, enfin, je suis dans l'ombre d'un panneau routier, soustrait à la crépitation de l'été cantalou.
Je fais vaguement du stop lorsqu'un véhicule passe, mais du mauvais côté de la route, et puis aucun véhicule ne passe.
Toujours ils bifurquent avant de me venir dessus, voire, pour certains, ont l'air de faire demi-tour à ma vue.
Il y a beaucoup de petites routes perpendiculaires à cette route, qui est une départementale : autant de trajectoires possibles pour m'éviter en coupant par les terres intérieures.
Arides, plutôt, ces terres.
Aride aussi la lande et immobile, soustraite aux brises ou au vent.
Moi aussi, j'ai fini par quitter la départementale pour suivre le panneau routier menant à un village : *le* village.
Ce n'était pas un village, c'était un lieu-dit (à ce stade je ne le sais pas encore).
Là, j'avance dans une bande herbeuse en bordure du goudron ; le plus souvent c'est jaune et sec et non vert ; parfois la bande s'affaisse, c'est un petit fossé.
Je fais de mon mieux pour ne pas marcher sur de la ronce, sur le mûrier, le framboisier sauvage, et quand ce n'est pas végétal c'est invertébré : bousier roulant sa bouse sans interruption, couple de gendarmes acouplés par le cul, grosse mouche verte aux yeux d'or ne volant plus.
On n'a pas idée du poids de la terre sous la terre, et de ce qui y fourmille, quand on en est réduit à marcher sur elle entre deux longues jambes de nos ombres.
Quant à la zone piégée sous de l'asphalte, c'est pire : savoir s'il est possible de mener une vie organique sous une langue pareille et d'un tel poids.
Les racines des arbres déforment bien l'écorce des routes ou le béton des villes, quelques fois, mais là devant moi nul arbre, nulle ombre, nulle racine ; rien que moi sur ma lancée.
Au mieux, ce sera une voiture posée à moitié dans un champ, à moitié sur la voie, vide, un vieux modèle, là peut-être depuis vingt ans comme vingt minutes, le capot encore chaud mais chaud de la chaleur ambiante, non du moteur, si moteur il y avait encore.
Personne ni rien à l'intérieur de l'habitacle si ce n'est le ciel en reflet sur la vitre, mon visage dans ce ciel, le ciel à nouveau dans le reflet de ma pupille, si je sais voir si loin (mais je n'en ai que l'intuition, jamais la certitude).
L'un des rétroviseurs est brisé alors la lumière part dans toutes les directions.
Sans doute qu'elle me suit même tandis que je m'éloigne.
Peut-être qu'elle ira jusqu'au village un kilomètre plus bas où je m'enfonce enfin.
Je suis en sueur quand j'entre dans l'église ; le choc thermique est à la fois un bonheur et une souffrance ; l'église est vide, il n'y a personne ; l'écho de ma respiration tout juste ; des vitraux de blancheur ; un christ en pierre vieux ; des bancs de bois noirs.
Je me laisse là sécher dans le frais avant de ressortir.
Je ne me suis pas trompé de village, je me suis trompé de hameau : le lieu-dit est à environ cinq cents mètres du bourg, soit sur une butte soit dans une cuvette, on ne sait pas trop (sans doute un peu les deux, si la chose est possible).
Je reste un peu à l'ombre de l'église où des reptiles se contorsionnent dans l'interstice entre les pierres avant de disparaître à nouveau dans le soleil à son zénith (un zénith ressenti).
Aucune chapelle au lieu-dit où j'arrive, si ce n'est un monticule de pierres auprès de quoi on peut se dire : "il y a eu des mines d'uranium dans la région, je crois" (c'est ce que je fais, avoir cette pensée, avant de continuer de suivre la route à droite).
L'adresse ne correspond ni à un lieu de culte ni à un cimetière : c'est une maison grande, un ancien de ces corps de ferme retapés sur quoi de la vigne ou quoi s'accroche et dessine sur les murs un tracé à la frontière, de loin du moins, entre le poil et le cadastre.
J'approche ; on sent que l'herbe jaune a déjà été foulée ; il y a du monde sous une tonnelle au fond d'un jardin sec ; presque personne n'est en noir, soit que ça n'existe plus le noir pour s'habiller de la disparition des autres, soit que la chaleur l'impose ; et puis l'urne.
C'est une urne, pas un cercueil ; de la cendre, pas la matérialité des chairs ; une forme verticale et non horizontale ; je me dis que compte tenu des circonstances, ça fait sens.
Rien n'a commencé encore mais tout le monde me regarde venir comme si j'étais le dernier à les rejoindre : je suis en short et t-shirt, j'ai honte d'avoir des jambes, je me fais le plus insignifiant possible, en vain.
Je n'ai manifestement rien à faire là et je vais furtivement souhaiter n'être plus un corps mais une brise ou un nuage, pour que de l'ombre s'approche de leurs ombres.
La métamorphose étant un échec, je choisirai de regarder au loin.
On se parle à mi-voix tout autour, mais pas de moi : de tout, de rien, de ces choses que l'on a en bouche avant même que la bouche les saisisse, ces choses qui nous précèdent, qui nous dépassent (certains appellent ça des "sujets d'actualité" pour ce que j'en sais).
Ce qui revient le plus souvent sur la table, c'est cette histoire de présentateur de télé célèbre ayant uriné sur le canapé d'une présentatrice de télé célèbre, certains disent comme un chien, d'autre comme un clébard, comme un chacal ou comme un animal.
J'ai même entendu quelqu'un dire "comme un parasite" et je m'interroge sur son degré d'exactitude animalière.
D'autres ont l'originalité de s'étonner d'X détails périphériques : "mais je ne savais pas qu'ils étaient ensemble", "pourquoi cette présentatrice avait-elle besoin d'un canapé pour faire la sieste dans son bureau ?" ou encore "elle a eu l'élégance de lui pardonner".
Un autre, pas loin : "cette nuit j'ai rêvé de vomi, de pisse et de merde, je crois que c'est dû à la tempête géomagnétique".
Une autre voix encore : "les enterrements j'y peux rien ça me bloque le transit, je peux plus rien avaler, je pense trop à la mort".
Je ne pense pas à la mort.
Je ne pense même pas *au* mort.
Je réalise en écoutant ses proches parler que son prénom n'est que le diminutif de son prénom, et moi je l'ignorais.
Léo : j'ignorais, j'ignore tout de lui.
Je ne pense donc pas à lui mais à l'absence de pensée liée à lui qu'il y a en moi, à mon corps défendant.
Je n'aurais jamais dû venir ici et tout le monde autour de moi le sait ; personne pourtant pour deviner ou voir que je le sais aussi.
Je regarde les gens : je regarde le visage des gens : la moyenne d'âge est étonnamment basse : beaucoup à avoir l'âge justement de Léo, sauf que le leur continuera de se gonfler des ans à venir contrairement au sien qui restera indemne.
"Indemne" est un mot mal venu quand on sait l'état de dégradation de son corps quand il a été retrouvé et où.
Je ne suis pas sûr que chacun sache ici les circonstances de sa mort et ce n'est pas moi qui irai briser le silence : quelqu'un est en train de bredouiller que c'est le premier décès de sa jeune vie, d'autres sans doute à ne pas le dire mais le penser sont dans la même situation.
Ils ont les yeux posés sur rien quand ils regardent au loin (certains fument malgré le chaud, la fumée les prolonge).
Ils attendent que quelqu'un prenne la parole près de l'urne tout en redoutant d'avoir à la prendre eux-mêmes.
Pour la plupart, des anciens camarades de lycée de Léo ou des amis, amies d'enfance.
Certains en sont à dire ou à penser "je ne vais pas y arriver" (à parler en public sans pleurer) mais le silence n'est pas plus simple.
Ils y arriveront.
En dépit de la violence de sa mort, de l'âge de la victime, c'est une cérémonie lumineuse.
Chaque parole est pesée, passée par le circuit huilé du souffle de chacun : poumons, trachée, larynx, cordes vocales, pharynx et langue avant la bouche, l'entre des lèvres, l'haleine.
Ici, la voix d'une ex-adolescente se brise : les respirations de tous sont suspendues dans l'attente qu'elle se rescinde en son faisceau : celle qui est je pense la mère de Léo lui fait signe de prendre son temps et elle le fait : elle prend son temps avant de parvenir à dire.
Ensuite seulement celle qui est je pense la mère de Léo se lève et prend la fille dans ses bras, lui chuchotant dans son étreinte des mots que de là où elle est seule l'urne à contenir la cendre du fils est à même de pouvoir entendre.
Quelqu'un a fait passer dans une enceinte un morceau de Daft Punk qu'apparemment Léo aimait et, bien que ce ne soit pas "Veridis Quo", je n'ai fait qu'entendre ça, moi, en mon fort intérieur : le beat froid et la mélodie bleue de "Veridis Quo" dans le sépia caniculaire d'ici.
Seuls les jeunes ont parlé et le mutisme sera pour les adultes, présents pour certains près de l'urne, la famille proche sans doute (peut-être ont-ils organisé une autre cérémonie du premier cercle au crématorium, même si rien ne me permet de l'affirmer).
Qui va verser ses cendres dans le soleil et où, à présent ?
On décidera pour lui, sans doute.
À vingt ans, comment peut-on savoir soi-même où être répandu (ou alors c'est le contraire et c'est bien le seul âge où le savoir jamais) ?
Des sentiments naïfs me viennent, ainsi que des images religieuses en carton, quelques scènes clés tirées d'Harry Potter, avant l'oiseau de nuit en vol furtif et silencieux en quête de viande.
Je ne suis pas en mesure de contrôler aucune de mes pensées.
Ça ne sert à rien de se forcer à ne pas voir l'œil noir aux reflets d'or, indissociable de la mort de Léo dans mon esprit, mais on peut cette vision en faire autre chose : Sauron de nouveau, le visage de Fantômas, celui de Voldemort, la rotation du cou des chouettes à 270°.
Il faut se dire que si nous humains nous adonnions à la violence de ce mouvement, la torsion des vaisseaux sanguins nous conduirait tout droit vers l'accident vasculaire cérébral.
Et de la mort nous voilà revenu à la mort, la boucle est donc bouclée (quelques nuages aussi).
Pendant que je regardais ailleurs, une main est venue se poser sur mon épaule : c'est quelqu'un qui malgré mon âge me vouvoie.
La mère de Léo (c'est elle), qui de près ne ressemble en rien à Léo (de loin oui), sait mon prénom : elle le dit à voix haute.
Si elle le prononce, c'est pour s'assurer que je suis bien moi (oui).
Elle veut me parler à part, loin du tumulte (on commence à installer des tables, des traiteaux, c'est le moment festif de la cérémonie, quand le soulagement d'avoir traversé les émotions prend le dessus sur tout le reste).
Elle insiste d'abord pour que je boive quelque chose, ce que je veux, n'importe quoi ; j'ai l'air déshydraté, dit-elle.
Je ne peux rien refuser à celle qui a perdu un fils en ma présence, et si loin d'elle, alors je bois.
C'est froid, c'est sucré, je ne sais pas ce qu'il y a dedans, c'est ou ce n'est pas gazeux, peut-être ou non alcoolisé (mais si oui peu), amer sur la fin pour ce que j'en sais ; une fois bu, j'en reprends.
La mère de Léo est lumineuse, grande et les cheveux attachés ; athlétique, on dirait qu'elle s'en va courir, sauf qu'elle ne court pas, elle revient vers moi, ou moi vers elle ; on ne dirait pas que pèse sur elle le deuil d'un fils ; elle me parle : "merci d'être venu", dit-elle.
C'était déjà sensiblement ce qu'elle m'avait écrit quelques jours en amont : un seul texto, en réponse à mes condoléances, à mes excuses de ne pouvoir être là : à mes insupportables tergiversations (j'avais lâchement renoncé) : un seul mot d'elle : "venez".
La forme plurielle m'a troublé.
Je n'ai même pas pensé au vouvoiement.
Le matin même, je ne pensais pas venir et me voilà devant elle à lui dire que je représente l'équipe (or l'équipe, elle s'en fiche car elle veut moi me voir).
"Suivez-moi" : encore un de ces "vous" solitaires pour m'inviter à la rejoindre dans la fraicheur de la maison, loin du climat, loin du vacarme.
Dehors, les thorax s'emplissent de l'oxygène chaud du jour, les bustes vont et viennent au gré de leurs respirations, les mots seront mêlés au gaz carbonique (et moi je m'en éloigne).
Dedans, je ne sais rien des intérieurs de cette maison où les pièces se succèdent des plus amples aux plus fines : grand salon ouvert sur le jardin, escalier large et d'angle, dégagement à l'étage donnant sur X portes closes, sauf une, ce sera l'ancienne chambre de Léo.
Son buste à elle aussi s'écarte, s'ouvre, se replace : le jeu de la respiration se fait mais mal, le sang bat dans sa gorge, quelque part elle halète et ce n'est pas dû à la marche ou à l'escalier d'angle : c'est la chambre du fils : c'est d'y être avec moi mais sans lui.
C'est la peur.
C'est l'émotion.
C'est d'être passé d'un lieu ouvert et gorgé de vie, de bruit, de lumière, à celui-là clos où nous sommes, dans une demi-pénombre où le silence abonde, jusqu'à la moindre de nos voix.
"Je voulais vous dire", a dit la mère de Léo avant de ne plus rien dire du tout.
On est resté un long moment comme ça.
Quelque part, nous y sommes encore.
Je partage avec elle ce silence qui nous fait du bien à tous deux ; je pose mes yeux là où mes yeux se mêlent aux murs ; nous regardons dans la même direction ; ce n'est pas de l'amour, c'est du recueillement.
La chambre de Léo : c'est encore la chambre d'un corps vif, qui a du sang dans le corps à battre, un souffle dans le torse à même de l'animer, des muscles et articulations pour le porter, toute une architecture d'os pour le déployer là où le monde est beau.
Le monde du dehors vient jusqu'à nous par vagues : une fenêtre est ouverte : des voix se parlent et se déversent.
Le silence, donc, ce n'est pas le silence : c'est un tissu de sons avançant en eaux troubles.
Ce n'est déjà plus une chambre de quelqu'un qui vit là : c'est une chambre de qui revient de temps à autre pour un week-end ou des vacances : c'est donc une chambre pour être ailleurs.
Léo, son ailleurs à présent que tout est passé, ce sera l'urne.
J'essaye de trouver dans mon champ de vision quelque chose qui m'amène à une énergie, à un mouvement, mais tout retombe sur moi dans la même pesanteur.
C'est l'échec.
Ici ou là, punaisées, scotchées, patafixées sur de la tapisserie standard, des photos de Léo vivant, à divers âges, sous divers maillots de sports divergents : collectifs, toujours, mais jamais le même.
Pas de foot, pas de rugby, pas de waterpolo mais du volley, du basket, du hockey sur glace.
C'est à la fois la même personne et quelqu'un d'autre.
Comme tout le monde, finalement.
Sur chacune de ces images il n'a pas l'air heureux ni animé mais concentré, tout son corps tendu vers un point extérieur au cadre, hors champ, dans l'énergie d'un déplacement à venir qui n'existe à l'instant t qu'en lui.
Tout ce que je connais ou crois connaître de lui est dans cette pulsion de projection-là.
Sur ces photos, prises parfois maladroitement, parties de lui comme gelées dans le flou, extrémités de son corps tâchant d'aller le plus loin possible de lui, on ne voit pas qu'il respire mais on sait : c'est suggéré.
J'ai toujours trouvé ça très émouvant, le corps de quelqu'un qui respire, quelles qu'en soient les raisons.
Elle, oui, elle respire : le flux de ses inspirations se fait plus lent et je suis dans la proximité de son souffle.
Le mien s'en mêle : c'est la mutualisation de l'oxygène.
Ou bien alors c'est le contraire et c'est la carbonication conjointe de nos quelques mètres cubes de volume partagé.
Le remède, c'est le poison.
Et quand elle s'apprête à parler de nouveau, c'est moi qui me retrouve à parler à sa place : je n'ai que trois ans de plus que Léo, juste, ce serait mieux qu'elle me tutoie (et elle le fait).
"Tu étais avec lui quand il est mort (c'est à la fois vrai et faux), tu comptais beaucoup à ses yeux (c'est une erreur d'appréciation de sa part), je crois que tu as des choses à m'apprendre sur la vie de mon fils (tout ce que je sais de lui c'est l'odeur de sa sueur)."
Manifestement, aucune de mes pensées n'est articulable à voix haute.
Je me sers de ma salive pour fabriquer des mensonges qui sauront détourner son attention de moi : je fais ce que n'importe qui ferait à ma place : je lui dis ce qu'elle voudrait entendre : ce faisant, je profane à peu près tout ce qui s'est immiscé en nous et entre.
J'en ai honte.
Qu'il est facile et triste de trahir quiconque boit à nos paroles comme si c'était de l'eau, l'été.
Le soleil tombant là dans la chambre nous fait des ombres obliques, maigres.
Il chauffe nos épaules foides et ferait chuter presque la pression artérielle.
J'ai le désir de lever une ambiguïté (je ne sais rien de lui) mais la mère de Léo me devance et déverse une autre ambiguïté qui vient mordre à la première : "il m'a dit une fois qu'il était sur le point de tomber amoureux (j'aimerais que la phrase se termine là mais non) de toi".
Et voilà que moi qui n'ai jamais aimé quiconque et qui ne l'est de personne me retrouve sous le poids de l'amour de quelqu'un qui repose dans une urne sous la forme de cendres et qui n'attend plus rien sinon qu'on les répande (et sur quoi ?).
Je dis qu'il y a erreur sur la personne ; je dis que c'est absurde ; je dis que j'ignorais tout de ça ; je dis que Léo n'était qu'un camarade ; je dis que je ne sais rien de lui car c'est vrai, je ne sais rien de lui ; je dis (je ne dis rien de tout ça, je ne fais que le penser).
Mes pensées sont visibles à l'œil nu sous la forme d'une émanation : elles ondulent sur le mur, saisies dans la lumière du jour (mais ce n'est rien que quelques branches troublées par la levée d'une brise).
Cette brise, si elle existe, jamais elle ne vient jusqu'à nous.
Je ne peux pas lutter contre Léo au jeu de la vérité : entre le vivant et le mort, on croira plus facilement le mort et je me plie à lui à mon tour : je me plie à ses mots qui lui survivent dans l'esprit de sa mère : je fais semblant que tout est vrai.
Ce que je lui dis la rassure : n'être pas seul à vingt ans loin des siens la rassure : tenir quelqu'un contre son cœur avant l'asystolie la rassure : avoir quelqu'un qui nous ferme les yeux à l'instant t la rassure : qu'un peu de son souffle soit passé par le mien la rassure.
La beauté de cette scène, c'est que cette illumination d'elle à mesure que la vie remonte dans son corps me plonge moi dans de l'ombre qui me colle à la peau : c'est un échange équivalent.
Je pense beaucoup au mot "pétrole".
Je pense à Léo, vite, à sa façon de déborder une aile, de mordre à la ligne pendant une contre-attaque éclair, au bruit des semelles crissant sur la résine du gymnase, à la condensation qui perle sur nos visages à tous.
Je pense à la galaxie de nerfs et nervures que l'on a dans le cou et qui servent à nous faire tourner la tête.
Dans une étagère vendue en kit, on trouve un échantillon de tout ce que Léo a pu suffisamment aimer pour posséder et garder près de lui à portée de sa main : comme elle, je regarde ça comme des reliques de lui.
Elle me montre des images de lui, elle me raconte des anecdotes ; je n'ai rien à lui offrir en retour.
Ici, Léo est méconnaissable : casqué, ganté, patins à glace aux pieds, une crosse entre les mains, glissant sans pour autant bouger (c'est une photo) sur la glace blanche.
Le hiatus est cruel : lui vivant dans le froid d'une patinoire à fendre la lumière pendant qu'au même moment ce qui reste de lui est confit dans de l'ombre, immobile, mort sous la canicule d'août, ou presque d'août.
Ce n'est pas le bon sport ; je serais passé devant lui sans le voir ; je n'aurais même pas remarqué son image ; il n'aurait été qu'une donnée de plus dans mon champ visuel ; même pas un corps ; une texture ; une ou deux couleurs ; la réfraction de la lumière du jour ; point.
Léo était un passionné de sport (c'est sa mère qui le dit) : il voulait tous les connaître, tous les découvrir, tous les pratiquer, du moment qu'ils étaient (elle s'atarde alors là sur ce mot) collectifs.
Trois actes en une seconde se jouent : une goutte de sueur me coule dans le cou ; un courant d'air traversant que l'on ne sentira ni passer ni fondre fait claquer la porte de la chambre ; apparition d'une affiche au verso sur laquelle on peut lire "NOSTALGIA DE LA LUZ".
"Il (Léo) aurait voulu voir le bout du monde au cap Horn, l'hémisphère sud et l'Atacama."
Il aimait le cinéma, en particulier les films dont on n'était pas sûr de savoir, même et surtout après les avoir vus, s'il s'agissait de documentaires ou de fictions.
Il aimait aller vite, plus vite que les autres, sans réfléchir souvent, ce qui lui donnait l'impulsion de les devancer dans un sprint, l'espace d'une foulée, le temps tout juste d'une respiration.
Il disait aimer la tapenade noire et pas la verte mais, en réalité, c'était le contraire (il aimait dire des choses fausses exprès, pour voir si on suivait).
Par dessus tout dans le sport, il aimait l'horizontalité des corps : plonger pour rattraper un ballon en réception basse, se lancer pour pénétrer en zone sans toucher terre et marquer dans un angle impossible, tomber au sol, même se brûler les bras, les jambes, souffrir.
Comme tout le monde il était "nul en maths" et hormis Harry Potter il détestait lire : il en était donc naturellement venu à se considérer comme "bon à rien" et c'est par défaut qu'il s'est inscrit en fac de droit.
Il avait une fragilité à la cheville à gauche ; il disait que pour bien comprendre ses blessures, il fallait visualiser le circuit de la douleur à l'intérieur de son corps, une géographie de l'envers, une "nervosité" méditative.
Petit, seul enfant dans la pièce, il aimait renifler le fond des tasses de café des adultes en s'imaginant les boire, un jour, lui-même l'adulte dans la pièce alors, avant de réaliser que c'était infect, avant d'en venir à en aimer le goût néanmoins, mais pour combien de temps ?
Il était végétarien lors des repas avec l'équipe après les matchs ; carniste de retour chez ses parents le week-end, ne disant rien à eux de ses inclinations alimentaires.
Plus jeune, ses cheveux claircissaient l'été ; avec les années il avait gagné en ombre ; il se demandait parfois ce que ça pouvait faire au corps que d'être bombardé par des neutrinos, "dont il existe trois saveurs" ; était-ce un autre genre de lumière ?
Il ne comprenait pas : Prince, le cyclisme, les dieux grecs, les platistes, la coriandre, le Pastis, le Touquet, les démarrages en côte, les méduses, le cinéma muet, la toundra, la misanthropie (et surtout, surtout, il ne comprenait pas Offenbach).
Il n'avait pas peur d'aller au contact à l'épaule avec un adversaire, quand bien même l'autre était plus rude ; il n'avait pas peur de sauter avant la passe sachant qu'elle lui arriverait ; il n'avait pas peur de perdre mais que le match se termine sans lui, si.
Il n'avait ni potes ni connaissances ni relations ni proches ni camarades de classe ou de promo mais uniquement des "ami·es à lui".
Il ne portait jamais de montre, mais un bracelet connecté capable d'enregistrer la moindre de ses fonctions vitales (parfois il regardait ses courbes l'air de se chercher comme dans une photo de lui qu'on aurait prise à son insu, cherchant à se prouver qu'il se ressemblait bien).
Il aimait le curry vert et Daft Punk, courir sur une route vide quand la chaleur est sèche, s'endormir en écoutant de la musique, le geste d'un chien avec sa patte pour attirer l'attention de quelqu'un, la lune quand on la voit de jour.
Il était très rancunier, jusqu'à ce point de vertige où il cessait très brusquement de l'être, en apparence sans raison, si ce n'est d'être lui-même blessé par sa propre bassesse.
Il portait des chaussettes dépareillées les jours de match pour lui porter bonheur ; il était du genre à plus travailler ses points forts qu'à vouloir atténuer ses faiblesses ; il avait une "fausse main" mais pas de "mauvais pied" ; mal jouer était pire que perdre.
C'était "un coéquipier modèle" ; c'était "une belle personne" ; c'était "quelqu'un de bien".
Après avoir séché ses larmes, et fait couler sur le sel de ces larmes d'autres larmes, la mère de Léo a besoin d'amenuiser l'espace qui sépare nos deux corps pour que les peaux s'approchent, se touchent.
Nous en sommes là.
En temps ressenti, cela fait six jours que nous sommes dans cette chambre elle et moi ; en temps de la montre et des rythmes du cœur, seize, vingt-six, trente-six minutes tout au plus (notre pouls a varié en fréquence et en son, rendant fragile et flou l'exercice de la mesure).
Nous allons en sortir ; la mère de Léo là hésite ; rouvrir la porte, c'est briser ce moment ; elle le fait : elle brise ce moment ; avant de revenir sur elle (sur moi) et dire : "nous allons répandre les cendres sur un mégalithe, bien sûr vous venez" (retour du vouvoiement).
Ce n'est pas une question, ce n'est pas l'injonction qu'on imagine à la vue de ces mots, ce n'est pas de la peine : c'est une prière.
J'irai.
Mais avant : nous extirper ensemble, l'un à la suite de l'autre, de la parenthèse temporelle et de l'étage où nous étions jusqu'alors comme gelés.
Gelés, puis lâchés dans l'étuve au-dehors : des yeux nous regarderont faire.
Tout ce que nous percevons du monde extérieur, même ses plus proches manifestations, met du temps à nous parvenir, et par conséquent s'adresse à nous depuis un passé qui est propre à chaque être, à chaque chose ; voilà ce que je me suis dit en substance me sachant observé.
La mère de Léo et moi avons été rendus à nos générations respectives : les proches de Léo venus de mon côté, ses proches à elle vers elle.
Au niveau de nos ombres, tout est intriqué.
Barbelés de froideur sous le soleil chauffé à blanc.
Tous, on se touche lorsque l'empreinte des corps s'étend sur le sol loin de nous.
Une amie de Léo, une cousine, vient vers moi, brune, mettre sa main sur mon épaule faute de trouver les mots, de sorte que le contact des ombres portées a précédé celui des membres gorgés de sang, de la peau sur celle de l'autre, de l'alchimie des fibres tactiles, de la jonction.
C'est le gycénée ici ; j'essaye d'orienter la conversation sur autre chose que la mort, toujours elles m'y ramènent ; j'aimerais savoir qui elles sont ; je suis une pièce de curiosité pour elles ; plus loin un cercle de garçons me regarde avec rugosité.
Toutes et tous, ils ont l'air de savoir plus que moi qui je suis.
Nous faisons connaissance au fond du jardin, sous l'ombre des arbres sans sève.
Le bruit des insectes va dans nos voix, s'y mêle ; des formes longues avec des queues accompagnent l'étrécissement d'un muret (lézards des souches, dit l'un des voisins de Léo qui a l'œil, moi non) au-delà de quoi le reste du monde commence.
L'une de ces filles : elle pleure et son maquillage coule, comme dans les films un peu, sauf qu'elle n'en porte pas : c'est le branchage d'un arbre ou d'un bosquet de ronces qui s'est interposé entre un soleil et elle.
D'autres l'entourent ("c'est normal de chialer, ça ira mieux après"), l'une lui apporte une serviette en papier ("c'est tout ce que j'ai trouvé ici"), mais elle parle comme si elle était seule ("j'arrête pas de penser, c'est horrible"), les garçons regardent leurs chaussures.
Voir quelqu'un craquer devant toi ça te fissure de l'intérieur ; dans certaines régions du globe, des "essaims sismiques" de faible intensité ont lieu chaque mois sans que personne les ressente.
Par contagion des visages, les larmes gagneront bientôt d'autres yeux que les siens.
Bientôt elle rira d'une idée ou d'un souvenir, peut-être même de façon futile, et ce sera la même personne, habitée du même mal, traversée par les mêmes terreurs, mais accédant à un autre état de matière, le temps désagrégeant déjà son vertige.
Je la regarde faire : la métamorphose d'elle en elle s'opérer.
Comme pour tout, c'est une question de minutes.
Pour ce que j'en sais, une histoire d'alignement des atomes, d'oscillation des neutrinos, de variation dans la pression atmosphérique, du nombre de lux ressentis dans la lumière ambiante, de l'attraction entre eux de puissants corps célestes qui portent encore des noms de dieux.
Je m'approche pour lui parler mais bouleversé par le pur tumulte qui se joue en elle je ne dis rien et j'ai envie de pleurer.
C'est elle, donc, qui vient me trouver : il y a plusieurs semaines de cela, Léo lui a envoyé un message en plein milieu de la nuit lui disant "il y a du calcium dans les étoiles, le MÊME que celui qu'il y a en nous dans nos os" et c'est ainsi qu'elle brise la glace entre nous.
Puis : "je sais qui tu es pour lui".
Elle ne semble pas se rendre compte que dans cette phrase, son présent est un temps du passé, et combien la concordance est fragile.
Ils se connaissaient tous les deux depuis plusieurs années, compagne et compagnon d'adolescence, chacun dans son petit pan de solitude loin de tout, à se parler la nuit en usant de satelittes pour s'échanger des mots.
L'histoire est même commune : sans doute développait-elle des sentiments pour lui et lui pour elle, mais de peur de tout faire se dissoudre ils en étaient restés au rôle de confident qu'ils savaient sur le bout des doigts, doigts avec lesquels, donc, ils s'écrivaient le soir.
J'interprète.
J'ai lu ça dans sa pupille.
Comme tout le monde, je cherche en vain du sens dans les signes extérieurs ; par exemple, elle passe sur ses lèvres sa langue, preuve qu'elle ne sait pas par quelle bout m'attraper, et comment sortiront ses prochaines paroles.
On doit nous voir de loin l'un près de l'autre, entortillés dans le noir des bosquets ou de la ronce qui nous dessine sur le visage et sur la peau des lignes de faille.
L'air de marcher sur des œufs sans pour autant bouger, nous nous disons des banalités.
Non que je ne l'ai pas crue la première fois, elle me reparle du message de Léo, dont je comprends qu'il est l'un des derniers de lui qu'elle ait reçu, et me le montre : "il y a du calcium dans les étoiles, le MÊME que celui qu'il y a en nous dans nos os".
Tout dans cette phrase me frappe, même ce qui ne devrait pas : l'absence de majuscule au premier mot, les quatre du mot "même", les mondes inconciliables et pourtant intriqués que sont la combustion des astres et la minéralisation de nos formes.
Comment ne pas, en pareilles circonstances, penser au fait qu'il ne subsiste du corps humain dans le terreau des cendres cinéraires que "les constituants minéraux de ses os", au premier rang desquels le calcium (phosphate, carbonate et fluorure de lui) ?
J'ai comme l'esprit confit de calcium à présent, pas la matière mais le mot, ressassé à outrance jusqu'à l'érosion, et dont la cadence de répétition a le pouvoir de me déposer quelques minutes en arrière dans le temps, tout près de son apparition :

J'ai l'impression de sortir essoré mais sec du tambour d'une machine à laver et elle me regarde comme si je venais de naître (qui suis-je pour lui donner tort ?) : un problème ?
"C'est la fatigue", dirai-je, sans plus savoir à quelle question je réponds, la sienne ou une autre, informulée, que quelque chose me pose à l'intérieur de moi.
Où que je sois dans mon esprit je la vois faire : faire que nos peaux se touchent.
Dans un monde idéal, là, et à l'insu de tous, nous nous enlacerions.
Ce que l'on fait à l'autre en pensées, personne ne doit le savoir, même quand c'est tendre, même quand c'est se laisser aller dans la douceur.
Il en va de même ici : nous ne sommes pas dans un monde idéal : il n'y a pas de lueur cachée en l'autre qui nous réchauffe : la chaleur est déjà sur nous, un ciel de plomb sur nos épaules : le contact est l'affaire d'une seconde : l'espace qui nous sépare est infime, est immense.
J'aimerais pouvoir lui dire une vérité, n'importe quelle vérité, mais je me retrouve à devoir suivre le récit qu'on m'a confié, celui de celui qui est aimé d'un mort, celui qui doit l'aimer en retour au-delà de toute réalité cardiaque.
Il pourrait tout aussi bien faire nuit là où nous sommes et en, mais le soleil dans sa blancheur écrase (et à la fois révèle) toute forme d'obscurité.
Voilà comment je me retrouve à la faire mentir elle, sans qu'elle le sache, plutôt que lui, plutôt que moi : je lui demande de me raconter ce qu'elle sait de notre rencontre, avec Léo, comment il en serait venu, donc, à ressentir.
La scène qu'elle me décrit, personne n'aurait jamais pu me la révéler sinon elle, sinon là, entre lueur et l'ombre, et bien que de fait je l'ai vécue avant qu'on me la dise, je l'ai manifestement traversée sans savoir que je la vivais.
J'ai l'impression de redécouvrir une chanson interprétée par un autre et sans possibilité de relier la reprise à l'originale ; sauf que là, il s'agit de mon propre répertoire d'expériences passées ; c'est une chanson de moi que l'on reforme.
À l'entendre, Léo serait tombé (elle reprend son souffle à cet endroit de sa phrase) comme amoureux de moi avant, pendant, après un match où je lui avais strappé une cheville.
Je ne me souviens de rien, je me souviens de tout : du match, de la foulure dans un élan, de la douleur sur un visage, de la bande, du banc sur lequel donc nous sommes, de la chaussure à vide ; mais pas de l'instant de la chute, sensible à l'accélération de sa pulsation tibiale.
C'est, dit-elle, à l'ombre de ce contact que tout s'est joué : d'être touché là où sans doute personne ne le touchait, ça a levé en lui une lumière.
Ce n'était pas du désir, c'était "l'émotion amoureuse" condensée dans toute la verticalité d'une seconde.
L'émotion amoureuse, c'est un déclic vasculaire cérébral.
Et moi, étant l'objet et non le sujet du vertige, je n'ai rien vu de ça, rien su de ça, rien compris des réactions chimiques à l'œuvre entre la pulpe de mes doigts et une cheville.
J'ai pensé : prolifération des cellules de la couche germinative de la peau.
J'ai pensé au fait qu'on trouve le mot cheville ailleurs que dans le corps humain : en maçonnerie, de bois ou de métal, en musique pour tendre les cordes à mettre en accord, en zoologie pour supporter la corne, ou encore dans l'expression "être en cheville" : être entre, donc.
Elle me regarde comme si j'avais vu un fantôme : c'est le cas.
Dire "c'est l'émotion" ne traduit en rien la complexité de ce qui me traverse ; seule la technique du travelling contrarié, soit en cinéma l'écart entre ma position et "la mouvance inattendue des perspectives du décor", peut l'approcher (mais je m'en tiens à la première formule).
A-t-elle vu Vertigo, je n'en sais rien, mais toute la scène de la cage d'escalier quand James Stewart regarde la rue est dans ma cage thoracique en ce moment même.
Elle est pâle à me voir mal ; la sueur monte ; l'ombre a tourné depuis longtemps ; les bosquets sont chauffés par le ciel ; les ronces sentent ; "j'ai besoin de m'asseoir".
Je suis dans l'herbe en tailleur ; l'insecte qui me marche sur la jambe, je ne sais pas son nom ; j'attends qu'elle revienne avec de l'eau, des raisins secs dans le creux de la main et une main placée entre mes yeux et le soleil pour un répit qui se compte en secondes.
Je ne compte pas ces secondes : je compte sur elle pour m'aider à passer au travers.
Puis, assise à mes côté dans la même herbe, parmi les mêmes insectes, nous nous partageons les fruits secs dans une paume, sa paume, et nous buvons au goulot de la même eau, cette eau qui bientôt me dessine dans le corps des aiguilles de froideur.
Le silence est semblable aux centilitres bus : il s'enfonce à l'intérieur de nous pour nous irriguer de son souffle.
J'ai beau ne pas savoir que "le pouls tibial postérieur est palpable en arrière de la malléole interne", d'instinct c'est là que je le cherche, moins pour me convaincre que je suis en vie que pour tâcher d'atteindre un souvenir dissous dans le temps que j'ignore comment saisir.
Petite leçon de choses : les raisins partagés avec elle sont en réalité des "baies de cranberry séchées (canneberge)" ; l'eau rafraichissante est en fait une aquadrink "recette Eyjafjallajokull (rhubarbe et airelle - Touche de thé Blanc)" ; l'ombre a depuis quitté sa main.
Somme toute, la vérité n'est à trouver nulle part et tout est dans tout.
Savoir combien la planète a "tourné" depuis que nous sommes assis l'un à côté de l'autre : à ces latitudes, la vitesse de rotation est "d'environ 1100 km/h" ; aux pôles, "elle tombe à seulement 3" (mais nous sommes loin des pôles, pas vrai ?).
Si elle s'intéresse à moi et moi à lui (Léo), c'est que personne ici ne s'enquiert d'elle ; je veux lui demander son nom et c'est ma voix qui, en léger décalage de la pensée, le fait : elle lui demande son nom.
Mais tout se dérègle : il est l'heure d'amener la cendre de Léo jusqu'à son mégalithe ; des groupes sont faits pour aller en voiture ; les voitures vont, les graviers bruissent ; nous sommes séparés par des portières ; je monte à bord avec quatre autres gars d'une Suzuki Baleno.
La Suzuki Baleno est bleue, décorée par l'écharpe d'un club de foot qui a connu son heure de gloire dans les années soixante-dix, une lettre A sur le parebrise arrière ; le conducteur dit qu'elle est à son frère, sans préciser s'il parle de la voiture, de l'écharpe, de la lettre.
"Dans la fratrie on se la lègue de l'un à l'autre" (le mystère reste entier).
Dans l'habitacle, ça sent le déodorant industriel en stick (menthe, musc, tonique, marine, que sais-je) et j'inverse avec un mec plus petit pour la place centrale sur la banquette, "pour pas gêner la visibilité d'Antho".
Je sais donc le prénom du conducteur sans avoir voulu le connaître, mais pas celui de celle à qui j'ai effectivement posé la question avant la mise en place de ce ballet mécanique gauche : gauche comme seuls peuvent l'être les cortèges funéraires improvisés.
Alors on se suit lents sur ces petites routes noires qui, vues du dessus, doivent être garnies d'une lignée de smarties : nous.
Celui à la place du mort se lance dans une quête de la chanson parfaite en caressant le tuner d'un vieil autoradio captant la bande FM : tout ce sur quoi il tombe n'est pas seulement "de la soupe" mais "de la soupe épaisse".
"Qu'est-ce qu'il aimait, Léo, à part Daft Punk ?" : apparemment Terrenoire (mais je ne sais pas ce que c'est, Terrenoire) ; on me dit ; on me dit, il aimait cette chanson là qui fait "Le lit rempli de toutes nos laves / Du love, de la bave" (et à trois ou quatre ils la chantent).
C'est un peu faux, des fois c'est du yaourt ; manifestement c'est pornographique ; c'est un souvenir d'ancien concert qui jaillit, on dirait ; c'est chanté, c'est hurlé presque ; c'est pas de la tristesse, c'est pas de l'émotion ; c'est de la rage.
La détresse des autres, c'est un truc qui a tellement plus de sens que la mienne seule ; la détresse, chez moi, c'est de ne pas pouvoir faire l'expérience de la détresse des autres.
Tombe d'un coup le silence, dans quatre gorges à la fois (cinq si on compte la mienne où il était déjà).
Jaune : dehors la lumière du soleil c'est jaune, l'herbe c'est jaune, l'escarpement c'est jaune, les cailloux des jaunes ombrés de noirs bruts, les murs des bâtisses jaunes, idem le reflet de nos yeux dans les vitres (poussière) : la voiture est sale : le monde, sale.
Nous traversons en file indienne des villages vides à trente à l'heure (pas âme).
Nous émettons des rejets dans l'atmosphère nocifs pour la biosphère.
Les parties mécaniques et métaliques du cortège pèsent plus lourd que le poids des vivants réunis, qui lui-même dépasse de loin celui des cendres du mort.
Si l'on excepte le souffle du moteur, le fil malingre de ma respiration en dents de scie est le seul son à remuer dans l'habitacle.
Tout le monde s'est tu, les quatre corps sont mis en veille, les fonctions de chacun semblent à l'arrêt (pourtant leurs yeux sont ouverts et ils voient).
Nous trois sur la banquette arrière nous avons à nos pieds des rangées de chaussures de sport alignées à vide, l'air d'attendre que des membres humains les investissent pour remplir leurs fonctions.
Nous marchons dessus, donc (et pourtant, bien que l'on se déplace dans l'espace, solidaires des mouvements du véhicule, nous ne bougeons pas).
Je n'ai pas choisi de penser au mot "embauchoir" : j'ai choisi de leur demander à tous qui ils sont (par rapport à Léo et non dans l'absolu).
Eux quatre sont des anciens coéquipiers de Léo dans les divers disciplines qu'il a pratiquées dans son adolescence ; nous cinq sommes les représentants d'un sport collectif différent ; deux ont cessé toute activité après leur majorité.
Celui qui conduit la Suzuki Baleno bleue : "quel que soit le sport que je pratique je me retrouve à jouer gardien, qu'est-ce que ça peut dire de moi, à ton avis ?"
Contrairement à une question simple appelant une définition précise, comme par exemple "un watt égale un joule par seconde", je suis incapable de répondre à celle-ci.
Nous trois, derrière, serrés (nos genoux se touchent), nous nous sommes tenus à un sport pour n'en plus changer ensuite, contrairement aux deux de devant, contrairement à Léo lui-même qui "voulait faire autre chose, tout le temps".
Il risque de s'ennuyer ferme, Léo, répandu sur son mégalithe.
Ou bien il verra tourner le cycle des ciels, parfois mouchetés d'étoiles, parfois pas.
Ou bien il sera dispersé aux quatre vents, cherchant à ne faire qu'un avec les courants ascendants, jouant au vol stationnaire comme les oiseaux cherchant à se poser de face, faisant semblant d'habiter le cosmos une fois le soleil loin.
La nuit, il le sait, on peut voir le calcium, on peut assister au surgissement du lait.
Celui qui est assis à la place du mort prononce "handbawl" et pas "handbâle" et je me sens comme toujours forcé de me faire le garant germanique de la prononciation de mon sport.
Quand on me demande ce que je fais, je dis que je suis demi-centre.
Quand on me demande ce que je fais "dans la vie", je m'arrange pour formuler quelque chose qui puisse laisser à penser que j'étudie soit le dessin industriel, soit le génie énergétique en science de l'ingénieur, soit l'œuvre du chimiste nobélisé Wilhelm Ostwald.
Quelque part tout est vrai, quelque part tout est faux.
"Il faut en finir avec les études", dit quelqu'un (tout le monde regarde dans le vide de la vitre et ce qui y défile).
Ce que l'on y voit : visage de soi en surimpression de paysages, d'arbres, d'écorce de ces arbres, de pierres sales, de pierres noires, de poussière, d'herbe sèche, de virages asphaltés ; qui sait de mégalithes.
Le type dans mon reflet qui me mire, je ne peux pas aller lui chercher de preuve de vie sous les quelques centimètres de verre feuilleté dans quoi il baigne, ni au pouls cubital et radial, ni au pouls carotidien, ni au fameux pouls tibial postérieur qui hante mes pensées.
"Verre feuilleté", c'est vite dit : la Suzuki Baleno bleue n'est pas du genre à être équipée comme un véhicule haut de gamme (et c'est très bien comme ça).
Ici, la Suzuki Baleno aborde un peu trop brutalement un nid de poule ; un bruit se fait sentir ; le conducteur s'excuse ; il ne voit pas la route ; il a les larmes aux yeux ; il demande à ce que quelqu'un parle pour détourner son attention d'un putain de souvenir de Léo.
Depuis la place du mort, le passager lui soulève sans un mot la branche des lunettes, passe un kleenex sur ses yeux pour en sécher l'humeur, les larmes, avant de les rabattre sur l'arête de son nez ; ce n'est pas très safe mais l'autre remercie.
Pour disperser les pleurs, les hontes, les silences, chacun se cherche une anecdote à dire.
"Enfant, je croyais que biodégradable se disait duodégradable, et trottoir trouttoir."
"Chaque matin, au petit-déjeuner, je pense à un chanteur de rock italien que tout le monde croit mort alors que non (et je serais bien incapable de citer la moindre de ses chansons)."
"Je ne me suis pas inscrit sur les listes électorales."
"Je n'ai pas la patience de regarder un match de foot en entier."
"Qu'on puisse m'aimer, sincèrement ça me dépasse."
Au bout d'un moment, après d'autres de ces paroles à nous, la Suzuki Baleno bifurque pour un chemin, poursuit lentement sur lui et ses sols âpres, se gare dans un rectangle d'herbe, coupe son moteur, ouvre ses portières : c'est là.
Bien que tous les passagers se soient extraits de l'habitacle depuis plusieurs poignées de secondes, le conducteur reste seul à l'intérieur à faire gicler le liquide lave-glace sur le pare-brise pour qu'enfin se dissolve la poussière.
Une tache claire prend au-dessus du capot (l'envergure des essuie-glaces) : la Suzuki Baleno bleue est blanche d'avoir traversé pendant combien de temps des nuées de trucs en suspension qu'on préfèrera n'avoir pas à nommer pour ne pas penser à la texture précisément des cendres.
"Veridis quo" dans la tête alors qu'on ne l'a même pas écoutée pendant la première cérémonie, ça n'aide en rien à reprendre pied en soi (et pourtant ça s'écoule).
Pendant plusieurs minutes, nous vivons dans nos poches au rythme des portières qui se ferment dans le souffle du vent.
C'est un vent tiède et ocre.
Autour de moi chacun patiente en piétinant, en fumant, en se faisant craquer les articulations (des phalanges, des poignets, des chevilles, de la nuque), en avalant de la salive aussi.
Il y aurait beaucoup à dire sur la salive.
Plusieurs d'ailleurs en usent et de fait leurs voix parlent.
" (...) à ce stade, c'est plus du leadership, c'est du proxénétisme."
" (...) cette émission, moi je sais pas quoi en penser : c'était censé être centré sur la tragédie, l'algèbre et ils ne parlaient que de singularité et d'ontologie..."
" (...) t'as vu que j'avais changé de couleur de cheveux ?"
" (...) ils en ont parlé à la télé, c'est une célébrité, apparemment il est mort il y a peu mais moi je crois surtout qu'il s'était fait refaire les lèvres..."
" (...) t'as vu au moins que je m'étais rasé la moustache ?"
" (...) laisse-moi te dire que si t'es pas passé au moins une fois au JT pour t'expliquer sur tes accusations de viol, t'es pas vraiment un homme célèbre, aujourd'hui."
" (...) très sincèrement, quand t'es comme ça, je te supporte pas."
Et ainsi de suite.
D'autres voitures arrivent ; nous sommes plus nombreux que plus tôt dans l'après-midi ; la moyenne d'âge remonte ; un vieux monsieur donnant le bras à une vieille dame ou vice versa ; sans doute tenant à être là pour l'appel de la cendre ; eux ne parlent pas, non ; ils pensent.
Deux yeux de verre me toisent avant de traverser la matérialité de mon corps, comme si je ne pesais plus rien dans la balance.
C'est humiliant d'être en short quand personne n'est en short.
Les parents de Léo sortent d'un SUV presque vert : elle est lumineuse et fait dix ans de moins que son âge ; il est replié sur lui-même, rabougri, semblant dix ans de plus que lui (de sorte qu'ensemble ils s'équilibrent).
L'urne, où est l'urne, où est l'amie de Léo à qui j'ai demandé un nom qu'elle n'a pas pu donner, où est Léo lui-même ou plutôt la poussière témoignant de sa présence au monde, et suis-je seul ici à savoir que peut-être cette cendre n'est pas issue de lui mais d'un corps autre ?
Ses parents ne peuvent pas ne pas savoir : on n'a pas pu ne pas inoculer en eux le même doute qu'on a fait naître en moi : ses chairs étaient très abimées, l'identification sera très délicate (et le choix de ces mots, "chairs", "délicate").
Souvent me revient en mémoire cette scène où le flic dit, posant une main sur mon épaule mais regardant plusieurs bons centimètres au-dessus de moi pour échapper aux yeux : "His body is pretty damaged. His face is missing. Beasts were involved."
C'est faux, ce n'est pas ce qu'il a dit, et il ne ressemblait pas à un flic mais à un garde-forestier : j'ai oublié quels ont été les mots exacts : je ne me souviens que de ses dires en substance : cet extrait de dialogue à sens unique n'est qu'une reconstruction de mon esprit.
Ce que j'en ai retenu n'est que l'équivalent d'un film avec Tommy Lee Jones lisant son texte et tout est trop américain, l'accent n'est pas le bon et le décor est triste : tout est triste dans cette façon de substituer aux souvenirs réels des dérivés en triacétate sur pellicule.
La vérité, c'est que les mots ont disparu de ma mémoire et que personne ne saura me les rendre ; c'est leur copie qui me rattrape et qui reflue depuis cette nuit sans possibilité de se taire : "His body is pretty damaged. His face is missing. Beasts were involved."
La preuve que cette scène est fausse tient aussi dans son cadre : je me vois depuis un point extérieur, je ne suis pas qui je suis, je suis distance, donc : je suis projeté comme la lumière dépositaire d'un "métrage", long ou court je l'ignore, dans une salle obscure.
D'ordinaire, je ne me vois à la troisième personne dans mes souvenirs que dans des retransmissions d'actions de jeu que j'ai voulu figer : une passe parfaite dans la profondeur de l'aile, un renversement de jeu brusque, un tir de loin et rare dans la lucarne qui va faire mouche.
Léo est tout autant sur cette aile à attendre (ou plutôt à devancer) ma passe que dans cette urne avant la dispersion : il y est, il n'y est pas : les deux sont vérité : les deux sont bien conformes bien que se contredisant (et je ne sais pas quoi faire de ça).
J'aimerais dire à quelqu'un combien je ne sais pas quoi faire de cette inquiétude mais personne n'est en capacité de l'entendre, et tous ont des ombres nouées à la cheville, tiens (moi pas : moi, je me tourne le dos).
Les dernières voitures vont, arrivent, ralentissent, se gare à la suite des autres, les portières s'ouvrent, se ferment, des corps en sortent, pas celui de celle à qui j'ai demandé son nom ; la seule à qui j'aimerais confier quoi que ce soit, au fond.
Le son des moteurs ayant chauffé sous de la tôle tannée : il monte, il se cherche une issue.
Musique concrète et vent doux, semelles, soupirs, arcyptères (ou criquets) bariolées.
On n'ose troubler la stridulation de l'insecte mais là dans un murmure oui ("c'est une espèce menacée") et moi je ne suis pas le seul à chercher cette amie de Léo : sa mère en est à sonder l'intérieur des voitures.
Elle est montée à l'intérieur, c'est une Clio quatre portes, elle lui parle, elle lui touche une épaule, elles parlementent, là, aucun son n'a filtré, le véhicule est à l'arrêt, personne n'est à l'avant, l'impression est étrange, tout le monde fait semblant de regarder ailleurs.
Qui suis-je pour ne pas regarder ailleurs ?
Qui suis-je tout court ?
Dans l'habitacle de cette Clio quatre portes, le temps s'est arrêté.
Dehors, les criquets vont calmer leur cri : on les voit sur les brins, on les voit dans de l'herbe mais le silence s'est fait.
Quoi qu'il puisse advenir de nous à l'issue de cette journée, nous aurons pu tout suspendre aux lèvres d'une jeune fille, de ses sanglots, ses claquements de mâchoire, et les secondes, les heures, les minutes, les lueurs à venir se tiennent en équilibre sur ses dents.
On peut distinctement lire le mot "non" s'articuler dans la forme que prend sa bouche ; la mère de Léo sort de la Clio quatre portes avançant le contraire ("oui, elle va venir, il faut lui laisser le temps, je propose que nous y allions doucement").
Nous progressons sur le plateau basaltique (herbe haute, sente claire, herpès des pierres) : ça n'est pas plat mais ça ne monte ni ne descend.
Le pas est lent exprès pour qu'elle puisse nous rejoindre quand elle aura trouvé la force d'outrepasser son "non".
Il n'y a qu'un seul chemin ; la vue est dégagée ; au centre d'un triangle aux angles composés de deux buttes et d'un puech nous serons visibles de loin.
Six mois plus tôt dans l'année, six mois plus tard, la neige venant, nous serions la cible de écirs.
À la fin du Miocène, ici, nous ne trouverions qu'une langue de lave.
Pour ce que j'en sais, dans quelques cent ou deux cents millions d'années, avec la subduction de la plaque tectonique pacifique, nous pourrions bien nous situer à la fois en ces lieux et à quelques encablures de l'Inde ou de la Chine.
Une Afrique compressée entre les Amériques et l'Eurasie : une "hyperpangée".
Quelque part au beau milieu de toutes ces terres concaténées, de ces océans devenus intérieurs, dans ce cadastre géologique, notre ancienne Gaule, et en elle les pays d'Aubrac, Planèze, Margeride, et en eux cette sente, et au bout d'elle le mégalithe sur quoi coucher Léo.
Vertige(s) de la mort.
Nous marchons là où c'est marchable, nous n'articulons pas ce qui se parle en nous, nous voyons combien le vent parfois sait faire plier les ombres, nos ombres allant avec le vent dans l'herbe haute.
Le soleil penche, se perd dans des pigments de plus en plus proches de ceux qu'on peux trouver sur le pelage des Parthenaises (des vaches qui ne sont pas d'ici).
Nulle vache autour de nous mais des couleuvres helvétiques, inoffensives pour l'homme, longues et trapues, tapies sous le poids des feuillages (et que personne n'a vues).
Je me retourne souvent pour savoir si l'amie de Léo apparaît (jamais elle n'apparaît) ; je l'imagine là, seule, dans sa Clio quatre portes à se dire "sors, vas-y" ; je me retourne à nouveau des fois que.
Toujours rien.
Quelqu'un porte l'urne à l'estomac ; avant d'être dépeint comme une coupe, le Graal était une écuelle pour servir le saumon, lequel est riche en oméga 3 (voilà le genre de trucs auxquels je pense).
Tout le monde a beau être très digne, tous intérieurement ils pensent.
Inconsciemment ou pas, plus nous approchons du mégalithe plus nous ralentissons : sans doute car nous sommes de plus en plus près des temps préhistoriques.
Peut-être aussi subissons-nous les affres du paradoxe de Zénon sur l'illusion du mouvement et sommes condamnés à rester immobiles, forcés de parcourir toujours la moitié de la distance qui nous sépare d'un but, puis la moitié de la moitié restante, et celle de la suivante, etc.
Bien que ce soit une impossibilité chronologique, un paradoxe temporel et une aberration de la pensée, à nous voir progresser lentement sans mot dire je revois certainement les escargots de Gowan sur sa vitre un matin :

On peut appeler ça comme on veut : clairvoyance précognitive, préscience, métagnomie, cryptesthésie : j'y vois plutôt une petite insurrection des songes ou de la pensée : un soubresaut.
La mère de Léo passant près de moi dépose une main non pas sur mon épaule mais près d'un omoplate que la sueur aussi touche : chaleur contre chaleur pour m'amener à refaire surface dans le présent.
Elle aussi se retourne plusieurs fois pour sonder le tracé de la sente : l'angoisse de n'être pas au complet.
Une voix parle et c'est moi : "Elle (l'amie de Léo restée seule dans la Clio quatre portes) va venir. Elle va y arriver. Tout va bien. Elle sera présente."
Où qu'elle se perde à l'intérieur de sa conscience (et quand), soit elle ne parvient pas à m'entendre, soit pour la première fois depuis le début de cette journée elle me considère comme un parfait étranger (ce que, de fait, je suis pour elle).
De profil, son œil a la forme d'un cône, la pointe plantée côté orbite ; dans sa rétine, la lumière est reçue par des cônes d'environ 500 nanomètres ; ce qu'embrasse son regard, c'est l'ensemble de la planèze, trigone de bien plus de trois angles ; c'est carrément non-euclidien.
Pour une fois dans ce monde, bien qu'ensemble dans un laps de temps donné, et partageant le même espace, confronté à la même expérience, personne n'est connecté avec personne, rien n'est lié à rien, aucune voix n'est audible ni ne porte ; nous sommes des îles.
L'herbe nous lèche les chevilles (c'est de l'eau).
Là-dedans, quelle marée c'est, le vent.
Et la cendre dans l'urne, quel mouvement, quel reflux, quel balancement, quelle onde ?
Je ne devrais pas penser à la cendre.
Je ne devrais penser ni à la matière ni à la métamorphose ni au sable dans son ensemble ; je ne fais que ça.
Je ne devrais ressasser aucune violence mais des mots me rattrapent :

Je ne devrais pas me dire des choses comme : "si les cendres ne sont pas celles de Léo, dans ce cas celles de qui ?"
L'air et les paroles d'une chanson prennent le pas sur le reste pour me vider de mon esprit : "Oh / sérénité du cerveau primitif..."
C'est un échec.
J'essaye de me concentrer sur le son des chaussures dans leurs contacts avec le sol et les petits accrocs de la marche, déséquilibres, frictions, abrasions terreuses, heurts.
Avoir aussi conscience de ce qui se joue : inconforts mineurs, cailloux entre la semelle et le pied, sensations des racines perçant le sol et palpables, léger déséquilibre ou inégale répartition des poids d'une jambe à l'autre : le miracle de la bipédie cycliquement renouvelé.
Les mégalitheux étaient déjà debout, bipèdes : des néolithes occupés à la propagation de l'ADN sapiens à travers les millénaires, jusqu'à le déposer dans l'écume de notre propre patrimoine génétique.
Ici, sous l'herbe, la terre basaltique est lézardée, qui sait depuis le paléolithique, et mon pied bute, il y a torsion ; je me dis : fragilité des chevilles de Léo.
Ce n'est pas une entorse, ce n'est pas une foulure, et sauf à considérer le tissu de la mémoire comme un faisceau de ligaments, le ligament n'est pas touché.
La douleur tire un peu, elle fuse.
Une fois dissoute dans la longueur du nerf tibial, le souvenir de sa présence laissera place à l'apparition du mégalithe.
Personne ne bouge ; l'atmosphère tout entière repose sur ce cailloux ; l'équilibre des âges en dépend ; nous y sommes.
Pendant que la lumière tombe en particules sur nous, l'amie de Léo, la sueur aux tempes, le souffle court, nous rejoint.
Elle a couru pour être là et se fiche qu'on le sache.
Ses yeux sont dans le mégalithe : ce n'est pas un lieu spectaculaire : l'un des pilliers s'affaisse, la table est inclinée : l'espace dessous est d'ombre : des taches et de la mousse le couvrent : lichen alors : carte des galaxies en noir sur vert de gris entre les herbes folles.
On pourrait s'allonger sur cette dalle, penchée mais assez plane, assez ample pour accueillir un homme, là y gésir et se laisser noyer dans les étoiles (ou le contraire).
Ce qui inquiète, c'est la noirceur dessous.
C'est un espace jamais léché par la lumière, même là, même au soleil, même à cette période de l'année, même avant l'août.
Contrairement à la première cérémonie, dans le jardin, il n'y a pas de paroles ; les mots n'ont pas leur place ni en nous ni hors.
Roulent sans un bruit larmes salines et les gouttes de sueur sur nos peaux ; l'urne est là dans les mains du père ; tout près du mégalithe, c'est bien le père qui fera le geste ; le père s'apprête à faire le geste du verseau.
"Oh / sérénité du cerveau primitif..."
Qui sait voir le calcium dans le flux de la cendre est confronté au spectacle d'X litres de lait déversés sur la surface du mégalithe : Léo.
Ça ne dure qu'une seconde pour couler.
Une poignée de cette même seconde pour s'élever sous la forme d'une onde, vapeur, vibration.
Combien pour retomber, nuage, et s'allonger de nouveau sur le lit de la pierre ?
Je tends l'oreille dans l'optique de la grêle : je m'attendais à un son (non).
Le vent a la pudeur de recouvrir le bruit de ceux qui pleurent ou qui cherchent leur souffle.
L'amie de Léo pleure, moi je cherche mon souffle.
Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de larmes qu'il n'y a pas de larmes.
La contagion de la tristesse des autres.
Fébrilement des mains se cherchent.
Puis il y aura contact.
Jonction de la peau avec celle de l'autre ou friction des matières textiles ou regards, des fois c'est injecté dans un regard.
Bien que seuls, tous, chacun fait signe à l'autre qu'il ou elle ne l'est pas ; ce n'est pas de la fiction pour autant ; ce n'est pas non plus vrai, tout en étant l'expression même d'une sincérité.
Le père et la mère de Léo s'étreignent devant le mégalithe où lui s'étend sous la forme d'un film de si peu d'épaisseur et la photographie s'imprime : elle s'imprime sur nos yeux.
Fin de l'histoire : nous avons laissé là la poudre se déprendre de la roche : nous avons laissé là nos ombres qui continuent de la garder, Léo avec : le soleil a tourné et nous sommes repartis par la même sente par quoi nous sommes venus.
Le retour se fait dans un tout autre dénuement que l'aller : nous avons perdus collectivement des dizaines de kilos de nos peines et de nos angoisses et nous avons la faiblesse de croire les avoir laissées derrière nous.
En réalité en légère altitude elles nous suivent, c'est un nuage dont personne ne tient la ficelle, comme un ballon d'enfant.
J'aurais souhaité pouvoir esquisser quelque chose de tout ça, croquis sur un carnet ou dessin dans une paume, soit le cailloux soit le plateau, soit la cendre soit le lait, soit les silhouettes des gens braves, leurs fêlures intérieures, la concrétion des peines, de la douleur.
Je n'ai pas osé sortir de ma poche un stylo pour le faire : ce n'est pas approprié comme geste, pendant l'hommage à l'autre (après ce sera trop tard).
Manifestement, la question de la pisse se pose : certains disparaissent dans des bosquets entiers pour se vider.
Tous, nous nous allégons sensiblement de quelque chose : celui-là s'arrête sur le bord pour dénouer sa chaussure, l'ôter, en extraire un débris qui le pique, une épine ou du sable ; celle-là vide ses poches de plusieurs feuilles séchées et fleurs qu'elle avait là.
Sans oublier celles et ceux qui toussent, éternuent, commencent à faire sortir d'eux en plus d'un souffle quelques grammes de parole ; tout ça ne pèse pas lourd mais semble-t-il soulage ceux qui s'en sont délesté.
Là, l'amie de Léo se rapproche, la détresse a cédé place à la colère, la veine d'une de ses tempes est irriguée de sang et le sang pulse, on devine son pouls sec, fort, tachycarde qui sait (pour le savoir il faudrait le lui prendre au poignet ou à la gorge).
Furtivement, par mimétisme d'avec Léo, l'image de sa cheville à elle entre mes mains pour que j'y sente circuler la vie sous l'artère tibiale.
C'est probablement chaud.
Elle me parle ou se parle à elle de la mort : "j'aimerais comprendre" (il n'y a rien à comprendre) ; "ça n'a pas de sens" (non) ; "il doit bien y avoir une explication" (il n'y en a pas) ; "t'es vraiment un sale type en réalité, je vois pas ce que Léo te trouvait" (moi non plus).
"De toute façon, je ne crois pas à l'amour", et là je ne sais pas si c'est un lapsus pour "la mort", si c'est une provocation, si c'est une façon de prendre ses distances avec la réalité d'une perception, si c'est un appel à l'aide.
Comment oser lui demander son nom après ça ?
Elle s'excuse de la main, plus rien ne sera dit.
Je me contenterai de rester dans son sillage : une ombre est entre nous (la sienne).
De retour au chemin, elle monte dans une voiture, je monte dans une voiture ; les voitures grondent, démarrent ; les moteurs font leur job de moteur ; l'énergie est transmise, traduite, répartie jusques aux roues motrices ; les roues raclent et se meuvent ; c'est l'impulsion.
À l'arrière de la C4 noire d'un couple qui ne se parle pas ; l'homme conduit, la femme regarde ; j'aimerais savoir où nous étions, situer le mégalithe, la sente, le plateau vaste, le lieu ; le conducteur : "je vais te donner les coordonnées géosatellitaires".
Le nom de la localité suffirait (il est en désacord : il se "méfie des toponymes").
Ce sera tout pour le small talk avec ces gens feutrés.
Je suis déposé comme un colis devant le portail des parents de Léo, plutôt qu'à la gare où j'ai émis l'hypothèse qu'on me jette : "j'ai mes instructions", dixit le conducteur dont la C4 repart aussi sec en faisant quiner les gravillons.
Les yeux de la femme sur le siège passager me suivent viscéralement pendant que la voiture s'éloigne, c'est donc qu'ils bougent quand bien même son corps reste fixe, statufiée presque, me réduisant médusé à l'état de mystère.
Dans le jardin, tout le monde est présent comme si personne n'avait bougé, comme si la scène des cendres j'étais seul à avoir su la vivre (à un petit détail près : l'urne est là, vide).
Le soleil aussi plonge, le grain de la lumière est autre, la chaleur tombe, s'évase.
Les visages sont plus lents dans leur façon d'amener la torsion des traits, la naissance de la parole près de la bouche, les rides ressortent plus, la pliure aux abords de leurs yeux plus marquée.
On sent qu'ils ont perdu du grain, de la matière, de l'eau : ils sont plus légers, pas plus sereins, débarrassés d'une attente, alourdis d'une peine (c'est un échange équivalent).
Ce sont des adieux, là, ce à quoi j'assiste : ce sont des séparations lentes, l'étreinte est brève mais dure mille ans.
J'attends mon tour.
Le dernier train quitte la gare la plus proche dans moins d'une demi-heure, si quelqu'un m'y dépose c'est jouable.
Je cherche des yeux l'amie de Léo qui s'éloigne ; elle est avec des amis ; des amis d'elle et des amis de lui ; le petit groupe s'en va (c'est une victoire de l'amitié sur la solitude), je vais pour les rejoindre mais quelqu'un dit mon nom à voix haute pour que je me retourne.
La mère de Léo a comme besoin de me chercher les mains, de me toucher les doigts, de me tirer vers elle pour que je ne m'en aille pas.
"Je vais te ramener à la gare (bien), c'est bien un train que tu prends (oui), je vais te déposer à la gare attends juste une seconde" ; je sais pertinemment que cette seconde est tout sauf une seconde pour elle.
Tout le monde disparait pendant cette seconde, tout le monde s'enferme dans des voitures pour prendre le large et moi non.
Time-lapse : tout le monde bouge en accéléré autour de moi sauf moi.
La mère de Léo a des façons férales de chercher ce qu'elle cherche : ses clés de voiture (ongles d'abord, dans un sac à main sombre), dans le salon son téléphone portable (petits coups de tête et d'œil un peu aviaires), son souffle en haletant à peine revenue de l'étage, en vain.
Je l'aide et elle me laisse l'aider : personne ne trouve rien, nos gestes sont faits en vain.
Elle est interrompue toutes les X minutes par des proches qui l'enlacent avant de s'en aller : chaque fois que quelqu'un part, son visage vieillit d'un an.
Rides et sillons, des cernes émergent ; le mauve sous la paupière se déprend de son teint, sa respiration siffle.
J'avoue avoir pensé : "Dorian Gray à l'envers" et à vitesse grand V.
Je regarde l'heure faire (tourner), la chaleur peser de tout son poids sur le lieu-dit, stagner (le vent de la planèze a disparu, là tout retombe), le père de Léo reprendre des couleurs et une texture de chair plus conforme à la vie (je me dis : "raisin sec mariné dans du rhum").
Dans la voiture de la mère de Léo, l'aiguille du compte-tours bouge, elle me dit : "on est encore dans les temps" ; dans les voitures récentes, les compteurs sont fictifs, il n'y a plus d'aiguille, les formes sont digitalisées, liquéfiées dans les cristaux.
J'ai peine à croire qu'on puisse arriver à l'heure à la gare mais je n'en dis rien ; j'ai l'impression d'être dans la Testarossa d'OutRun (ce n'est pas la voiture qui avance mais le décor devant et autour qui vient).
Une fois que l'on sait ça, l'illusion du mouvement est rompue.
Je n'ai pas besoin de bien connaître la route pour comprendre qu'elle ne prend pas l'itinéraire le plus direct.
Je ne dis rien, c'est elle qui parle.
Le compteur tourne, dans tous les sens du terme.
Un souvenir jusqu'alors occulté lui est revenu en tête au réveil et depuis "tourne", justement, dans sa tête sans qu'elle puisse s'en défaire.
Sauf que ce n'est pas le mot "souvenir" qu'elle prononce mais un autre, improbable : "réminiscence".
Le paysage : il y en a plein le parebrise et moi les yeux gorgés de ça je l'écoute.
Voilà l'histoire : Léo était enfant, il savait parler un peu, marcher, et sur le balcon de l'appartement d'alors, par jeu sans doute, il était passé entre les barres de fer, il était tombé dans le vide.
Ils vivaient au premier étage, Léo n'est pas tombé de haut.
"Mais tout de même."
C'est un peu le cauchemar absolu d'une mère de voir son fils ou fille tomber dans le vide.
"Je veux dire : qu'est-ce qui pourrait arriver de pire ?" (j'ai pensé : se faire dévorer vif, mais je ne développe pas, et elle non plus d'ailleurs).
Léo est tombé dans de l'herbe : c'était des jardins.
Il a fait ce que tout un chacun aurait fait en pareilles circonstances : il est resté allongé là à regarder le ciel et la cime de l'immeuble.
Pour ce que j'en sais il faisait beau.
Combien de temps a-t-elle pu mettre, la mère de Léo, pour comme on dit prendre la mesure, se précipiter hors de l'appartement, dévaler l'escalier la séparant du rez, courir au bout du couloir, ouvrir la porte du bâtiment côté jardins, le rejoindre à l'endroit de sa chute ?
Le compteur tourne.
Une minute, deux minutes tout au plus (le temps d'imaginer mille fois mille fois la mort).
Bien sûr, si Léo s'était tué à ce moment-là, à ce point prématuré de son histoire, rien de tout ce qui nous occupe aujourd'hui ne se serait produit (j'ignore si cela aurait été ou non une bonne chose).
Sa mère est arrivée à sa hauteur, il n'avait rien, il regardait comme n'importe qui le ciel faire son œuvre de ciel : tracer la frontière entre le monde de la surface et celui de la sphère supérieure.
Cela, ce n'est pas elle qui le dit mais c'est moi qui le pense.
Il n'était pas blessé, ne s'était pas fait mal, il n'avait pas eu peur mais répétait sempiternellement la même question : "tu étais où ?"
Ce qui pouvait s'entendre de différentes manières : où avant de tomber ("comment as-tu pu permettre que ça arrive ?"), où pendant la chute ("où étais-je moi puisque tu n'étais plus là ?"), où pendant qu'il gisait sur le sol ("comment puis-je être quelque part où tu n'es pas ?").
Comment savoir ce que veut dire un enfant de cet âge quand il s'en remet aussi intensément à des mots, même (voire surtout) quand ils sont simples ?
Suite à quoi elle répète plusieurs fois lesdits mots, "tu étais où, tu étais où, tu étais où", sans plus marquer ni l'interrogation ni la surprise, tombant dans les graves de la voix, voyant devant ses yeux défiler les années pour finir au bout du compte au même point : Léo seul.
Dix-sept ou dix-huit ans séparent ces deux scènes, dix-sept ou dix-huit ans qui tiennent en quatre syllabes.
C'est peut-être la paranoïa qui parle au stade où j'en suis de cette journée de cent heures, mais son "tu étais où" me lézarde le cœur : j'étais où, moi, pendant que Léo mourait loin et surtout mourait seul ?
Ce n'est pas une accusation.
Ce n'est pas une agression.
Ce n'est même pas l'expression d'un inconscient d'aucune sorte.
C'est de l'incommunicabilité à l'état brut : elle se parle à elle-même au travers de moi et je me sers de ses mots pour me sonder sans elle : personne ne gagne : personne ne touche à l'autre.
Arrivés à la gare, nous savons tous deux qu'il est trop tard pour le dernier train : nous avons trop tergiversé, les Monts du Cantal ont trop tourné sur nos vitres et elle dit, prenant appui sur mon prénom : "tu dormiras à la maison cette nuit, nous reviendrons demain".
L'entendre me dire ça : je la sens soulagée.
Moi, j'ai pris un coup derrière la tête.
Si je n'étais pas en présence de quelqu'un, rien ne me retiendrait de fondre (de rage, en larmes, les deux, je ne sais) ; mais si je n'étais pas en sa présence, je n'aurais donc aucune raison de fondre, pas vrai ?
Je ne vais même pas vérifier les horaires sur les écrans des quais, je n'espère même pas un retard d'une rame régionale, je ne sors même pas de la voiture : si je la laisse seule dans cet habitacle, la mère de Léo va se dissoudre, même (et surtout) moi je le sais.
"Faisons ça", dis-je, forcé de le dire, pensant précisément l'inverse, absolument sincère pourtant la seconde fois dans la foulée de la première : "faisons ça".
Pas un mot pour le trajet du retour, beaucoup plus direct et rapide que l'aller, mais l'expression du visage du père quand il nous voit revenir à deux et non elle seule, du genre : "j'étais sûr que tu lui ferais ce coup-là, tu es incorrigible".
Qui ne l'est pas ?
Dans ce salon, la mère veut que nous soyons trois, le père écoute Alberto Ginastera (Variaciones concertantes), je n'arrive pas à me faire une idée sur ce que j'entends.
Nous nous parlons comme si c'était un jour normal, je joue au jeu du gendre, je réponds aux questions qu'il me pose, je ne parle pas de musique et je ne parle pas de mort (c'est plus sûr).
Bien que, non, rien ne tremble, nous sommes en terre instable.
L'homme est fendu de l'intérieur, ça se voit au-dehors.
Je fais semblant de ne le remarquer pas.
J'aimerais lui dire des choses profondes qui sachent aller le toucher là où la membrane est vive, faible, à vif encore mais tout ce qui sort de ma bouche ne fait que verser un peu plus d'eau au bavardage du monde.
Il fait très chaud même dedans, on lui voit la sueur fondre (tous, on se liquéfie).
Des chats qui ne sont pas leurs chats traversent le champ du jardin typiquement comme des chats : comme si l'ensemble du territoire leur appartenait de droit.
La chaleur semble-t-il malgré leur pelage ne les touche pas.
Trois phrases de rythme égal me tournent autour : sérendipité de ces bêtes sauvages, fragilité des chevilles de Léo, sérénité du cerveau primitif.
Impossible d'envisager en dire aucune à voix haute.
Nous savons tous les deux que nous ne disons rien d'unique : nous savons que c'est une mise en scène : ce n'est pas faux pour autant de poursuivre les échanges et d'aller là où la parole nous porte.
La mère de Léo nous regarde faire (rien, dialoguer juste) mais n'ose franchir la ligne Maginot des sentiments qui divise en deux le salon : du côté du père, il ne faut pas mentionner Léo ; du côté de la mère, c'est le contraire, elle ne tolère aucun autre sujet de conversation.
Je suis moi sur un fil.
J'oscille.
J'aide à la préparation d'un repas X ou Y : j'émince et je découpe, j'épluche j'émiette je lave, dans un ordre ou un autre.
Là les oignons blanchissent, là ils caramélisent.
Le long de la cuisson les bruits sont beaux à voir.
L'eau bout, des bulles éclosent.
Le riz trempe, elle le masse.
"Pour l'amidon", dit-elle.
Contre, plutôt.
Je prends le relai pour tomber au contact de la multitude, de la matière, de la granulosité.
Tout autour de mes doigts la blancheur se dissout dans le clair : le lait est là aussi, encore une fois le lait me trouve.
C'est l'évidence mais enfin ça me frappe : Léo a bu de cette eau, Léo a dû manger ce riz, Léo à qui sait fait ces gestes avant moi, il s'est assis à cette table, il a usé de ces couverts pour aller au charbon de la bouffe, tout ça lui est passé par le corps...
Où, ce corps à présent ?
Le père de Léo jure : "il est tout petafiné", dit-il (j'ignore de quoi il parle et ce que ça veut dire).
Il ouvre une bouteille de sombre, il verse ça dans des verres de tous les jours, c'est une liqueur triste pour de sales occasions, à trois ici dans cette cuisine aux vapeurs tropicales nous trinquons, nous nous y mouillons les lèvres, nous laissons ça nous dévaler l'entraille.
C'est trop chargé en sucre, ça charrie son lot d'humus et de terreau, c'est âpre, ça cherche à enduire, gras come un sirop, c'est de la pâte presque : la matière même des langues et du langage.
Derrière, fatalement, nous parlerons dans ça.
"Ça va nous anesthésier" (lui) ; "tout est toxique" (elle) ; "ça ira pour moi" (moi).
Le père de Léo dit : "Léo aurait détesté ça", ce faisant il regarde dans le vide ; je lui demande alors ce qu'il aurait aimé boire, d'après lui, lui m'attrape les épaules : "jeune homme, je ne sais pas qui était mon fils".
Je crois avoir atteint mon quota de paroles d'autrui.
Je donnerais n'importe quoi maintenant pour un peu de silence.
Mais non, ce sera le cliquetis des couverts et des assiettes, la rumeur de nos mastications, nos regards en-dessous.
Je mange trop vite, je passe mon temps à me marcher dessus dans ma propre bouche, j'ai trop de dents qui se déportent sur la morsure (la muqueuse en pâtit) : de micro-plaies à venir vont gonfler comme des bulles chargées de non-dits pour finir sous la forme de quelques aphtes.
Ce qu'on avale n'est pas carné mais pisciforme : "curry de poisson thaïlandais pour un voyage culinaire exotique plein de saveurs".
Voilà que les saveurs nous investissent.
Voilà que les sensations se (et nous) prolongent.
Voilà tout.
La lumière baisse et personne n'allume rien : je commence à voir sur les murs des taches qui y sont ou qui sait n'y sont pas : principalement l'insecte ou l'araignée, principalement sur la bordure de la cornée.
J'aime que sorte le soir de son nid où le jour est allé l'acculer à l'aube, combien d'heures en amont.
J'aime que la douceur descende.
Je vais à la vitre voir ce qui se trame au-dehors : la nuit est tombée non noire mais bleue, marine et lourde sur la lande environnante.
La mère de Léo là me trouve et me dit, me regardant ou se regardant elle dans un reflet un peu morne, qu'il faudra du courage, beaucoup de courage et qu'on est là pour moi, et que la nuit sans lui est d'une tristesse, d'une tristesse, d'une tristesse...
J'ai pour elle à mon tour des paroles réconfortantes, du genre de celles qu'on a pour l'autre quand il en va de sa capacité à pouvoir rester debout ne serait-ce qu'une minute de plus encore.
On en est à cette minute près, là.
Elle n'a plus rien dans les genoux, c'est net.
Ça se sent sur quelqu'un, la défaillance, ça se voit faire, lui remonter l'échine ou lui tomber sur la nuque d'un seul coup.
Ça se devine aussi dans la carnation, la chute drastique des pigments dans son visage, le blanchiment de la chair, le bleu des veines avoisinant les tempes et le souffle, il est court : elle doit en être à voir une de ces voies lactées de pointillés dans ses pupilles.
Je la prends par la main, je la fais asseoir, je lui dis vous, je lui demande de ne pas bouger, je la laisse là dans un fauteuil, je vais à la cuisine faire chauffer de l'eau dans une bouilloire (peut-être voudra-t-elle boire une tisane, un grog ou autre, un thé).
Je suis bien maladroit pour sauver les mères mal de la mort de leur fils.
Mais on peut dire que je m'applique.
Pendant que l'eau bout, le père lit : ses yeux sont dans le flux d'un genre d'ardoise électronique qui laisse à chaque mouvement de page beaucoup de stries, de viscosités grises sur la dalle.
Ses globes ne bougent pas, ceci dit, il ne bat presque pas des paupières : il regarde fixement la matière, à coup sûr il voit flou : il est plus lu par elle que le contraire.
Finalement, c'est un café qu'elle veut, pas de l'eau (je lui fais ce café) : "j'aime autant ne pas dormir du tout : que cette journée ne finisse jamais" (nous savons tous les deux que c'est faux).
Ce thé, je me l'offre et le bois : l'eau de nouveau circule.
De son côté, elle noie l'Or Noir™ de sa tasse sous une once de lait.
Ce qui se joue ici, sous son regard, c'est l'éternelle lutte de l'ombre contre un peu de clarté, de l'amer contre la matière grasse : la blancheur du lait n'est que le reflet de la lumière réfléchie par des microglobules graisseux.
Quant au calcium, s'il semble blanc à cause de nos os, nos dents et blanc dans l'éclat de l'étoile qui nous mire, bien que clair il est alcalino-terreux et gris, dur dit-on, et "n'existe pas à l'état de corps pur dans la nature" : ce n'est pas lui qui donne sa couleur au lait.
Une seule question pèse au bord de ses lèvres vers quoi semble-t-il la moindre de ses pensées la ramène, qui est aussi la seule question qu'elle n'osera pas poser : comment est mort Léo, là-bas ?
Comment ou non mourir est une question qui me dépasse.
À la place elle me fixe, elle me dit : s'il te plaît ne l'oublie pas trop vite, ni trop tôt.
Et moi à force d'avoir eu si chaud toute la journée, là soudainement je crève de froid.
Elle me parle à l'écart du père ; le père est dans son monde de père ; une respiration l'anime, preuve qu'il est en vie ; il ne veut pas savoir, lui, contrairement à elle : elle, elle veut savoir, si ce n'est pas trop intrusif, comment leur fils et moi on s'est rencontré.
Au fond, l'objet ou le sujet est sans importance : il faut qu'elle puisse apprendre de nouvelles vérités sur quelqu'un qui n'est plus là pour en vivre : c'est réparer l'absence que de mener l'enquête.
Alors, je lui réponds.
La réalité de notre rencontre est celle d'un entraînement de hand dans un gymnase où chaque déplacement des corps fait quiner le silence, d'une journée semblable à X autres au terme de laquelle Léo avait choisi de franchir la porte d'une équipe : notre équipe.
Mais ça ne lui convient pas cette histoire, ou alors elle la connaît déjà, ou alors on ne s'est pas compris, ou alors c'est qu'à la réalité elle préfère la fiction (qui pour le lui reprocher ?).
Ce qu'elle souhaite, c'est qu'on lui fasse le récit d'une rencontre amoureuse : elle voudrait se tapir dans la certitude que le cœur de Léo battait d'autre chose que de sang avant de cesser toute cadence.
Je m'y plie : je le fais : je lui dis mot pour mot ce que m'a appris cette fille plus tôt dans l'après-midi : cette fois-ci je suis partie prenante, sujet et objet du même souvenir, le racontant comme si je l'avais éprouvé en plus de l'avoir juste vécu :

Tout tourne donc autour de cette cheville, à commencer par mes propres doigts sur, et contre, elle.
Elle m'écoute, elle me boit, elle semble se représenter la scène : ses yeux sont sur mes mains mimant l'acte, le tout sans moi réaliser que je fais même un geste (je n'ai pas réfléchi, le mouvement m'est comme sorti du corps).
Qui sait combien de décharges d'endorphines la sillonnent à mesure qu'elle répond en retour le phrase suivante : "c'est Cendrillon à l'envers".
Une vague d'émotion la submerge, laissant un peu partout sur elle et en la preuve de son écume.
J'ignore si c'est le mot "Cendrillon" qui le fait tiquer ou "envers" mais le père sort de sa torpeur pour dire : "quand il était plus jeune et qu'il allait au sport, Léo refusait de boire au goulot de la bouteille après la bouche des autres : ça le dégoûtait".
Les gens ne s'expriment jamais clairement, tout est toujours à trouver à côté de ce qu'ils disent.
"Je n'aurais jamais imaginé qu'on puisse tomber amoureux de quelqu'un dans un gymnase."
"Le son des revêtements au sol là-dedans m'est pénible, sans parler de l'écho : c'est comme l'éclairage des piscines mais en pire."
"Souvent l'odeur est nauséabonde."
"Léo n'a jamais pratiqué que des sports d'intérieur, je me demande bien pourquoi..."
Manifestement, le père de Léo ne comprend pas le sport ; il ne comprend pas "les valeurs du sport" ; il ne comprend pas "l'esprit de compétition" ; il ne comprend pas "la concurrence est saine" ; il ne comprend pas la sueur, le maillot ; il ne comprend pas n'avoir jamais compris.
Son corps est avachi, il a perdu depuis longtemps sa fermeté, sa rugosité presque : il a fondu dans la molesse, l'embonpoint l'a saisi, une coulée de lui l'arrime au siège quand il est assis, comme pour l'empêcher de lever, de se dresser, de répondre au mouvement.
Bien que divergents, se dire que le corps de l'un est issu du corps de l'autre.
Sans doute qu'entre eux des énergies s'accordent : d'un père à son fils, est-ce la même tension artérielle, est-ce le même tempo, est-ce la même pulsation ?
Peut-on seulement lire l'avenir dans le rythme du sang ?
Semble-t-il il atteint mes pensées en lisant dans mes yeux : "viens, je vais te faire écouter des rythmes".
J'ignore de quoi il parle mais le son nous traverse : "È Solitudine" (Ingar Zach), "Heartwood" (Passepartout Duo, Nicoletta Favari, Christopher Salvito), "Spatial Serenade" (Mary Halvorson, John Dieterich), "Clapping Music" et "Music for Pieces of Wood" (Steve Reich).
Dos aux enceintes, la mère de Léo geint : ce n'est pas de la musique mais du bruit.
"Qu'est-ce que la musique ?" (lui) ; "si on ne peut pas imaginer Orphée la jouer aux Enfers, ce n'est pas de la musique" (elle).
C'est sans doute un débat qui les anime depuis plusieurs années, et ils en rejouent ici la partition sans passion, jusqu'à finir par demander un arbitrage à l'autre, c'est-à-dire moi.
Quatre yeux à eux sont sur moi, ils attendent une réponse.
Je ne dis pas que mon rôle n'est pas d'aller aux Enfers réclamer (et à qui ?) le corps de Léo.
Je ne dis pas que la musique des rythmes circule avant tout dans nos propres organismes, comme le sang dans l'artère, comme le souffle, le calcium.
Je ne dis pas que leurs visions des choses et des sons en réalité sont les deux versants d'une même pièce.
Pourtant, je pense tout cela.
Voilà ce que je réponds à la place : qu'il est bouleversant de constater combien la musique qu'apprécie le père de Léo ressemble aux sons des équipes de son fils en mouvement dans un gymnase, sons qu'il a lui-même qualifiés de "pénibles" quelques minutes plus tôt.
Les semelles aiguës sur le sol, le rebond de la balle, le choc avec les os, la chair, les panneaux, le fracas des crosses, des palets, le bois, le sillon de la lame sur la glace, le sifflet de l'arbitre, le souffle des filets, sans oublier l'applaudissement du public, tout y est.
Le père est blanc, la mère de Léo rit : "il t'a bien eu".
Et nous sommes ça, tous : eus.
De fait, la musique que jouait lors d'un match Léo sur son aile, à faire l'essuie-glace le long de sa ligne, à aimanter jusqu'à son bras les passes, les trajectoires toujours plus elliptiques, à faire la différence en un contre un, à jouer sur les déséquilibres, était belle.
À présent la nuit est ferme au-dehors, le noir se fait ; nous la regardons vides, hébétés presque, usés par la férocité du temps à ne jamais vouloir suspendre son flot.
La mère de Léo souhaite que jamais le moindre lendemain n'advienne, ce qui est une autre façon de dire qu'elle ne tolérera pas de faire un jour son deuil ; tout le contraire du père, qui lui aspire à "dormir mille ans" pour un réveil "de l'autre côté du tunnel", directement.
Temporellement, ils ne sont pas raccords.
Ils se cherchent la main.
Ils me font mentir.
Ils se touchent.
Momentanément au moins, cette tendresse les sauve.
La chair de poule est là qui me remonte la peau : c'est une main froide qui me tient la cheville.
Au fond, qu'est-ce qu'un contact dans une vie ?
Quelque chose de furtif mais d'essentiel se joue, comme toujours, dans cette seconde, dans cette proximité, qui est de l'ordre du renouveau amoureux : le même choix éternellement recommencé, la même réélection de l'autre.
Pour moi qui n'ai jamais aimé, aimé au sens où eux l'entendent, c'est être confronté, dans le cadre de la vie terrestre, à une forme de singularité.
"En relativité générale, une singularité n'appartient pas à l'espace-temps" (bingo).
Plus je les regarde ne plus me voir, plus je me sens sûr d'être seul.
Lui se lève pour lui remplir un verre d'eau, elle sort de sa poche une plaquette de gellules, en fait tomber deux dans sa main, les prends avec l'eau du verre, s'adresse à moi ("les médicaments, ça n'aide pas"), les avale et c'est tout.
Le problème, maintenant, c'est moins de s'endormir que de se réveiller ensuite.
Finalement, ils font chacun le contraire de ce qu'ils ont annoncé un peu plus tôt : c'est elle qui part s'enfouir dans une chambre à l'étage et lui qui reste seul à veiller pour que le temps se fige.
Avant de disparaître, elle me confie des draps pour le lit de Léo, une serviette et un gant de toilette pour le lendemain matin et (est-ce déjà l'effet de la chimie dans son organisme ?) maladroitement, la peau froide voire gelée, elle me prend dans ses bras.
Les draps, la serviette, le gant : tout est assorti, tout est contre moi à présent.
Si la perspective de passer la nuit dans la chambre du mort m'atterre, je n'en dis rien ; le père, lui, lève les yeux l'air d'avouer qu'il n'est jamais décisionnaire dans cette maison (ou bien est-ce plus simple de vivre sa vie débarrassé de la contrainte des choix domestiques).
À l'étage, la chaleur de la journée a stagné, la fenêtre il faut l'ouvrir pour laisser la nuit faire, pour qu'un peu de son air se répande.
Je n'allume aucune lampe pour ne pas que les insectes s'en mêlent, je me déplace à tâtons dans l'espace, je cherche avec les mains le coin des meubles, quelque fois ça me cogne.
Sur le lit de Léo, je garde les yeux ouverts.
Les étoiles et leur lumière viennent y boire.
Ce n'est pas une façon de sombrer dans le sommeil.
La journée tourne autour de moi, tout se répète, des pensées me viennent que je ne sais pas taire.
Je revis dans le désordre tout ce que j'ai déjà vécu ces dernières heures.
Ma peau colle, je dois sentir l'âne mort, un genre de poussière me recouvre ou bien s'éprend de moi.
J'aimerais être tout sauf ici, là.
Une fois habitué à l'obscurité, avec le halo du dehors, je peux distinguer des formes qui ne sont pas des formes mais des arêtes, des angles, des ombres, des reflets.
Toutes les photos de Léo me regardent avec des yeux qui ne sont que des empreintes.
Le passé, quoi.
À un moment, n'y tenant plus, je me redresse, je cherche à masquer les regards, je cherche un voile opaque à punaiser sur ce mur (je n'en trouve pas, ni de punaises d'ailleurs : je ne peux que mettre mon corps en opposition entre ce mur et moi).
Quoi que je fasse, fatalement, il restera toujours un espace à combler, aussi mince soit-il, et c'est le paradoxe de Zénon encore, cette histoire.
Effectivement, tout se répète.
Je cherche dans les tiroirs du bureau quelque chose pour m'aider à occulter ces images sans pour autant les décoller mais non, il n'y a rien sinon une autre photo de Léo encore, un visage, une tête décapitée : une photo d'identité où on l'a formellement défendu de sourire.
Des traits neutres, pas d'expression, un air absent, comme souvent sur ces portraits officiels ; quelque part cette effigie de lui met moins de pression sur mes épaules et je la supporte mieux que celles où il a l'air vivant.
Est-ce pour ça que je la glisse dans ma poche ?
Elles étaient deux identiques et coupées, l'une à côté de l'autre, celle-là ne manquera donc à personne si je l'emporte (c'est du moins ce que je me dis avant de me rallonger pour m'endormir dans l'instant, comme emporté par un poids considérablement plus lourd que le mien).
Nul rêve, nul spasme, nul geste dans ce sommeil : que de l'encre.
Une nuit de mille ans encapsulée dans deux trois heures à peine et je me réveille secoué par le froid du dehors qui se déverse à grosses vagues sur mon corps.
Je mets du temps à comprendre où je suis, qui je suis, d'où je pense, et seule une certitude est là, présente, inoculée, insistante : il me faut m'en aller tout de suite, maintenant.
Je ne sais pas quelle heure il est mais tout dort et je me retrouve à écrire un mot qui dira en substance : "pardon de partir dans votre dos mais c'est trop dur" (c'est le cas : je ne peux pas envisager de prendre part au lendemain qui les glace tant avec eux, je m'en vais).
C'est une maladie, vouloir être ailleurs.
Je m'y emploie.
Je vais sur la pointe des pieds mise au bord des marches pour que rien grince ; je frôle le père de Léo là qui dort, sur le canapé même où il était assis plus tôt ; j'ai mes chaussures à la main, la porte-fenêtre bée qui donne sur le jardin, la nuit, l'espace.
J'ai lâché mon mot en passant sur la table basse car on n'est bon qu'à ça, nous les lâches : laisser des mots dans le sillage qui seront lus quand on sera déjà loin.
Derrière, je disparais.
Sans rien voir de ce que je foule, je sais pourtant la couleur jaune de l'herbe et le sec du sol près du portail, le bruit sous la semelle de ça ; j'ai frôlé des murs sur quoi la vigne vieille se répand, je bute sur une langue d'asphalte qui me ramène aux callosités de la route.
À main gauche, une vague de chaleur dans le frais de la nuit : l'irradiation des pierres du village après que la journée a su les gorger d'une chaleur de dieu diurne déferlant sur le monde et touchant à différents degrés chaque parcelle de vie organique ; et, donc, aussi, inerte.
Seule la chapelle est de roches froides : une masse fixe autour de quoi tournent des courants stagnants, plus lourds que l'air.
Je me souviens bien de cette route rectiligne qui est (et donc à la fois n'est pas) un faux plat aussi montant que descendant : c'est encore plus frappant quand on l'arpente sans presque rien y voir, et c'est ainsi que je m'extrais du lieu-dit pour regagner le bourg.
Je me souviens qu'un genre d'église est proche.
Des portes closes (je les touche) mais un carreau strié de barreaux à travers quoi on peut voir : voir l'agrégat des lumières du jour passé se déprendre si lentement des vitraux qu'elles en semblent comme piégées à l'intérieur, fondues entre deux couches de couleurs.
Poussière, pixels en suspension, cernés par une flaque de noir et pourtant (du moins le croit-on) visibles peut-être à un kilomètre à la ronde pour qui sait apprécier ce qui s'éteint.
Il n'est pas impossible que tout ça me suive.
Je ne me retourne pas pour vérifier leur rayonnement, leur direction.
À hauteur d'une masse métallique qui s'enfonce sur le bas côté, un reflet clair ou blanc se prend dans de la tôle, c'est effilé, c'est maigre ; c'est là.
La pupille de la lune est seule à éclairer la route, de forme un peu féline, ici depuis toujours (ou levée d'à peine vingt secondes, on ne saura pas).
À force de fixer le ciel, je me prend les pieds dans un bourrelet de l'asphalte, quelque chose a bousculé le sol, une viscosité pas claire, une boursouflure.
Où que j'aille, même coincé sous la langue de la nuit à suivre le fil de sa lune, je me retrouve sans le savoir à chercher l'œil d'un fauve ou à être chassé par lui.
On n'a pas idée de combien le temps se répète à chaque étape de nos vies, en nous et hors, avant et après (pendant surtout).
Chaque fois que je dévie à peine d'un axe que dans l'obscurité je ne sais pas voir, le bas côté met sous mes pieds l'épine de la ronce et le buisson du framboisier.
L'herbe cramée par la chaleur y craque sous la chaussure, ça traverse l'épaisseur des semelles, c'est interprété comme un signe par le sens du toucher via la voûte et le nerf plantaire médial qui y, ici, serpente.
C'est le village entier, le hameau, le lieu-dit, qui me passe sous la peau, quelqu'un en moi suppose.
À ce point d'intersection des gangues de goudron se jetant l'une dans l'autre (un croisement) j'hésite longtemps avant de prendre à droite, à gauche ; c'est perpendiculaire, une départementale à suivre, je fais plouf-plouf dans le noir avant d'opter pour le contraire : la gauche.
Une brise se lève qui traverse la lande : soit me poussant soit le contraire (dans le noir on ne sait pas).
Une brise à se damner dix heures plus tôt (mais là non).
Il y a beaucoup de frissons qui se dessinent sur de la peau à moi offerte à l'air venant : autant de sillons possibles sur le plan cadastral de mon corps tout entier.
X fois je me retourne, incapable de savoir si j'ai opté ou non pour la bonne direction, m'imaginant plus facilement me perdre que me trouver.
Je me dis qu'à marcher ainsi dans la nuit sur le bord d'une départementale, n'importe quel conducteur ou non ivre ne me verrait dans son pare-brise que tard, trop tard pour ne pas me faucher (peut-être sans même s'en rendre compte, insecte sur la visière du motard).
L'obscurité est à présent totale, l'étroitesse de la lune a entièrement fondu dans cette matière noire qu'est la vie sur la face cachée de la Terre.
Je suis dans un film d'horreur, devinant dans l'informe des formes qui n'en sont pas, faisant dévier ma trajectoire pour un rien, de peur d'être happé par quelque chose (mais quoi ?).
Dans cet espace (au propre comme au figuré), personne ne m'entendra crier (donc je ne crie pas).
Je tiens à dire qu'ici le nombre de pensées violentes impliquant des bêtes sauvages faisant ripaille de mes organes tandis que mes yeux ont encore en eux assez de sang pour en apprécier le scène est à son paroxysme.
Je vois tout ça tout en marchant.
Impossible de ne pas me demander ce que je fais ici, noyé dans les abysses de la surface.
Mon seul recours pour m'extirper de ça, c'est d'avancer toujours plus avant dans sa matière, c'est de m'enfoncer pour en percer la gangue sans savoir si je ne m'enfouis pas en réalité dans ses profondeurs ; en somme, c'est un pari.
Difficile de s'arracher ainsi à la noirceur excrémentielle de l'air.
Marcher dans ce marasme comme un chien quêtant sa prochaine merde (et alors là où la lueur électrique de la gare perce le noir tout autour, c'est la libération dans la tête du chien des endorphines du soulagement).
La gare est vide, ouverte aux quatre vents mais non : quelqu'un dort sur le banc dévolu aux passagers en partance : elle ne part pas : c'est une jeune fille : elle dort, donc : je la regarde, là : je ne sais plus quoi faire de mon corps : il est quatre heures du mat' et j'erre.
Pas d'autre endroit pour se poser que là où elle est mise, d'ailleurs ici ce n'est pas fait pour se mettre.
Deux heures cinquante à attendre avant le prochain train, dixit les panneaux du dehors.
Sur la carte sommaire tissée de couleurs introuvables dans la nature, les village et lieu-dit d'où je viens n'apparaissent même pas.
La gare en elle-même ne ressemble pas à une gare mais à un genre de local poubelles un peu plus grand qu'un autre.
Depuis minuit passé, c'est officiellement l'août.
Je me retrouve à m'encastrer le corps dans la silo d'une ancienne cabine téléphonique à pièces au-dehors : passer le restant de nuit là, appuyé debout contre une paroi pour ne pas être vu d'elle (la jeune fille endormie) si d'aventure elle ouvre un œil.
À 1500cm de là où elle gît, incarcéré dans un caisson de verre, je me dis qu'il y a peu de chances pour qu'elle me prenne pour ce que je suis sans doute à sa vue : un prédateur prêt à se repaître de ça, elle.
Et dire qu'à l'instant où je l'ai vue dormir je me suis dit "certaines histoires d'amour commencent comme ça" ; voilà pourquoi j'attends le premier train capable de me sortir d'ici, à la Lénine dans son mausolée, mort : n'être jamais un monstre dans l'œil de qui voit.
* * *
Quelque chose comme un an et demi après avoir vu couler la cendre de Léo sur le mégalithe cantalou, mon enquête m'a conduit sur les bords de la Clyde dans l'odeur de l'écaille et du lombric agonisant.
J'ai montré à des pêcheurs taiseux mes croquis d'yeux qu'ils se se sont donné la peine d'observer en faisant se plisser leurs pattes d'oie.
Mon "have you seen this man" originel est devenu peu à peu un "have you seen these reflets mordorés dans la pupille de qui que ce soit ?"
On me répondait des mimiques, on m'envoyait vers le clampin suivant, on hameçonnait des vers, le tout dans le plic-ploc de l'eau (celle du fleuve comme celle du seau).
"Sit" m'a dit l'un d'eux qui a consenti à me parler (et bien que ce soit là un mot de maître lâché à un chien je l'ai fait).
Il a d'abord dit que sa pêche était misérable avant d'ajouter quelque chose qui pourrait se traduire par "misère poissonneuse et misère sexuelle même combat".
Il était du genre à poser sur la rivière le regard apaisé de qui veille sur la cuisson d'une soupe et, en même temps, sur le visage de ses contemporains une sorte d'expression implorant qu'on le pende.
Je n'ai pendu personne.
J'ai posé mes questions.
Oui, l'homme avait vu cet œil : il l'avait vu dans le reflet d'eaux troubles d'une bassine après le rapt de son contenu.
Ladite bassine était remplie de têtes de poissons et de viscères vidés après la pêche et quelque chose ou quelqu'un était venu s'y octroyer la part du loup.
Accouru là où le bruit l'avait guidé, il n'avait pu que constater l'acte sans le voir de visu, jusqu'à ce que précisément un œil, cet œil-là mordoré de mes croquis, apparaisse dans le restant de gluance du récipient (or donc dans le sang peritonéale plutôt que dans de l'eau).
Il n'a pas su me dire si cette vision était le fruit d'une empreinte passée ou de la simultanéité d'un geste : en somme il avait peut-être été en présence du coupable sans le savoir, regardant comme l'idiot vers le doigt plutôt que vers la lune (et maintenant la lune était loin).
"Il faut avoir sacrément faim pour ingérer à cru l'entraille des bêtes ayant tourné" (suite à quoi il s'est tu pour le prochain siècle sans doute, ou le prochain marsouin à venir l'interroger sur des sujets qui le dépassent).
Voilà comment je me suis retrouvé à écumer les poissoneries et les boucheries en quête de grabuge ou de vestiges d'un grabuge antérieur (parfois oui, parfois non, dans tous les cas nulle trace de l'œil ni de son propriétaire).
De là, les poubelles des restaurants ou les abords des food trucks, les containers dans les ruelles, les bouches d'égout entrouvertes à travers quoi l'obscurité semble se mettre, quand on la fixe, à remuer.
Je suis allé jusqu'aux étals des marchés avant, pendant, après, lorsque la viande abonde et que les poulets tournent, dans la glace des crustacés et le calcium des coquilles d'huîtres.
Nulles traces de lui.
Mais là aux fruits et légumes bio ("organiques", dit-on dans cette langue), une femme qui par ailleurs m'a mis en garde contre neuf pommes sur dix sauf les Golden ("les autres ont un goût de liquide vaisselle") m'a avoué qu'elle avait peur de marcher dans les rues de nuit.
Elle était "jeune grand-mère" et travaillait "aux confiseries dans un cinéma proche" ; elle n'avait pas peur des hommes (les hommes, elle les voyait venir) mais des choses invisibles qui se jouaient dans son dos et semblaient la suivre en puant.
De sorte que le problème, pour ses cinq sens, était moins lié à la vue, au toucher ou à l'ouïe qu'à l'odeur, qui depuis plusieurs jours maintenant était pestilentielle sur le chemin de la maison, le soir.
Selon elle, ça n'avait aucune importance qu'elle n'ait jamais vu l'œil que je lui ai montré ("comment voir ce qu'on ne voit pas ?"), il valait mieux que je vienne sur place constater la présence des odeurs.
Disons que j'ai tergiversé.
D'abord, je me suis trompé de cinéma : dans celui-ci le spleen, moquette, affiche du Roi et l'oiseau, rétrospective Patricio Guzmán ; dans cet autre à attendre derrière des petits mecs nerveux qui marchaient mal à cause de jeans trop larges, caleçons bouffant sur la taille basse.
Ensuite, seulement, j'ai retrouvé ma jeune grand-mère servant le pop corn à des quidams dans de grands cônes aux couleurs de l'enseigne.
"Venez un peu sentir."
Je suis venu, je n'ai rien vu mais j'ai senti.
Oh la rudesse de l'odeur âcre si sourde aux réticences humaines à venir l'inspirer...
La puanteur m'a collé aux vêtements et à l'âme des heures durant.
À l'auberge de jeunesse, on se tenait à distance de ce qui émanait de moi.
Est-ce lié peut-être, mais j'ai oublié de filmer mon sommeil cette nuit-là ; j'imagine pourtant très bien la scène : des corps dans le noir tenant à rester hors d'un périmètre bien établi.
Le lendemain, au réveil, c'était là dans mes cheveux, vieillissant, s'intriquant entre les fibres, comme le tabac ou la fumée des cheminées l'hiver.
Plusieurs jours de suite je suis retourné disparaître dans l'une des salles obscures de ce cinéma, dans l'odeur.
Chaque fois me demandant si ce film, quel que soit par ailleurs le film, Léo l'aurait aimé.
J'y découvrirai qu'un film peut être à la fois "splendide" et "tout pété".
Dans celui-ci par exemple, qui relevait autant du cinéma d'auteur, de l'histoire d'amour que des arts martiaux, le héros souffrait de n'être pas héros ; d'autres personnages aux trajectoires autrement plus héroïques le côtoyaient, mais lui vivait en retrait comme un entremetteur.
Être au centre, être maître de son destin, être le bretteur qui saura défaire l'ennemi et même l'adversité, ce n'est pas donné à tout le monde.
Ce faux héros regrettait n'être pas capable, contrairement à d'autres, de "risquer sa vie pour un œuf" : il était vivant mais non "vif" (un mot qui a souvent servi à décrire Léo lors de ses funérailles, paradoxalement).
Entre l'œuf et l'œil, il y a une fine nuance de forme, une fine nuance de son.
Durant cette semaine, je suis venu chaque jour à la séance du matin, moins chère, à la programmation plus variée, et où l'odeur était la plus tenace, comme si quelqu'un s'était lové là dans le noir dans la nuit entre les sièges.
Pendant que l'empreinte des lumières issues de la cabine de projection se déposait sur la toile (perlée, pour palier aux reflets, percée de petits trous, pour que le son s'infiltre), je ne pouvais m'empêcher de redouter l'irruption de la présence étrangère dont l'odeur provenait.
N'était-ce pas étrange, craindre l'apparition de ce que je recherchais ?
Ce dont j'avais peur en réalité, c'était qu'elle se manifeste précisément quand moi j'aurais été happé par autre chose (l'intrigue cinématographique en train d'avancer loin devant moi), c'était de n'avoir pas la présence d'esprit de la situer, de lui tourner littéralement le dos.
Une métaphore de salle de bain : appeler dans les tuyaux la montée de l'eau chaude avant la douche et s'alarmer quand même de son jaillissement.
De toute façon c'était vain et en admettant que je n'ai pas été seul, impossible de reconnaître qui que ce soit : les yeux des autres sont invisibles dans les salles obscures.
En vérité, pendant que j'étais assis dans l'un de ces fauteuils, assistant à l'impact de la lumière sur la toile, sentant se dilater mes narines sans que je le décide, je crois que l'odeur m'apprivoisait autant que je l'apprivoisais elle.
Les jours passant, elle s'est détournée de moi, elle ne m'imprégnait plus, ou plus tout à fait de la même façon, et je peinais ensuite, sur mon corps comme sur mes vêtements, à en sentir la persistance.
Est-ce à dire qu'elle s'est lassée de ma proximité ?
Ce que j'ai dit à la jeune grand-mère au visage bientôt blême : qu'à mon avis quelqu'un ou quelque chose passait ses nuits à son insu dans l'une des salles et y dormait.
Pour vérifier ça, nous avons laissé un soir un seau rempli de poissons, viandes.
Au lendemain, le seau était vide, renversé, mordu jusqu'à l'anse ; le plastique caniné, grêlé par les impacts ; les sièges maculés de mouchetures de sang rance, d'abat bleu.
"Pas besoin de vidéosurveillance quand on a des protéines animales en nombre suffisant" (c'est ce que j'ai dit).
C'était à la fois une idée ingénieuse et une idée idiote : une fois débusqué, l'être n'est plus revenu sur les lieux de son sommeil, ne laissant là que l'odeur, tapie sans lui, commençant à se déprendre des fibres de la salle et des sièges.
Bec dans l'eau.
Au moins, mes erreurs ont fait une heureuse : débarrassée de sa bête, la jeune grand-mère m'a remercié, m'avouant là combien elle n'était pas tout à fait qui elle disait être, ayant pris un peu d'avance : "personne n'est encore né" (j'ai pris ça pour une épiphanie philosophique).
Quant à moi, je me suis retrouvé à suivre l'odeur dans les rues à la narine, le nez le premier, regard froncé en permanence, une main sur le carnet de croquis contenant mes X dessins de l'œil (tout en pensant : les nerfs optiques se croisant forment un X pour qu'on puisse voir).
Tous ceux que j'ai interrogés sur la trainée de poudre que son sillage faisait peser sur la ville m'ont dit n'avoir rien vu, mais "sentaient bien" qu'il se jouait quelque chose (personne n'a tiqué à la vue de l'œil).
J'ai regretté souvent l'avoir fait bouger de sa tanière ; j'ai regretté parfois n'avoir pas eu le courage de passer une nuit dans cette salle obscure, à risquer une rencontre.
C'est à cause de la peur, voilà ce que je me dis.
La peur rend tout plus torve.
La peur est sur les visages de ceux à qui je m'adresse, baignant dans l'odeur, déformés par le dégoût d'être imprégnés voire même ensemencés par elle.
Là, un Gargantua de trois mètres sur deux qui écarte d'un geste mes nombreux croquis de l'œil ("je ne suis pas physionomiste") voulant savoir si ce que je cherche "c'est mâle ou c'est femelle" (M ou F) ; je ne sais pas.
Dans le doute je dis "l'être".
Je ne me lance pas à voix haute dans le vortex de la langue inclusive.
Je lui dis que ce qui compte c'est l'œil ; il doit croire que c'est un fétiche à moi ; nous reparlons là de l'odeur ; d'après lui elle provient d'un terrain de rugby sur quoi des gars se toisent (c'est son mot) avant le début d'un match ; il s'y rend, il peut m'y déposer (oui).
L'odeur est là sur le terrain aussi, mais pas que : des joueurs forment un tas que dans ce sport on appelle une mêlée et je regarde ça : le mouvement s'amorcer, presque se faire et la masse pivoter, tourner presque, masquant l'ovalie du ballon à tous ceux qui le cherchent.
Les gradins sont plus que clairsemés ; de l'haleine sort de la bouche blanche des gens, leurs épaules avachies par le froid.
Personne n'est assis, toutes les ombres sont claires.
Pendant que j'assistais à la scène, j'avais la sensation de me remémorer la scène à laquelle j'assistais (une impression de déjà-vu est "probablement provoquée par une forme d'épilepsie temporale", voilà ce que je me suis dit).
Sur le terrain, le mouvement naissait de rapprochements et d'évasements des joueurs entre eux, laissant des béances là où un appel d'air venait comme happer le ballon, avant que l'un de ses rebonds difformes ne vienne ruiner l'action.
De loin, on aurait pu prendre ces modes de déplacement en nombres agrégés pour des nuées de passereaux (mais ce n'était qu'un match de rugby).
L'odeur était certes là, sur nous, plantés sur des bâtons de jambes et bras croisés, mais l'odeur était loin aussi, et l'hiver l'emplissait de bruine, édulcorant l'âpreté de son goût.
En fonction des pulsations des équipes ou des déplacements de leurs blocs, on voyait bien que les masses coulissaient surtout vers et depuis les ailes, que c'est le long des lignes que se dégageait l'espace nécessaire à la percée vers l'en-but adverse.
À les regarder ainsi jouer, de haut, on avait l'impression de voir deux poumons respirer de concert (tantôt l'un avec l'autre, tantôt contre).
Plus le match progressait, plus la pelouse se délitait : des bribes entières aimantées sous les crampons vissés des gars occupés à pousser, parfois à tomber.
L'espace d'une poignée de secondes, ce sera l'illumination : une fusée s'est extirpée de la zone de jonction entre la terre et l'herbe pour s'arracher à la gravité de son bloc, venir percer le bloc adverse et ouvrir, à l'extrémité opposée du terrain, précisément l'espace.
L'ailier dans toute sa splendeur.
Je mentirais si je prétendais voir, superposée au match d'aujourd'hui comme un spectre, une partie de soule normande, d'harpastum romain ou de knattleikr islando-norvégien ; ce serait mentir aussi d'assurer n'y avoir pas pensé.
Lorsque le Gargantua m'a dit "regarde", je l'ai fait et j'ai vu : la feinte de l'un a délivré le corps de l'autre, parti dans la diagonale inverse, l'appel a aimanté une passe au pied vers l'avant, en cloche, qui lui est tombée telle un nouveau-né dans ses bras gros, à l'autre.
"C'est un peu contre-nature, mais c'est beau."
Derrière, la beauté s'est levée, la fatigue a noué presque tous les mouvements, les espaces se sont refermés, l'équilibre s'est fait entre les blocs, le jeu au pied s'est systématisé, X situations se sont répétées : le match était déjà terminé avant de se finir.
Après le coup de sifflet final, le Gargantua m'a mené jusqu'aux vestiaires pour rencontrer les gars (fatigués, ruisselants, corps abimés pris de quintes de toux, endoloris de partout mais heureux) : l'odeur était sur eux, mêlée à la leur propre.
Un poil dans les gris voire les blancs leur montait sur les membres.
Des séniors crachotant leurs poumons : après leurs quintes la voix souvent était plus douce.
J'ai attendu qu'ils aient repris figure humaine, douchés, vêtus, pour les saluer, les féliciter de leur performance collective, les sonder sur l'odeur qui les suivait même propres, leur montrer les croquis de mon œil en X exemplaires, sonder leur âme là-dessus (une chacun).
Personne n'avait rien vu, personne ne savait rien.
L'un d'eux, muet d'abord, a fait usage de sa voix après avoir longuement cherché ses mots : "je ne crois pas aux phénomènes inexpliqués mais quelque chose d'inexplicable s'est produit où je travaille, aux frontières de la ville".
À côté de mon Gargantua, c'était un Pantagruel.
Disait s'appeler Greysha et l'œil ne lui disait rien.
En revanche depuis des jours l'odeur couvait sur son usine, "et c'est la merde".
Je l'ai laissé se badigeonner le corps d'Axe, qu'au UK on appelle Lynx, avant sur son invitation de le rejoindre dans sa traction arrière pour qu'il m'emmène et qu'il me montre.
Sur la route, il a mis l'autoradio fort de manière à pouvoir me hurler ce qu'autrement il lui aurait suffi de me dire.
Il écoutait exclusivement, en alternance, Pharoah Sanders et Blondie.
Lorsque la pluie s'est mise à jouer du métronome sur le pare-brise et que le ciel s'est noirci, il a dit : "mon point faible en voiture c'est les phares, dans le doute je les allume tous" (et il l'a fait).
Il ne s'appelait pas en réalité Greysha mais Richard (j'ai continué en mon for intérieur à l'appeler comme ça, Greysha), sans doute une histoire d'accent.
Dans l'habitacle ça sentait le fioul, le pétrole, le mazout (et j'ai pensé longuement aux sons clivants dans les mots fioul, pétrole et mazout).
J'ai remarqué pendant que l'essuie-glace faisait se déporter l'eau et la mousse des pluies hors du pare-brise que ses cheveux n'étaient pas secs et qu'ils perlaient (porosité de la tôle des voitures, du moins dans mes associations d'idées et de pensées).
C'était le déluge sur l'Inner Ring Road : des vagues de mauve se déversaient, obliques un peu, sur les voies avant de retomber au sol comme de petits champignons atomiques, le tout blanchi par la pâleur des phares.
Quant au ciel, c'était simple : c'était la nuit le jour.
Il a voulu (Greysha) savoir pourquoi j'étais sur la trace de cet œil, et qui était cet œil, du moins l'être autour de cet œil, le corps qui lui appartenait (ou le contraire) et j'ai dit : il y a environ un an et demi un de mes proches est mort (Léo), comme si ça expliquait tout.
En entendant le mot "mort", il s'est signé dans le sens contraire des aiguilles d'une montre (bien qu'il n'en porte pas).
Il a présenté ses condoléances, comme on dit, et moi je me suis dit que je n'étais personne pour les recevoir alors elles sont restées là, entre nous, à bringuebaler presque, au niveau du frein à main je dirais.
"J'ai de la colère à l'endroit de la mort", a-t-il dit en substance avant de préciser sa pensée : "je préfère pas en parler, faut me comprendre".
Je ne lui ai donc rien dit de Léo, de comment il s'est tué ou de qui, de ses cendres et de son mégalithe, de son père et de sa mère, de l'amie à lui rencontrée chez eux, de la façon dont je m'étais enfui de là en pleine nuit pour n'avoir pas, précisément, à remuer cette mort.
"Nous y voilà", a fait Graysha, garant sa traction arrière en marche avant sur un parking marqué "do not enter authorized personnel only".
Ce n'était pas une usine, c'était "un site industriel" et il pleuvait sur lui comme il pleuvait sur nous.
Au sol, les flaques mauves reflétaient le ciel mauve et le ciel mauve reflétait les mêmes flaques.
L'odeur était tenace et rance partout sur la zone environnante, mâtinée de solvants ou de plastiques en fonte.
On a passé le cap d'un tourniquet en fer sous la surveillance de deux caméras boules toutes noires, crénelées, sans doute explosées à coup de barres ou de pieds de biche.
Les débris sur ces dômes à l'envers, ça leur faisait comme des dents de requin, l'empreinte d'une mâchoire.
L'entrée de l'usine, barricadée de barrières et de fûts, était gardée par deux femmes affables, au sec sous un grand parasol que l'une tenait pour que le vent ne s'y prenne pas.
Sous les néons des couloirs, Greysha s'est redressé pour prendre l'allure d'un comédien sur le retour, un genre de Richard Gere hirsute avec une bebar de quarante centimètres de long.
Plus on avançait dans ces longs tubes vert-de-gris blêmes, plus l'odeur se retrouvait irriguée d'une autre odeur encore plus révoltante.
Devant une sorte de porte en fonte, Greysha m'a répété combien c'était la merde et puis il m'a ouvert ce qui s'avérait être une pièce de stockage sans fenêtre sur les murs de laquelle quelqu'un ou quelque chose avait étalé des hectolitres, donc, de ça : de la merde.
Je me suis mis la main devant la bouche et les narines pour que rien rentre.
Dans un coin de la pièce, un pot de peinture vidé de sa peinture mais rempli d'eau, dans quoi manifestement on était allé boire puisqu'on avait laissé sur le sol des goutelettes et dans l'eau une mèche de poils ou de cheveux qui ressemblait à une tipula posée sur sa surface.
Le père de Léo appelait ces tipules des cayres, pour moi ce sont des cousins, au Québec ce sont des patineuses, pour d'autres des chèvres, des chièvres ou des araignées d'eau ; ici ce sont des "grues-mouches" (cranefly) ou des "papas-longues-jambes" (daddy-longlegs).
Greysha a répété, au sens propre comme au figuré, que c'était la merde, avant de compléter sa pensée : "c'est de la fiente sulfurique ; il y a du soufre à l'intérieur ; il ne faut pas regarder ça dans l'axe car ça irrite les yeux, le soufre".
J'ai fait comme si.
Il m'a emmené dans d'autres pièces, toutes des placards sans lucarne ni fenêtre, toutes souillées de la sorte dans diverses proportions, toutes aux murs sales, maculés de matière et gorgés par l'odeur : la même qu'au cinéma ces jours derniers.
Dans les couloirs quelqu'un avait accroché la copie d'une vieille affiche datant du temps de la reproductibilité des images en noir et blanc et qui disait "NO SURRENDER -- GOD HELP THE SHERIFF OFFICER WHO ENTERS HERE".
Il y avait d'autres slogans et d'autres pancartes ; il y avait des fumigènes non encore embrasés ; il y avait des chaussures de sécurité dénouées et abandonnées là, comme une installation contemporaine ; il y avait des ombres, preuve qu'il y avait quelqu'un.
Greysha a contextualisé la chose : l'usine était occupée par eux depuis deux ans : depuis deux ans ils détenaient l'outil de production que plus personne ne voulait : depuis deux ans des pontes au loin vivaient dans l'angoisse qu'ils fassent "exploser l'usine, et la ville avec".
Sur quoi il a éclaté d'un rire heideggérien avant de se raviser vite : "on est assis sur un tas d'or de nitrate d'ammonium et ils ont peur qu'on s'en serve".
J'ai essayé (ce sera un échec) de me représenter la chose.
J'ai donc dit "fichtre !" (ou assimilé).
Quant à la question de savoir s'il y avait du calcium dans le nitrate d'ammonium : "je sais seulement qu'il y a du nitrate, et de l'ammonium, c'est assez".
Je n'ai rien vu de ce tas d'or.
Un par un j'ai interrogé les collègues de Greysha pour savoir : pour savoir si quelqu'un avait vu de ses yeux vu une forme humaine et/ou de bête rôder la nuit dans les couloirs de l'usine occupée.
Non.
Personne ne savait rien sur rien et nous sommes restés là, les uns devant les autres à nous laisser percer de part en part par combien de milliers, millions, milliards de neutrinos le long de nos échanges (ponctués de silences donc).
Avec l'accord des gars, j'ai passé une nuit sur place ; puis deux ; puis huit ; puis plus ; aucune intrusion à signaler ; l'odeur s'est lentement détachée de l'usine ; le nitrate d'ammonium est resté dans son tas ; une bruine polaire a recouvert la ville avant que je la quitte.
On s'est inquiété de ma présence ; on m'a pris pour un journaliste ; puis on a compris que je n'étais rien du tout, ce qui était à la fois mieux et pire ; on n'arrivait jamais à me cerner ; on baissait la voix dans ma proximité (sauf Greysha) ; on me prêtait des intentions.
Greysha s'était porté garant de moi, ce qui a semblé suffir ; puis plus ; on me regardait avec circonspection ; personne n'a cru à mes histoires d'œil, d'être fuyant ou de bête (moi-même, je n'étais pas tout à fait sûr d'y croire non plus).
Je n'ai rien dit à quiconque de mon départ : le jour venu, je leur ai simplement fait, de loin, le signe que Goku fait à Kid Buu avant de le tuer tout en souhaitant sa réincarnation future (l'index et le majeur joints à la tempe en souriant lumineusement).
J'aurais pu rentrer en France ici, maintenant, et retourner bredouille mais vivant à la vie que je vivais avant.
Le long d'un échange de messages laconiques, l'amie de Léo m'a dit combien elle trouvait mon obstination à poursuivre mon enquête dans le pays de sa mort "préoccupante".
J'ignorais toujours tout d'elle, jusqu'à son nom : je n'avais pas osé le lui demander la fois où nous nous étions revus, rendant impossible toute tentative ultérieure de le lui soutirer.
Sur l'écran de mon téléphone, seul son numéro s'affichait dans une suite chiffrée, réduisant de fait toute son identité à un genre de coordonnées géosatellitaires inopérantes puisqu'incomplètes.
Après tout, n'étions-nous pas l'un pour l'autre (et au fond tout un chacun par rapport à quiconque, tout le temps) des îles aux repères troubles, jamais réellement fixées sur aucune carte ?
Je n'ai rien répondu à ce message ; à la place, je me suis étendu sur le lit de camp (à quelques encablures du stock "volatil" de nitrate d'ammonium), j'ai branché mon téléphone, lancé l'enregistrement vidéo de ma nuit à venir, j'ai éteint la lumière, m'imaginant X métamorphoses.
Le lendemain, donc, comme convenu en moi-même, sans pour autant fuir le pays j'ai quitté clandestinement la ville.
* * *
Quelques semaines après la dissémination des cendres de Léo, bien avant le début de ce qui deviendra mon enquête, je commence à réaliser ce qu'au fond tout le monde voit autour de moi sauf moi : la moindre de mes pensées est altérée voire déformée par l'idée même de sa mort.
Ce n'est pas tant une histoire de ne pas dormir la nuit, de fondre en larmes (je dors la nuit, je pleure peu), ce n'est pas qu'il me manque (je ne sais rien de lui), ce n'est pas de l'absence (Léo est plus présent depuis qu'il est parti qu'il ne l'a jamais été étant là).
C'est plus de l'ordre : quand on me demande sur quoi porte mon mémoire de fin d'études, je suis là, incapable de répondre.
J'y consacre pourtant l'essentiel de mon temps d'éveil.
Les temps nuiteux sont plus torves.
L'ouverture de mes yeux se fait souvent sur ces mots issus d'une bouche du Police Service of Scotland :

Un genre de mantra de l'envers.
"Est objet précieux ce dont l'importance est terrible", écrit Cheimonas dans un opuscule de vingt pages qu'un jour on m'a offert : je crois que d'une façon ou d'une autre, la mort de Léo était ça pour moi.
Mais que recouvre ce "ça" et quelle est-elle cette mort : "objet", "précieuse", "importante", "terrible " ?
Précisément.
D'autre fois, je vois passer une forme par la fenêtre et la forme n'est plus une forme mais un être, ou le contraire : un reflet d'une fenêtre qu'on ouvre ou ferme (ou les deux) de l'autre côté de la rue, qui vient se traîner là, à mes pieds comme les viscères d'un éviscéré.
Grosso modo je suis dans une ambiance où les choses que je vois ne sont plus toujours lesdites choses, où les mots que je dis ne sont pas toujours issus de moi.
La voix est la mienne mais la bouche pas.
Plus les jours passent, plus j'ai le sentiment d'avoir affaire à des gestes, à des mouvements, à des attitudes miennes qui ne sont pas dictées par moi mais par un os à part, par un rouage qui, prenant part à mes membres, vit ses propres actions, mène ses propres batailles.
Il m'arrive de regarder les choses que je touche (ustensile de cuisine, stylo bille, clés de chez moi, bouteille en plastique pour la soif, ticket de bus, carte de crédit, lacets de chaussure, clou) en tâchant d'estimer leur teneur en calcium.
Ou bien alors je lappe un reste de liquide au fond d'un bol et je me dis : y aurais-je mis la langue si Léo avait survécu à sa mort ?
Quand on me dit que je suis taciturne, je ne réponds rien à ces on-dit.
On me croit sur le point de sombrer dans un truc qui me dépasse (mais enfin qui ne l'est pas ?).
Quand je dis que je ne pense plus à la mort de qui que ce soit, on me croit.
Moi-même, je crois tout ce que je me dis : voilà comment je peux encore être en présence de qui me parle ; voilà comment je peux me sentir chez moi et presque bien dans une chambre en cité U de 13 ou 14 mètres cubes ; non, carrés.
Chaque jour, je me retrouve enfermé volontaire dans une chambre : cette chambre : c'est un couloir meublé de chêne un peu clair, le lit dans la longueur face au bureau, une étagère au-dessus, une chaise, une fenêtre proche, une plaque électrique, un coin douche et un chiotte.
Même quand j'en sors j'y reviens, comme ici : réalisant dans la rue que je suis les pieds nus sur le sol, je repars vers la chambre enfiler quelque chose, et une fois de retour au-dehors c'est pour poser mes semelles dans l'empreintes de mes pas d'avant (au centimètre près).
Arrivé à ce point, qui est une répétition d'un point autre situé dans un passé distant d'à peine quelques minutes en fait, je suis incapable de me souvenir pourquoi je suis sorti à l'origine et vers quel lieu, ce corps qui est le mien, j'entendais le destiner.
Probablement de rage de m'être laissé noyer dans mon propre volume, je marche pendant des kilomètres (ça aide et ça n'aide pas).
Je marche dans la rue, je suis seul, je suis ton sur ton (on me voit faire).
Arrivé là où par hasard (je veux dire moi) la confluence des eaux se fait, à ce point névralgique de la ville où en fait il n'y a rien, je vois où inconsciemment j'ai voulu en venir ; alors, seulement, je fais le dernier kilomètre qui me sépare de là où l'an passé Léo a pu vivre.
Je connais son adresse.
Je suis à ça de franchir la porte de la résidence, de monter l'escalier, d'errer dans le couloir, de chercher le numéro de porte, de frapper à la planche de cette porte, d'attendre que l'on m'ouvre ; d'attendre que l'on m'ouvre.
Je suis tellement à ça de le faire que je l'ai fait, en fait.
Mon corps a fonctionné pour moi (ou sans moi), assouvissant la pensée qui l'anime.
Personne ne m'a ouvert : en conséquence, je me suis vu m'assoir par terre contre le mur d'en face jusqu'à ce que quelque chose se passe.
Qu'un mort ouvre la porte d'un lieu où son corps a vécu du temps de sa splendeur, sincèrement, c'est improbable.
Et pourtant.
La porte s'est ouverte non par derrière mais par devant : de l'extérieur et pas de l'intérieur : quelqu'un qui m'est passé devant sans me voir avec une clé : cette clé qu'il a mise à la jonction des mécanismes de la serrure et qu'il a tournée (dans le sens de rotation terrestre).
Oui car je me suis dit le voyant faire : nous savons que la planète tourne autour d'un astre qui lui-même tourne autour du barycentre du système solaire, lequel tourne autour du centre de la galaxie, laquelle (et ainsi de suite jusqu'au superamas de l'Hydre-Centaure et au-delà).
C'est un de ces types : pas un étudiant mais une grande personne.
"C'est vous pour visiter la chambre" (il fallait bien répondre quelque chose alors autant dire oui) ?
Oui, donc.
Il n'y a personne à l'intérieur, le type se place près de la porte, voilà ce qu'il entend par "visite", je fais deux trois pas ici ou là, tentant (c'est moi qui pense ça) de "sentir les énergies" (c'est un échec) ; "vous la prenez ?".
Je m'enquiers du loyer, c'est tant, je fais mine de réfléchir, je dis qu'il faut que je réfléchisse, le type du Crous dit qu'il n'y a pas besoin de réfléchir pour une chambre, je dis qu'il faut bien réfléchir en général, il dit qu'il capitule, qu'il sera au bout du couloir.
En attendant, il passera des coups de fil, me laissant seul avec la chambre de Léo : c'est un couloir meublé de chêne un peu clair, le lit dans la longueur face au bureau, une étagère au-dessus, une chaise, une fenêtre proche, une plaque électrique, un coin douche et un chiotte.
La simple vitrage laisse filtrer tous les mots de la rue qui s'élèvent, traversent la paroi, frayent avec ceux qui sont tus et maintenus tus dans l'aventure de mes pensées.
Par exemple : "Qui a chié sur mon vasistas ?"
Par exemple : "Apparemment Macron veut supprimer l'Etna, et tout le monde trouve ça normal."
Par exemple : "L'époux de la reine est mort."
Ou encore : "Les gelées tardives me rendent chèvre."
Ou : "L'individu, c'est le sous-vêtement de l'âme (ou le contraire, je sais jamais)."
Ou : "La gelée royale, comme la famille royale du reste, sur le principe je trouve ça obscène."
"Depuis que les écologistes gèrent la villle, la ville est devenue genrée."
"Ma plus grande fierté dans cette vie c'est un arbre."
"Le thé vert seul c'est trop herbeux, je préfère quand ils y mettent des petits arômes et que ça sent le fruit, le sucre."
"Depuis l'arrêt de commercialisation des Soufflettes par Gerblé en 1999, je ne suis plus vraiment moi-même le matin."
"J'ai pas prévu de bouger car il faut que j'avance."
"Le chapitre 139 de l'Attaque des titans est révoltant à tous les points de vue."
"C'est qui ou c'est quoi, Brompton ?"
Qui sait combien de temps je suis resté là, mis debout, dans cette chambre, à entendre le bruit de la conversation des autres monter tout en se dissipant depuis la rue voisine..
Assez pour me sentir chez moi entendant la phallange de quelqu'un, là, frapper sur la porte à l'entrée : j'ai ouvert.
Sans regarder, tourné vers la fenêtre presque, croyant au type du Crous revenant me sonder, j'ai ouvert.
C'est une voix de fille triste qui me touche à l'épaule.
Contre toute attente, c'est elle.
L'amie de Léo est là devant moi, aussi surprise que moi qu'on en soit à se faire face dans pareil lieu : le lieu de vie d'un mort qu'on est venu, tous les deux semble-t-il, profaner par notre présence (et elle me prend la main en plein milieu de cette pensée).
"Je voulais", dit-elle, "voir où Léo vivait du temps où il vivait" (moi aussi) ; "je voulais m'imprégner" (voilà) ; "je voulais savoir" (oui) ; "je voulais, je voulais... mais là étant là je ne sais plus si je veux".
On s'est assis sur le lit face au bureau, face à nos ombres, face à ce mur ; je n'ose toujours pas demander son nom ; la voix du type du Crous, toujours au téléphone, déformée par l'écho là au fond du couloir, saura venir jusqu'à nous.
Je suis assez près d'elle pour entendre sous la finesse du derme vers la nuque ou le cou la toccata de son pouls.
Je sens qu'elle sent la menthe poivrée.
Je sais sans la voir qu'elle est belle (elle me touche).
Elle a ses doigts sur cette zone du poignet où les veines vont, et peuvent se voir.
À cet endroit du corps, la peau est moins fine qu'au visage (penser aux lèvres, paupières), mais fine assez pour en laisser transparaître la forme, la verdure, le tracé.
Justement je pense aux lèvres, paupières : principalement les siennes.
C'est au niveau de cet entrelac, à l'embouchure de la main, qu'elle dessine avec la pulpe de ses doigts des cercles concentriques sur moi : on dirait qu'elle s'affaire à faire lever des vagues, non pas sanguines mais d'électricité statique.
Nous sommes conducteurs.
Le circuit amoureux est plutôt simple à saisir : elle l'aimait lui (Léo), lui m'aimera moi, moi je l'aime elle.
Donc c'est un triangle.
Le savoir moi m'allège d'un poids fort, tout en m'innondant les membres de sang (par conséquent je pèse plus tout en pesant moins).
Pendant que nos corps s'approchent l'un de l'autre sans pour autant bouger, le type du Crous continue de parlementer (avec qui donc ?) par voies satellitaires dans un coin du couloir.
Les échos de sa voix s'amoncellent dans les graves, farcissent la chambre de sons.
De petites nappes d'hydrocarbure que l'on ne fait qu'entendre sous le rythme de nos respirations.
J'aimerais sentir la douceur sur mes doigts de ce qu'elle porte et qui me sépare de sa peau : je le fais.
Elle veut venir trouver à la jonction de la mâchoire et du visage le germe des barbes à venir : elle y va.
Elle m'invite à venir mettre une tête sur son épaule et via ses doigts dans mes cheveux elle me cherche une forme, qui sait un assemblage de formes : la tectonique du crâne.
Nous en sommes à nous murmurer des sons sourds à l'oreille : si le souffle est assez fort, ils germeront dans le conduit auditif de chacun pour accomplir une métamorphose en mots.
S'ils s'éteignent ils vacilleront peut-être avant de déferler le long des nerfs en tant que râle, en tant que ronronnement de bête.
Lorsque mon front est à sa tempe, je peux sentir sous la membrane la veinure battre.
Je peux déposer de mes lèvres, en dessous de sa bouche, une empreinte de la mienne.
Nous nous ratons beaucoup.
Nous sommes contre, pourtant.
Si j'étends mon bras je peux atteindre son épaule opposée : celle que je ne touche pas encore.
Elle n'a qu'à espacer à peine les lèvres pour me goûter la nuque et faire descendre le long de ma colonne des ondes immenses.
125ml de sang par minute convergeant au même endroit de soi suffisent à faire se dilater le temps et le corps, et donc l'espace.
Et donc l'épaisseur d'un cheveu me sépare de sa langue, au bout de laquelle perle, qui sait, une goutte de salive.
On se touche ; on ne se touche pas.
La voix du type du Crous au téléphone, déformée et grotesque dans le couloir qui jouxte le volume de cette chambre, nous tient, saisis, dans une sorte de stase.
Papillons dans de l'ambre, battant des ailes, ne volant pas : voilà ce que nous sommes.
Ici elle a une main dans l'encolure et une autre à la hanche, bientôt les deux vont s'inverser, s'enquérant d'une marchandise, estimant vaguement ses volumes.
Je suis pesé entre deux paumes.
Quant à moi je me heurte aux coutures, aux bretelles, ce sont les reliefs qui serpentent, plus haut ce sera l'os (clavicule, omoplate, coude), bientôt l'arrondi du bassin par dessus quoi le tissu de ce qu'elle porte se tasse, s'évase, puis se termine sur un liseré de peau à nu.
On appelle "hormone des caresses" la lulibérine, aussi dénommée gonadolibérine ou hormone de libération des gonadotrophines hypophysaires, aussi abrégée en GnRH (Gonadotropin Releasing Hormone) ; sa formule brute est C55H75N17O13.
Elle a le cran de fixer ceux de ma ceinture et de buter contre sa boucle en laiton triste avec un ongle à elle (tout sauf triste, lui), verni mais pas du jour.
Elle n'ignore rien de mes déformations textiles, de ma respiration, des soubresauts qui me parcourent.
Le soleil passe sur nous à travers un verre rouge, enflammant tout sur son passage.
La voix du type du Crous va et vient dans le couloir contigu, qui sait peut-être se rapproche, pendant que l'on fait tout pour s'arracher à nos propres lois de l'attraction mutuelle (c'est un échec).
J'ai moi disparu dans la forme de sa bouche (ou le contraire).
Nous sommes noués par la même langue.
Une même eau nous irrigue.
Nous sommes chacun tendus vers la plus lointaine extrémité de nous-mêmes.
La voix dans le couloir s'est tue : quelqu'un sans doute est là à s'approcher de nous, voire à vous voir : encore faut-il que mes yeux soient ouverts.
Et c'est ici que nos bouches se terminent : le type du Crous revenant mettre son image entre pour y rire en silence, nous regarder pâteux sortir.
On ne se regarde pas sortir.
Dans l'escalier, le bruit de nos pas et le grain de nos ombres nous précèdent.
Nous croiserons quelqu'un qui parle au téléphone : "je sens le saumon fumé mais sinon tout va bien".
Je la vois faire de profil : descendre marche après marche sans se préoccuper de ma présence (la courbure de son œil VS la courbure de l'univers en expansion dans mes pensées).
Dehors, il faut longer le bâtiment quelque temps pour se retrouver ni plus ni moins que trois ou quatre mètres sous là où nous étions X minutes plus tôt, alors même que nous n'avons fait qu'aller droit, ce qui semble prêter une dimension non euclidienne à nos trajectoires.
Quel micmac.
La fenêtre y est encore ouverte, ça parle : le type du Crous (à l'attention de qui donc ?) : "personne ne veut d'une chambre où le locataire s'est tué, c'est de la superstition mal placée mais enfin ça s'entend".
Elle souhaite remonter pour lui faire savoir que Léo ne s'est pas "tué dans cette chambre, d'abord", que de fait il ne s'est pas tué, qu'il ne s'est pas "suicidé plutôt", et je dois la retenir avant qu'elle cède, et puis elle me regarde : "est-ce qu'il s'est suicidé, dis ?"
Ça ressemble à une question simple, appelant une réponse simple (mais la vie n'est pas binaire, la vie est huileuse et calcaire à la fois, la vie est oui et non "en même temps", la vie est gauchement adroite, la vie, putain, est macroniste).
Longtemps nous resterons en silence après ça.
Longtemps nous traversons la ville ainsi, laissant l'ocre et l'orange de l'automne s'attarder sur nous.
L'automne venante, l'été indien finissant, à ce stade peu importe.
D'une cité U (l'ex celle de Léo) à une autre cité U (l'actuelle mienne), il y a précisément (en zigzags et sans désir manifeste et conscient d'y parvenir, surtout quand on est deux à ne pas se parler pour ne pas souffler sur les braises de la mort d'un ami disparu) 4372 pas.
Devant la forme identique de l'immeuble, elle croit que nous sommes revenus à notre point de départ (non) ; vu la tournure que prennent les évènements, j'imagine que nos chemins désormais se séparent (non plus) ; elle est venue pour des réponses (Léo), ne partira pas sans.
Je marque le pas ; j'aurais préféré qu'elle s'en aille ; le désir est passé ; ne reste que de la pisse en moi ; l'écume ; je traine des pieds ; je n'ai pas envie de ressasser des pensées ni de dire ; j'aimerais mieux ne pas remuer ; j'aimerais mieux être loin.
Quoi que je ressente, je décide de tout taire (c'est plus sûr).
Je lui dis "moi je vis là", veut-elle monter (oui) ; donc nous montons.
A-t-elle peut-être un train à prendre ou un lieu où dormir si jamais (non) ?
Bien.
Les deux chambres ont beau être sensiblement des copies l'une de l'autre, entre elle et moi les atmosphères n'ont rien à voir : rien n'est dans le geste, cette fois, tout est dans le regard (et bientôt des mots vont venir).
Nous ne sommes plus dans la proximité ou l'extension de nos membres : nous sommes face à face : nos yeux ne peuvent jamais ne pas se voir.
C'est beaucoup plus difficile, dans cette position, de mentir à quelqu'un (et elle ne sait que ça).
Je suis le génie de la lampe, sorti de ma coquille à force d'avoir été frotté, à qui l'on destine une question sans pareille, formulée mille fois dans sa bouche avant que de la faire éclore à l'air libre, dans la crainte de toutes ses mésinterprétations possibles.
Je me résigne : que veut-elle savoir ?
"Tout."
Mais tout, ça n'existe pas.
Tout sur les derniers jours sur Terre de Léo, sa mort et ce qui a précédé, les circonstances menant à sa mort et ce qui a suivi, ce qui s'est insinué en moi et en nous tous qui l'avons cotoyé une fois de retour dans nos vies sans lui ; voilà en réalité ce qu'elle entend par tout.
Je m'incline.
Mais avant de lui dire ce que je sais, je la mets en garde sur ce qui va sortir de ma bouche : ce que je sais n'est ni de nature à satisfaire ses attentes, ni capable d'apaiser son mal, ni une étape nécessaire à son deuil, ni une façon pour nous de nous défaire d'un fantôme.
Pire que ça même : ce que je sais va la salir, sans pour autant satisfaire son désir de vérité.
Ce que je sais est partiel, fractal, abimé (et pour ne rien lui cacher je n'avais pas pour souhait de partager ce fardeau avec quiconque, à commencer par elle).
Si j'ai cru pouvoir ainsi atteindre ou émousser sa détermination, je me suis trompé : je me suis trompé, donc.
Je lui dis tout, alors.
Elle m'écoute, elle me fixe, ses yeux sont la cime émergée de son être et alors il faut aller briser les nerfs gelés en elle ; je le fais en parlant, je le fais en disant ce que je sais ou crois savoir, ce qui est su en moi, ce qui a fini de se taire, ce qui se délite.
Cela me laisse un goût terreux, ferme dans la bouche : le métal accroche à la langue, genre j'ai sucé pendant des heures une cuiller en cuivre (or non).
La nuit est tombée, pleine, lourde de la texture du jour passé, prête à engendrer celle de celui qui suivra, pendant que je parlais.
Nous gisons debout l'un devant l'autre, nos genoux c'est de la pierre instable entre deux os, nos yeux sont troubles, la tête est pleine, le ventre est vide.
Ses joues ont perdu leur pâleur : on dirait qu'elle a chaud de ce qu'elle a entendu.
Dans une demi-pénombre, nous attendons que l'eau de la bouilloire amène la bouffe lyophilisée à se métamorphoser en chair, en forme, en texture ingérable par des bouches à nous, mais agissant d'elles-mêmes, se vouant sans nous à la survie de l'organisme.
Ici, il faut se figurer des bruits de mastication tristes.
Là, un regard me fait fondre.
Il aurait mieux valu qu'elle ne sache rien ou que je lui mente, ou que je l'embobine de mille digressions sans avenir pour la décourager à chercher savoir, à aller gratter où la terre sent, à extirper de la glaise l'idée même qui commence à se décomposer en elle à présent.
Nous avalons doucement des barres chocolatées dans le crissement de leur emballage plastique ; chaque exhausteur de goût nous sonde autant que nous on les sonde.
Pas d'heure moins le quart : le shot de sucre nous porte mais la douceur n'est plus là : on se comporte comme des étrangers : on ne sait plus qui on est.
Certes on a ken, ok (c'était très correct).
Mais rien de comparable au quart d'heure (ou au siècle, pour ce que j'en sais) volcanique entre nous dans l'ex-chambre à Léo.
De sorte que la tension montante insatisfaite vaut plus que son accomplissement effectif.
Le désir plutôt que l'assouvissement du désir.
Une pure logique de fluide.
Gicler seul et sans l'autre en 442 contre un coin de table.
"Lors fu tous apareilliés et vint à li, si conchut et jut à li charnelment."
Ou quelque chose comme ça.
L'hapax du désir, etc.
Elle-même ne semble pas y accorder tant d'importance que ça : "c'est fait", on dirait qu'elle se dit.
Place à la nuit, donc.
Mais que faire d'une nuit surnuméraire quand cela fait des jours voire des semaines qu'une nuit de synthèse a pris corps dans le volume même de l'esprit ?
Réponse : rien.
Ou alors si : dormir.
On n'a pas la place de dormir à deux dans ce lit ; deux nous sommes.
C'est tendre mais inconfortable (ou alors le contraire et c'est inconfortable mais tendre).
Je ne sais pas si elle rêve mais ses paupières remuent, et dessous ses yeux nus doivent être striés de glitches.
Je la regarde faire.
Je suis à portée de ses rêves, si elle en a.
Je suis bien, je suis mal.
Tout ce que je lui ai dit de la mort de Léo tourne dans ma tête, comme sans doute dans la sienne.
Et je ferme les yeux sur ça.
* * *
Voilà ce que j'ai pu lui dire : X semaines plus tôt, en juillet de cette même année, avec l'équipe nous nous préparerons à atterrir à Édimbourg et Léo sera vivant ce jour-là, le sang circulera dans son corps, son cœur battra près du hublot, absorbé par l'imminence du sol à venir.
Nous ne verrons rien de la ville, si ce n'est la forme oblongue de sa masse levant sous l'aile.
Après le tarmac d'aéroport et des corridors lisses, ce sera l'attente aux cercles des bagages rendus à leurs propriétaires et l'embarquement à la gare routière avant quelque chose comme trois heures d'un car lent et low cost, Léo vivant toujours, en direction du nord.
La tête contre la vitre froide, le paysage défilant là avec la route scrollée, malgré l'assoupissement je sentirai chaudement battre ma tempe mais sans me dire : il y a bien au moins vingt voire trente degrés d'écart entre ces deux mondes.
En terme de latitude pure, notre destination nous placera au-delà du 57e parallèle nord, pratiquement à mi-chemin entre Copenhague et Oslo, au-dessus de Riga mais au sud de Talinn, donc au sud de Saint-Pétersbourg (mais au nord de Montréal).
Comme souvent dans un véhicule en mouvement j'éprouverai la sensation de l'abstraction de tout point d'arrivée : qu'au fond nous ne sommes jamais là que pour bouger, comme des pois chiches mis à tremper ignorant la finalité et de la cuisson et de leur ingestion par des tiers.
Où que nous allions sur le chemin de la vie, quoi que nous fassions pour nous y perdre, nous ne sommes que des mets futurs mis à tremper dans un bol, visant l'attendrissement de nos chairs (ne parlons pas des âmes).
Sur place, nous prendrons la mesure de l'épaisseur du temps dans quoi cette ville s'enfonce (et nous avec) : "les Pictes ont vécu là", dixit quelqu'un, et la rivière charie une eau, à la fois perpétuellement autre et inchangée, qui coule ici depuis qui sait le Paléozoïque.
Nous serons douze : sept titulaires, cinq remplaçants, pas d'entraîneur, Léo vivant et onze autre mecs normaux, le genre de gars dont on dit après qu'ils ont commis un meurtre ou quelque monstruosité incompatible avec la vie en société : "c'était un garçon sans histoire".
D'autres équipes seront réunies dans la même ville, venues du reste de l'Europe, du Portugal à la Serbie en passant par la Suisse, la Suède, l'Espagne ou Malte, pour s'affronter comme dans les tournois d'arts martiaux donnant prétexte aux rixes dans les jeux vidéos peu inspirés.
Pour le logement, une Guest House à 9£ par personne dans des dortoirs de quatre (trois fois quatre douze) qui loue aussi des caravanes privatives sur le terrain commun avec accès aux commodités intérieures.
Il faudra déposer un deposit de 10£ à l'accueil, soit (Léo de profil dans le soleil couchant orange, très loin de nous et nous de lui, bien après 22h passées, goûtant l'air de la ville sans savoir que s'agissant du tournoi, il ne vivra pas assez longtemps pour en voir la finale).
Sachant que la présence de notre équipe à ce tournoi d'été tient plus à la connivence d'untel et untel qu'au talent, personne ne s'attend à ce que nous gagnions quoi que ce soit, et contre qui que ce soit, ce qui est finalement plutôt confortable pour des amateurs tels que nous.
Ensemble, à douze, nous irons voir noircir la nuit dans l'eau séculaire de la Ness, sous des ponts, entre les relents électriques des reflets, le long des berges où des quidams alanguis langue sortie se caressent.
Puis, à quatre par chambre, dans une obscurité commune, la fatigue du vol et de la route faisant son chemin dans le corps, nous nous endormirons dans le son, dans le souffle de l'autre.
Compte tenu du nombre d'équipes en présence, hors de l'heure réglementaire d'entraînement pour chaque dans le gymnase qui accueillera le tournoi, ce sera des mouvements sans ballon, le plus souvent dehors et à la vue de tous, par exemple sur des pelouses.
Ou alors le contraire : des passes à n'en plus finir entre nous douze, jusqu'à ce que le contact de la sphère en cuir aux vessies de latex devienne une extension de nos membres (ce sera le cas).
Derrière, l'image sera celle de gars suant, deux doigts joints mis dans le cou, à compter dans leur tête combien de tours minute leur cœur bat.
Le pouls carotidien aura beau être un peu fuyant chez Léo, rien qui soit de nature à nous inquiéter outre mesure.
Fatalement, quelqu'un trouvera bien le moyen de se blesser : rien de méchant : si musculaire, y mettre du chaud : si nervuré, des pains de glace dans une serviette éponge feront l'affaire.
L'un d'entre nous et son genou sensible : "j'ai appris à ne pas le meurtrir".
Comme chez beaucoup des stratégies sont à l'œuvre pour évoluer en-dehors du territoire de la douleur : compenser des faiblesses par une force, déplacer l'équilibre sur un autre hémisphère, déporter ses appuis, passer entre les gouttes.
Dans l'équipe, personne n'est le meilleur ami de personne, mais nous ferons corps pour des déplacements de meute qui ont leurs effets pervers (désinhiber la tendance lourde à une forme de prédation masculiniste) et leurs joies propres (tous nous aurons quelqu'un sur qui compter).
Il y aura des moments badants (untel expliquant à une inconnue dans un anglais accidenté que de passer après un autre dans le lit d'une fille, c'est comme monter un meuble Ikéa d'occasion aux chevilles déjà mises), des instants émouvants (l'aube à quatre heures du matin presque).
Bien que ne profitant pas de l'occasion d'être loin de tout, en pays étranger, pour m'avouer ce qu'il peut ressentir à mon égard, Léo me fera trois révélations intimes, avant que sa mort en vienne à le cueillir :
1) Quand il a un couteau dans la main, il s'imagine souvent se taillader la gorge avec, sans pour autant jamais désirer le faire.
2) Quand il était enfant, sa mère, le soir, au moment de l'endormissement, venait lui déposer dira-t-il "un baiser sur les paupières".
3) Depuis qu'il a sept ans et la mort de l'intéressé, il croit fermement que le code-barre a été inventé par Raymond Barre.
C'est peut-être une projection de ma part basée sur ce que j'ai pu apprendre de lui par la suite, mais il lui arrivera de regarder dans le vide et l'œil mélancolique avoir l'air de se dire : "j'aimerais assez qu'on m'aime".
Pour autant, mélancolique, il ne le sera pas : comme la plupart de celles et ceux avec qui j'ai pu échanger par la suite, je qualifierais Léo de vif et de vivant, de lumineux sans doute, en tous les cas de calme ; tout le contraire de ce à quoi l'on est réduit par la mort.
Comme nous tous, il mettra un point d'honneur à vouloir gagner coûte que coûte : pas pour dominer l'autre ou avoir une belle image de lui mais tout simplement pour pouvoir continuer à jouer le plus longtemps et longuement possible.
De fait, si nous avions atteint la finale ou ne serait-ce que les demies, Léo aurait pu vivre quelque chose comme 24h de plus.
C'est quoi, 24h, dans une vie ?
Le plus dur, ce sera de prendre le rythme : premiers matchs de poule dès la première journée : bien qu'y étant nous n'y sommes pas : on se fera balader par des Grecs puis des Belges et comme bien souvent quand on déjoue quelqu'un dit : "notre véritable adversaire, c'est nous".
On fera ce que font les professionnels de l'interview d'après-match : on "aura à cœur de mieux faire", on évitera les erreurs "qui se payent cash", on "se dira les choses en face", jusqu'à pouvoir "hausser notre niveau de jeu" (comprendre donc qu'on est à la ramasse).
Ceux qui n'ont pas la gnaque (de l'occitan "avèr lo nhac") sortiront, ceux qui l'ont savent se sentir investis d'un courage qu'ils n'ont pas ; c'est très testostéroné ; puis plus ; ça retombe dans une forme de pâleur ; on craint de sortir bredouilles de ce tournoi, sans victoire.
Pendant un match on est contre : contre l'adversaire, pour commencer, mais aussi contre les lignes de force du terrain : et moi demi-centre je serai au centre de ça : les lignes de force vont à moi, de moi viennent : si je ne suis pas à la hauteur c'est toute l'équipe qui plie.
De fait, durant ces premiers matchs, je joue contre moi-même, je ne sens pas la passe, je suis derrière mes appuis, en retard sur l'ombre des autres : je serai donc une ombre, aussi.
Léo viendra me voir un moment (ne semblant pas réaliser combien son corps bouillonnant de vie est un miracle pour qui sait comment son corps finira quelques jours plus tard) pour me dire de continuer à lui faire la passe, quoi qu'il arrive continuer à croire en sa ligne de fuite.
Un genre de pacte peut-être, voilà de quoi il s'agira.
Je tiendrai ma parole.
Et même plusieurs mois plus tard, longtemps après sa mort et la dissolution de ses cendres sur la surface d'un mégalithe, je tiens toujours parole : sans doute est-ce même ce que je suis venu faire là, qui sait, dans ce pays, et loin de tout : croire en sa ligne de fuite.
Léo ne sera pas seulement "vif" ou "vivant", il sera la fluidité du mouvement, il sera la trajectoire en personne : rarement quelqu'un aura pu aussi bien que lui aimanter la passe comme il savait le faire, amener la profondeur à vriller, aller dans les obliques.
Ou alors le contraire : feindre le faire pour amener le bloc adverse à s'étendre vers lui, venir jusqu'à la ligne quand au dernier moment, après la passe opposée, il privotera sur ses appuis pour revenir à l'intérieur, appelant avec un coup d'avance un autre renversement d'aile.
Au-delà de toute question de vitesse, d'accélération ou d'appui, son corps était du genre à dilater le mouvement de l'autre, de sorte qu'en se déplaçant il sera capable de créer l'espace nécessaire à la dissolution des lignes opposées (encore une histoire de lignes, donc).
Manifestement, c'est lui qui nous tirera vers le haut lors de ce troisième match où l'on est lent à monter en régime : courses externes, tirs sur l'extérieur, trajectoires flottantes et/ou tendues, mouvements me permettant de fixer le but et lui de prendre l'intervalle libre...
Le plus souvent, quel que soit son côté de prédilection (quand il change), on pèsera vers lui.
Certains adversaires diront ce jour-là que Léo est "un mort de faim" et si c'est vrai j'ignore sur quoi (ou qui) porte la dévoration qu'on lui prête : eux, nous, lui, le jeu lui-même, l'espace autour de lui, le peu d'heures à présent qu'il lui reste à vivre parmi nous.
De fait, la faim sera sur nous alors, en nous même : on mange comme trente quand bien même on est douze, il y a de la chair et du sang dans nos assiettes (sauf celle de Léo), tout est carné dans ce que l'on fait ou fera : l'énergie de nos muscles vivants provient d'animaux morts.
Ça n'aura rien de chamanique en vrai : rien à voir non plus avec le vampirisme : c'est de la pure consommation sans âme : des protéines agrémentées de sucres (lents) pour que le jus circule en nos veines et artères.
Fatalement comme souvent quelqu'un dit "on est ce qu'on mange" et tous on regardera le contenu de nos auges : est-ce de l'anthropophagie à quoi l'on s'adonne ?
Vaste question.
Et puis, il y aura un quatrième match, gagné lui aussi, nous aurons de plus en plus confiance en notre jeu, de plus en plus de fluidité dans nos mouvements, un courant conducteur nous anime, nous irrigue et nous nous comprenons.
Ce qui traverse nos corps sous la forme d'un voltage au sens figuré ne tardera pas à se répandre sur le monde au sens propre : un orage très électrique éclate, chargée d'une pluie fine presque pierreuse, grésillante presque quand elle nous touche aux épaules ou au cuir chevelu.
Léo dira trempé, sous cette eau qui n'est pas que liquide mais prend déjà la forme de sa métamorphose en glace, qu'il ne parviendra pas à savoir si le contact du grésil ou des grêlons provient de l'intérieur ou de l'extérieur de son corps.
J'ai ma petite idée sur la question.
Nous nous sécherons aux sèches-mains d'un fast-food, d'un pub ou d'un restau, trois par trois dans des chiottes propres, quatre fois chaque groupe de trois, une fois à douze pour entrer et sortir, commander à manger entre, manger et boire aussi, puis payer et revenir à la nuit.
C'est très mathématique, en vrai, d'être ensemble.
Ce soir-là, nous serons la veille de sa disparition : je n'aurai qu'à tendre la main pour l'atteindre : je n'aurai qu'à ouvrir la bouche pour lui dire : quoi faire : quoi ne pas faire : comment rester en vie : quelques mots suffiraient et pourtant je ne dis rien.
Le vrai drame de la mort des autres n'est pas qu'elle se soit produite dans le passé mais qu'on ne parvienne même pas à la faire différer dans le ressassement présent du moindre de nos souvenirs.
De sorte que c'est une loi mathématique encore : plus je pense à Léo, plus il mourra.
Plus je me referai le film dans ma tête et moins il trouvera le temps de me dire ce qu'il ne sait pas dire depuis X semaines ; j'ai envie de l'attraper par les épaules, de le secouer, ou juste de ménager un genre de territoire pacifié, propre à faire sortir une parole, mais non.
Vaut-il mieux mourir sans avoir tout dit à ceux qu'on aime ou alors le contraire, vaut-il mieux tenter de survivre sous la forme d'une énigme à résoudre que personne ne saura résoudre ?
Peu importe, à ce stade.
"Omnia mors poscit", quelque part.
C'est ainsi.
Le lendemain, là, dans le matin violacé, électrique, beige, encore humide des grêles de la veille, après avoir dressé le plan de la journée venante (gagner le huitième de finale au matin, gagner le quart l'après-midi, "rester en vie" pour le jour suivant (sic)), tout se délitera.
Nous douze, donc, nous forgerons un pacte : "pas perdre" : non pas ne pas mourir mais ne pas perdre : et au final non seulement on a perdu (ensemble) mais l'un de nous est mort (seul), preuve que l'équipe sera sur le point de se fendre.
Quelqu'un (plusieurs fois) dira la phrase "la victoire, tout pour elle" (ou quelque chose comme ça).
D'autres auront des discours de mecs surmotivés aux dires survitamités, aux veines des tempes proéminantes, et si je fais corps quelques fois avec eux je fais corps sur courant alternatif, mon attention retenue loin de tout ça.
Il se peut que déjà je pressente.
Ce sera la jonction du futur avec le présent (ce qui nécessairement ne cesse de se produire en permanence à tout instant du jour et de la nuit, quand on y pense).
Il suffira d'un geste simple pour matérialiser cette légère bifurcation de soi en soi : se prendre le pouls carotidien de la main gauche tout en tenant la droite (ou le contraire) serrée, de manière à le sentir à deux endroits différents : dans la gorge et dans les doigts.
Je ne sais pas ce que ce temps de latence dit de nous : un genre de ping corporel, qui sait.
Genre de signal envoyé de part et d'autre du même corps pour certifier qu'il est un et non mille, épars, disséminé dans X centimètres carrés de membres, os, nerfs, organes, membranes et même, donc, au bout du compte, pulsations sanguines.
La même pulsation sanguine, mais plus sanguine encore, plus sauvage en tout cas, plus frénétique sans doute, qui m'amènera à projeter mon être d'un point à un autre du terrain combien de fois par minute et combien de minutes au cours de ce match, un huitième de finale, âpre.
Nous gagnerons.
Nous "resterons en vie" dans ce tournoi sans importance (pourtant la chose la plus importante de notre vie pendant trois quatre cinq jours).
Nous choisirons de nous fondre dans un tumulte de respirations, de semelles crissées sur le revêtement, de rebond du ballon sur le sol ou même nos membres, de nos voix à voix haute pour exiger le replacement des autres ou le contraire : la projection pour l'extension de l'équipe.
Quant à la présence du public, elle sera quasi nulle, comme souvent lors de ces confrontations entre amateurs, qui plus est dans des sports considérés de seconde zone, loin de la clameur de ceux où l'argent fait plus de bruit que les corps.
Le quart de finale suivant sera notre dernier match à tous points de vue : dernier de la compétition (une défaite), dernier de l'équipe (disloquée), dernier pour Léo (mort bientôt) et dernier match de hand que je jouerai jamais (mais personne n'en sait rien encore).
Malgré notre application à tâcher de prédire ou du moins prévoir l'avenir en faisant des plans sur la comète et en élaborant une sorte de stratégie tactique, rien ne se déroulera comme prévu.
On se fera laminer par l'adversaire, qui joue vite, sec, qui brutalement nous étire, qui nous marche dessus, qui ne fait pas de sentiment nous voyant mal et piètres (nous ferions la même chose à leur place sinon pire).
À la mi-temps serons menés de six buts et rien n'a fonctionné : nos arrières droit et gauche n'ont pas d'espace pour s'exprimer et je suis comprimé au centre, assez pour ne pas trouver d'angle à mes passes.
En deuxième mi-temps nous tenterons la métamorphose stratégique de la mort, sauf qu'au lieu de devenir pour la chenille papillon nous mettrons juste en place un genre de deuxième pivot qui jouera le rôle d'électron libre pour niquer leur défense en zone (au début ça fonctionne).
Nous remonterons assez au score pour nous replonger aussi sec dans le match ("ensemble, tout sera possible", sic) ; pas assez pour les faire douter eux.
L'espoir osera renaître, mais l'espoir n'est qu'une donnée chimique qui fait son chemin dans les cercles du cerveau, pas une protéine ou un sucre capable d'alimenter nos muscles en énergie, lesquels commenceront l'étape de la fermentation menant à l'alourdissement de nos membres.
Nous sombrerons alors en nous dans les cercles de l'acide lactique qui nous changera dans les jambes non l'or en plomb mais presque : le sang en ça.
L'alchimie du joueur de ballon rencontrant ses limites ; l'expiration des derniers grammes de sa jeunesse avec le CO2 ; la fonte des idéaux naïfs couplés au sport ; la déliquescence de ses rêves le long de la colonne, s'évacuant de ses pores avec la sueur.
Et ainsi de suite.
Façon de dire que nous irons comme le dit le générique de cette série fameuse (ou pas) "au-delà de l'extrême limite", tâchant autant que faire se peut de passer outre la douleur, de tenir bon, de (comme disent les commentateurs de sport bien mécaniquement) "dépasser la fonction".
Plus que des personnes ou des êtres, nous serons donc (comme souvent dans cette vie moderne) des rouages.
Nous ne serons pas les seuls à souffrir : tout le monde souffre : l'adversaire souffre : le peu de public à nous voir en bordure de terrain souffre : l'arbitre souffre : l'espérance de vie qui irrigue encore le corps de Léo, sans pour autant souffrir, se réduit à rien.
On reviendra à un but d'écart à une minute de la fin du match, c'est un suspens insoutenable, même nous nous serons ça, insoutenus, les cordes lâchent les unes après les autres en nous, les tendons menacent eux de rompre, on sera plus qu'à la limite, on sera en apnée.
C'est quoi, dans une vie, une minute ?
Pour ne pas avoir les yeux sur le chrono j'irai jusqu'à faire survenir les chiffres dans mon esprit : soixante secondes de bestialité pure, c'est-à-dire de mouvements fondus dans l'instinct du joueur, ne pensant plus : faisant, ne bougeant plus : dansant.
Je compterai, quoi.
Pour conserver le résultat, il leur aurait suffi de jouer la montre et de ne pas se livrer en face mais en face ils se livreront : il suffira d'une interception près de notre propre zone : d'une transversale lumineuse (pas de moi), d'une course parfaite dans l'espace de Léo et...
(Le tout dans la tension du compte-à-rebours mentalement s'écoulant : 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, etc.)
... voilà que notre survie à tous dans cette compétition dépend d'un ballon de 58cm de circonférence arrimé à cinq doigts de la main de Léo qui s'apprête à gicler de son être en même temps qu'il plane à bout de forces au-dessus de la zone adverse.
Là, si le temps suspendait réellement son vol, Léo resterait vif et vivant à jamais dans cette photographie de lui, donc, oui, envolé.
Je garderai longtemps cette image de lui en suspension en l'air : le pied prenant appui hors de la zone, le corps parti de l'aile se recentrant vers l'intérieur, le saut pour rabattre le tir en le croisant assez pour qu'il aille fuir le gardien et finisse dans le soupirail.
Il faut savoir que si ses ailes étaient de cire, la chaleur des projecteurs du gymnase ne sauraient pas les lui faire fondre : il restera dans mes souvenirs comme celui qui échappe à l'attraction terrestre sur un tir.
Et voilà comment nous gagnerons notre ticket pour une prolongation de deux fois cinq minutes.
Nous cracherons nos poumons le long des lignes pâles, et qui peut dire alors ce qui sort de nos bouches : du souffle, de la voix, du gaz carbonique, le désir à l'état pur ?
Quelqu'un dira : "il faut garder l'œil vif" (oui !), quelqu'un dira : "bien sûr qu'on est capable" (oui ?), quelqu'un boira au goulot d'une bouteille plus d'eau en une minute que le reste de sa vie en vingt ans (lui : Léo).
On lui verra la carotide battre à la gorge, la temporale à la tempe, la tibiale postérieure à la cheville : la vie l'irrigue encore : bientôt le sang viendra à lui manquer.
On échangera quelques mots, paroles non pas gelées mais liquéfiées entre nos lèvres ouvertes mais pour quels sons, pour quelles syllabes, quel sens, je ne m'en souviens plus : je vais tout oublier.
À ce moment-là de nos vies, nous n'aurons plus que l'oxygène en ligne de mire (et tant pis pour le reste).
Pendant, ils nous toisent : ils ont le corps parfaitement alimentés en air, eux : ils sont sereins voire plus : on les voit pour la première fois de nos vies tels qu'ils sont, là : alignés : invincibles : c'est des bouddhas mis de face : l'âme dans l'œil une mer d'huile.
Quant à moi, à ce niveau de déshydratation, l'eau c'est plus de l'eau, c'est le sucre de l'eau, et j'en sens la fraicheur slalomer dans tout l'espace et la torsion de mon corps :

"Mon livre n'est pas un roman 'en brochette', mais 'à grouillement' et il est donc compréhensible que le lecteur soit un peu désorienté." (Pasolini)
Au centre du terrain nous nous rassemblerons une avant-dernière fois, les mains de chaque sur les épaules de l'autre, jurant que nous allons gagner, sans savoir que nous avons déjà perdu.
Il y aura un instant de suspension avant que le match reprenne, nous serons bras ballants dans notre moitié à attendre que tout se remette à bouger (et tout bougera bientôt) mais d'abord : c'est en nous que tout bouge.
Puis, ce sera la désillusion lente, mais brutale : nous ne sommes plus que l'ombre de nos ombres et eux, en face, l'adversaire, ils savent aller, passer, tirer plus vite que leurs ombres à eux : nous sommes battus avant même d'entamer le combat.
Et pourtant on saura se faire violence : l'eau coule, laissant dans nos sillages des preuves de la machinerie de nos corps.
Ce ne sera pas totalement inefficace, ce sera insuffisant, et vite nous nous retrouverons menés, "menés" comme dans la phrase "menés comme des chiens" ou "menés par le bout du nez" ou, etc.
Menés de cinq buts à la mi-temps d'une minute, laquelle précède une seconde prolongation de cinq encore, et ce sera cinq buts, même punition, si bien que du coude à coude de la fin du temps réglementaire nous finirons laminés dix (plus une) minutes plus tard et c'est la fin.
La voilà notre défaite : le voilà le dernier match de Léo avant la mort : le voilà le dernier match de ma vie (sauf que personne n'en a encore conscience).
Avant cela, il y aura bien quelques réactions de notre part, il y aura bien des tirs externes et mal croisés de Léo, il y aura des passes approximatives ou trop longues, il y aura quelques duels glanés et la "chaleur" du gardien adverse qui sort tout, qui prend toute la place.
Rien ne rentrera.
Nous sommes maudits, les corps carbos, nos paupières tombent, la peau émane, une fumée monte, les jambes et les bras pèsent, eux marchent sur l'eau tandis qu'on coule ; le coup de sifflet final viendra nous sauver de notre propre naufrage.
Derrière, ce sera l'habituel hiatus émotionnel entre le corps du gagnant et celui du perdant, et puis l'inévitable poignée de main amie (mais néanmoins amère).
Nous quitterons le gymnase hébétés, chacun de nous douze traversant un hall tout en verrière, oblong (le verre sait magnifier la lumière), Léo devant et moi loin, non : l'un à portée de bras de l'autre mais ne nous touchant pas.
Personne ne parlera, tout se dira en nous, les mots seront donc tus tout en ne l'étant pas.
Si l'on choisit de faire bloc, d'être ensemble, de rester douze, c'est par faiblesse et/ou lâcheté : n'avoir pas à s'entendre dire à voix haute à autrui (et donc de même à nous) "je m'en vais".
Personne ne reprochera rien à personne (tel geste, tel mouvement à contre-pied, telle incompréhension, telle faute de synchronisation, tel manque d'énergie ou de jus dans les jambes pour faire l'effort de plus) mais tous nous ressassons tous nos temps faibles.
Nos pas nous porteront là où la rivière s'écoulant draine des reflets dans sa robe qui sont et en même temps ne sont pas les nôtres.
On regardera passer ça sans rien faire pour aller contre le déferlement du temps qui passe.
Bref : quelle merde.
On ingérera des trucs sans y penser, le regard loin, les pensées sombres, l'air assomés par quelque chose de plus lourd, de plus noir, de plus massif que nous.
On s'interrogera mutuellement sur la question du lendemain (départ prévu le surlendemain, après la demi, la finale, donc) : que faire de ce laps de temps en plus sinon attendre que le vol low cost nous remporte là d'où nous venons ?
Certains diront vouloir assister aux matchs restant (Léo pas, moi pas, d'autres pas) ; Léo proposera d'aller à 95 miles de là au nord (mais comment ?), soit deux heures de route, à Hill o' Many Stanes sans préciser pourquoi ("ensemble d'environ 200 pierres mégalithiques levées").
Certains (dont moi) diront que ça leur est égal, quoi faire ou ne pas faire d'un temps imparti avant le départ : ça n'a aucun sens de se trouver ici après une défaite (Léo objecte mais je ne l'écouterai pas objecter, trop occupé à m'imaginer disparaître).
Tout alors alentour me paraitra blême : la ville elle-même, les gens en sens inverse, la figure de ces gens, les yeux dans ces figures, les pupilles les rétines les iris les paupières, les vaisseaux de satin rouge laissant le sang faire sillage dans l'orbite des blancs d'œufs.
Fermer les yeux ne résoudra rien car en plus ça parle : le son nous vient par vagues, les bruits de la rue montent, le pas des quidams sur le sol saura claquer puis rebondir jusqu'à nos tempes et tympans, de sorte que la ville, même soustraite à la vue, en notre esprit s'immisce.
Les odeurs aussi : elles vont ; les lumières électriques : elles rayonnent ; le contact du vent ou de l'air sur de la peau émergeant du textile : tout convergera vers un faisceau de sensations qui, on dirait, paranoïa aidant, vise à me nuire.
L'un d'entre nous dira qu'il faut faire corps, bloc, rester une équipe et ensemble, profiter du temps qu'il nous reste (sic) dans cette ville : "on est vivants (sic sic), prouvons-le" (je suis contre).
Quoi qu'ils disent, je serai contre.
Je serai contre la dynamique de groupe, je serai contre rester seul, je serai contre le bavardage, je serai contre ressasser pendant mille ans des passes bafouées, des actions mortes-nées, des parodies de mouvements, je serai contre que Léo me parle car "ce n'est pas le moment".
Sans savoir que ce ne sera plus jamais le moment.
Sans savoir que c'est mort : il ne pourra plus dire ce qu'il ne sait pas dire, depuis bientôt un an qu'il sans doute l'éprouve sans jamais le formuler à voix haute.
Dire à quelqu'un qu'on l'aime, ça nécessite l'écoute de l'autre à l'autre.
Quand bien même c'est absurde, quand bien même c'est non partagé, non ressenti, non réciproque.
Pour ce que j'en sais il n'en allait rien dire : c'est moi qui en suis à projeter sur le blanc de la mémoire un film tissé en couleurs (alors qu'à l'intérieur du corps, les émotions circulent dans un liquide binaire cousu de noir et blanc dans ce qu'on appelle des nerfs).
Une fois que la nuit aura sombré dans un de ces bleus dont elle a le secret uniquement sous d'autres latitudes que les nôtres, nous nous séparerons.
Léo et les dix autres vont dans un sens, moi de mon côté seul je ferai sécession d'avec les douzes.
Je ne ferai rien d'extravaguant de mon temps seul : seul je regarderai l'eau suivre : suivre le fil de l'écoulement du temps.
Si l'on sait se pencher suffisamment bien, et dans le bon sens, on pourrait presque voir venir le passé ou le futur en aval, en amont.
Ici, ils roulent à gauche, alors comment savoir dans quelle direction quelle extrémité rechercher ?
Je lancerai quelques cailloux pour faire des cercles : des cercles, c'est à ma mesure.
J'ignore tout à fait que là, au même moment, quelqu'un comme Léo me cherche.
Il ne me trouvera pas.
Et ce sera la dernière fois qu'il sera vu de nos yeux vu par aucun d'entre nous.
Au réveil, le lendemain, je serai seul dans un dortoir de quatre, il sera midi presque, j'aurai dormi mille ans, sans souvenir ni de la nuit ni de la veille, avant que la veille me revienne par bribes, manifestement hangoverées, fruits sans doute d'excès déçus et un peu tristes.
C'est ce qu'on me dira, du reste, chaque fois qu'on me croisera pour ces quelques prochaines heures, une suite de trois syllabes compatissantes : "hangover ?", et alors derrière tout le monde aura le remède miracle à mon mal à me tendre, quand bien même je n'ai rien demandé.
Pourtant, je verrai comme pour la première fois de ma vie parfaitement clair : limpidement les lentilles dans les yeux se sont bien alignées, l'autofocus se fait, le cristallin huilera bien ses deux faces convexes, tout est si net que X larmes viennent pour lubrifier le globe.
En marchant juste dans la rue tout me viendra, j'irai fouiller derrière la vitre ou les fenêtres dans la vie intime des gens, j'userai tout simplement de mes yeux pour étendre au maximum le domaine de mes sens, je me réinveterai dans le regard, si la chose est possible.
Là, dans une maison morne, un homme nonagénaire et nu, de face, se curant les oreilles avec un coton-tige.
Plus tard, derrière la même vitre, une femme nonagénaire et nue aussi, retournée quant à elle, pissant hors champ l'air accroupie dans une bassine.
Ici, dans quelque terrain vague, X adolescents blafards, torses nus, scoliosés, de dos regardant disparaître au loin un ballon de plage bleu qui se confond avec le ciel.
Plus loin, un runner ayant runné, suant, le corps couvert de lycra ou d'élasthanne, s'apprêtant à s'allonger par terre : il y fera des pompes mais comme un paralytique.
Dans telle rue tel chien boitillant de la patte avant droite ou gauche, quelque grain de sable sans doute coincé entre deux coussinets, le pelage 4 ou 8K tellement fin que valse dans ses textures le balancement de ses X milliards de polygones seconde.
Plus près de moi quelqu'un, sombre, mal rasé, l'implémentation de sa barbe lui cerclant sur la peau des formes chirales assimilant sa joue à la coquille d'un escargot, lequel serait senestre et non dextre si l'on se fit au sens de rotation de sa spirale ; rare donc (1 sur 20000).
Peu ou prou regarder le monde en ultra haute définition : le scintillement que c'est lorsque chaque détail bruit, répondant à l'impact des rayons du soleil sur lui.
Tout mon corps sera lent, alourdi, engourdi par un résidu d'ivresse de la veille, d'un peu de nuit déposée dans le creux de ma boîte crânienne qui ne se serait pas évaporée à temps avec la venue du jour ; tout mon corps sauf mes yeux, donc, qui eux seuls dansent dans le marasme.
Marcher juste dans les rues d'une ville, cette ville, ce sera faire l'expérience d'une rupture de gravité au sein du même organisme : tous mes membres sont gourds, pèsent une tonne, sauf le réseau de l'œil et les nerfs afférents qui lévitent.
J'ai beau être lent et nauséeux, j'aurai une place dans le monde, ce qui n'est pas rien : j'avance : ou alors le contraire : je vois la ville se rapprocher de moi, comme dans les jeux de course d'il y a mille ans où c'est le décor pixelisé qui avance et le point fixe la voiture.
Ici, des cyclistes dans un faux plat montant qui se rapprochent au ralenti tandis que moi je glisse sans pour autant battre des jambes pour avancer.
Là, des mômes de onze ans qui regardent en meute et sur l'écran d'un téléphone portable tenu dans l'une de leurs mains "Dernier train pour Busan" en se tapant le cul par terre.
Les zombies les font rire.
Bien à cent mètres de là, un homme un peu précieusement mis au niveau de ses frusques sur un banc et qui lira, dans une édition grand format de 700 pages, la phrase "Milliers et milliers de gros immeubles en ciment posés sur le désert couvert de neige" (et alors là : un rictus).
Quatre mecs de mon âge dans l'habitacle enfumé d'une voiture à proférer des paroles inaudibles et à rire : la substance qui s'échappe des portières sous la forme de liquide blanchâtre mais gazeux sera sujet à suspicion de celles et ceux qui l'abordent.
Tout le monde les regardera torves mais eux au moins ils vivent.
Ils ont manifestement dépassé le stade des zombies, eux : les zombies ne leur suffisent plus : ils auront besoin d'autre chose : de violence et de pornographie, de films de série Z où des femmes enceintes se font manger le cervelet à l'ongle par des gorilles albinos de 6 tonnes.
Enfin, c'est une image.
Derrière moi, une dame pleure, son œil soumis à l'aléa de l'air en lui, contre et autour, de la pression atmosphérique aussi, à moins qu'une peine de cœur ou une arythmie passagère ne lui tire sur le nerf optique, auquel cas elle pleurera que le vent souffle ou pas.
Aussi, des gens lambda s'avancent : la poussière qui se déposera sur leurs épaules provient des squames claires arrachées au cuir chevelu par un champignon X ou Y, les fils d'argent laqués remuent au vent, preuve que le bulbe manque de mélanocytes quelque part.
Quand on cherche à faire se croiser le faisceaux de nos yeux ils esquivent, quelque chose comme une peine, une pudeur presque, les amènera à opter pour le sol : leurs ombres sur le sol, leurs pieds foulant ce sol, la semelle appuyant, le talon tapotant, le bruit qui monte...
Je marcherai sur de l'asphalte au ralenti, des mesures de violoncelle en moi venues d'où donc, nauséeux mais vivant, lévitant presque, arrogant comme dans une pub merdeuse pour un parfum de chiotte ("dans Dior, explique Bernard Arnault, on entend à la fois Dieu et or").
J'aurai honte que Bernard Arnault fasse ainsi irruption dans mes pensées en public, me disant : "si ça se trouve me croisant, me voyant, les gens savent" et "qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?"
Le moins que l'on puisse dire, c'est que je ne serai pas au bout de mes peines.
L'équipe au grand complet est à l'approche et je verrai tout d'eux : chaque cheveu, chaque fibre textile, chaque pigment à leur ombre, chaque point de mélanine teintant la carnation des peaux, jusqu'à la salive allée avec la langue à l'ouverture des bouches.
Je verrai tout d'eux sauf ce qui saute aux yeux des mortels : juste, la sale mine qu'ils me font, la grimace, le dégoût, l'incapacité de tenir un regard, cette façon de louvoyer, piteux, et surtout ça : l'équipe ne sera pas au complet : il manquera Léo et il manquera moi.
Ils me diront maladroitement ce qu'ils savent (c'est-à-dire rien), me croiront momentanément disparu, (ne suis-je pas bien vivant devant eux ?), reprendront confiance à ma vue (mais pourquoi ?), Léo, introuvable depuis la veille, sera donc avec moi (pas du tout, je suis seul) ?
Ils seront inquiets et anxieux, ce qui ne sied pas à une équipe de dix âgés de vingt à vingt-trois ans : "rien ne pourra nous arriver", dis-je, encore enivré de ce qui dans le sang se disperse, molécule par molécule, et altère ma perception de tout, reliquat de la nuit passée.
On me mettra une main sur l'épaule, la nuque ou l'omoplate après que j'ai vomi précisément ce peu de nuit passée qui me tenait lieu de pensée ces dernières secondes, minutes et heures.
Une fois la tête de retour à sa place, le corps en position debout, le buste aussi droit que possible, l'oreille interne s'en mêlera, fera tout tanguer bien, un mal de mer sans elle, des pointillés dans les yeux presque.
La tension artérielle sera trop faible pour que le sang suive et puisse gicler jusqu'au cerveau en quantité suffisante alors c'est la crépitation, l'instable, ça : le vertige.
Le retour à la normale, sous l'œil inquiet des coéquipiers, se fera au prix de ma nouvelle vision de luxe, qui n'aura duré donc que l'espace d'une marche dans la ville et encore : tous ces détails foisonnants que je distinguais quelques secondes plus tôt, ils me seront retirés.
On voudra savoir ce que j'ai mais je n'aurai plus rien, c'est bien ça le problème : quelle que soit la substance ingérée dans la nuit (et comment) m'ayant ainsi dilaté la pupille, elle est partie dans le flux avec la forme de ma bouche et elle imprègne le macadam, là.
Je dirai que mon trouble est issu de la chimie que j'ai dans le corps, ce qui est à la fois une chose bien maladroite à dire à quiconque et l'expression d'une vérité indéniable.
Peu importe : on ne m'écoutera pas : je dois savoir où est Léo (non) : mais j'ai passé la soirée avec lui, pas vrai ? (non) : mais il est venu à ma rencontre la veille (non plus) : mais on m'assure que si (mais moi, je ne l'ai pas vu) : personne ne l'a vu depuis la veille (etc.).
À en croire les dires de l'équipe, Léo "hier a fait demi-tour" et a quitté les dix pour revenir en direction de celui qui voulait rester seul (ce sera moi, quand je faisais des ronds dans l'eau en y jetant des pierres pour que le flux de l'eau se fende et, oui, il s'est fendu).
Au fond c'est une opération mathématique : nous étions douze : moi je me suis défait d'eux : eux onze ont continué jusqu'à ce que Léo les lâche : dix de leur côté, donc, avec deux électrons libres qui ne se trouveront pas : et là donc l'un d'entre eux est perdu (et moi pas).
Il ne répondra pas aux appels ni aux messages, il ne donnera plus signe de vie à compter de maintenant, il a fait demi-tour pour venir me trouver sans que personne ne sache pourquoi : s'il avait quelque chose sur le cœur à me dire il ne le pourra pas (voilà les faits).
Il est absurde de considérer que Léo n'ait pas pu me trouver là où j'étais la veille : je n'ai pas bougé de ma rive, et la rivière n'a pas varié de son axe : il n'aura qu'à marcher en ligne droite, qu'à suivre l'écoulement des eaux, qu'à le vouloir.
Pendant une fraction de seconde, j'en viendrai à me demander si Léo n'a pas pris cette nuit-là la forme, infime, d'un caillou triste que j'aurais jeté dans le noir de la Ness.
Non.
Et, non, je ne dirai rien de cette pensée, je me contenterai de regarder au loin là où l'air ambiant prend sa source ou du moins semble le faire, jusqu'à ce que l'humectation de l'œil y jette un voile de larmes qu'on mésinteprétera pour de la peine ou, pire, de la culpabilité.
Ce sont des coéquipiers, l'équipe au grand complet moins deux âmes (moi et Léo, Léo et moi), des frères d'arme presque, ils ne mettront donc pas ma parole en doute, mais ils voudront l'entendre : qu'ai-je fait au juste seul, toute la nuit passée, dans le dos d'eux dix ?
Il me sera difficile d'admettre à voix haute que je n'en sais rien, qu'aucun souvenir ne m'en reste, qu'entre le moment où je vois les cailloux s'enfoncer dans l'eau sombre et celui où j'émergerai à la lumière du jour à midi passé, une fraction de seconde semble s'être écoulée.
Mille ans d'une nuit opaque feront peser tout le noir de mes yeux (la pupille) vers le bas.
Une fraction de seconde, mille ans, quelle différence (on ne compte pas quand on ignore qu'on est aimé) ?
Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on accueillera mon amnésie avec circonspection.
Il y aura des regards lents sur moi.
Cela se verra que l'on pense.
Personne n'osera dire tout haut ce que l'on soupçonne bas : une forme d'insincérité de ma part.
Et alors patatra : sachant qu'ils croient que je mens, bien que ne mentant pas, j'aurai la sensation de leur mentir.
Impossible dès lors de les regarder dans les yeux droit.
Eux se diront sans doute qu'il y a anguille.
Anguille ou X poissons serpentiformes, tel par exemple le Brachysomophis cirrocheilos (qui peut atteindre jusqu'à 160cm d'envergure, ce qui n'est pas rien).
Aucune de ces bestioles ne garnira les eaux de la Ness qui a, semble-t-il, englouti tous mes souvenirs la nuit passée, me laissant vide et vidé comme un poisson, justement, après l'irruption dans sa chair du couteau sur l'étal.
Bien que ce soit une aberration chronologique, je repenserai à ce moment encore non-advenu, le long non de la Ness mais de la Clyde, là où l'odeur des éventrements pique :

Je ne trouverai aucune réponse à mes questions en regardant l'eau faire ce qu'elle sait faire de mieux (vivre), sans doute car je ne me pose aucune question ce faisant (la pensée, l'eau la boit instantanément).
Nous passerons le gros de l'après-midi à attendre devant nos téléphones que l'un sonne (non), à attendre devant les caravanes de la Guest House où l'on loge que Léo revienne (non), à nous demander s'il faut prévenir quelqu'un et si oui qui (les flics, le consulat, sa famille).
Non, rien n'arrivera : rien : nous attendrons dans le vent que la rotation de la terre nous arrache aux lueurs du soleil, qui lui-même tombe dans le vide intersidéral depuis des éons, et que nos corps ne peuvent que suivre, à jamais solidaires de la planète qui les a vu naître.
Encore une histoire de cailloux...
Qui préviendra les flics et quand, au fond peu importe : nous serons simplement écoutés par des oreilles à eux, interrogés par des bouches à eux, nos expressions faciales scrutées par des yeux enfoncés dans des figures à eux qui nous font face et qui semblent, aussi, compatir.
De fait, la disparition de Léo sera prise très au sérieux.
Dans notre monde étrange, il vaut mieux n'être pas trop présent ni visible ; pour autant, disparaître est interdit.
Naïvement, ce qui nous inquiètera le plus dans l'intervention précoce de la "Poileas Alba" (Police Service of Scotland), c'est moins une forme de suspicion à notre égard que le retour prématuré de Léo himself, prouvant par sa présence la futilité du recours aux forces de l'ordre.
On nous recommandera de rester près de nos téléphones au Guest House pour le cas où il referait surface au seul lieu de la ville lié à lui et nous passerons notre temps à regarder les silhouettes venir (non, aucune n'est jamais la sienne).
Nous sommes censés quitter la ville le lendemain pour une autre au sud d'ici à trois heures de route et un aéroport qui nous amènera dans un cigare d'acier à bas coût à traverser via l'espace aérien la Manche, puis l'RER francilien jusqu'aux réseaux ferrés qui desservent le sud.
Rien de tout ça n'adviendra, du moins pas à l'heure dite.
"Une heure est un trou", a écrit quelqu'un un jour, "où s'amasse un temps qui n'a pas de succession".
Nous serons englués dans le vortex de cette heure interminable, les paumes sous des mentons râpeux, des coudes sur des genoux en jean, en toile et/ou en matière synthétique pour le sport.
Nous serons ça : tendus vers l'espoir que quelque chose se passe, qu'une irruption se fasse, en nous ou hors.
C'est là (l'espoir) tout ce qui nous restera, bien que nous ne possédions rien.
Quelqu'un d'autre a écrit : "le passé ne revient pas", immédiatement suivi de : "comme je ne veux pas posséder, je ne suis personne" (voilà où nous en serons, tous).
On s'interrogera (des enquêteurs censés trouver Léo, pas rien gratter ma culpabilité possible) sur la nature de ces phrases : qui les a écrites et pourquoi, quel est leur sens, quel sens y-a-t-il à les citer en cours d'interrogatoire, et où étais-je la nuit où Léo me cherchait ?
Ne serait-ce pas ironique : il me cherchait, il a disparu ; nous le cherchons à présent mais malgré tous nos efforts à n'être rien nous ne disparaitrons jamais ?
J'avoue que l'ironie policière me laisse de glace.
Je me contenterai de dire ce que je sais (bien peu de choses, comme tout le monde finalement).
J'imagine bien que l'on corroborera mes dires.
Je repartirai libre (si tant est qu'on le soit véritablement de base).
Si des souvenirs de la (sic) "nuit fatidique" me reviennent, j'aurai dans l'obligation de contacter les enquêteurs pour les leur conter.
J'aimerais que ce pacte s'exprime dans la réciprocité de ceux qui s'y prêtent : que s'ils découvrent quelque chose de ma nuit d'amnésie ils m'en communiquent aussi les détails mais non, ça ne se passera pas comme ça avec les forces de l'ordre, et la vérité ne va que dans un sens.
Rien ne remontera à la surface : la mémoire est plus lourde que l'air, ou que l'eau dont sont faites les pensées stagnantes à l'intérieur de cette boîte noire qu'est le crâne.
Je vais tout naturellement commencer à me poser des questions quant aux actes que j'ai pu commettre sans le savoir durant cette nuit blanche, aux mots que j'ai pu dire et à qui, aux gestes que j'ai pu avoir et à leurs conséquences pour autrui.
J'aimerais assez qu'on hacke des réseaux de vidéosurveillance pour remonter le fil de mes déplacements sur des bandes tristes et muettes, mais je ne sais rien hacker, pas même mes propres rêves ou mes désirs, à supposer que j'en aie.
À défaut de hacker j'imaginerai des choses.
On peut très bien tuer quelqu'un sans s'en rendre compte.
Être un monstre, ne serait-ce qu'une minute, tout le monde en est capable.
Imagine les ravages qu'on peut faire sur le monde ou quiconque en une minute...
Soixante secondes de violence vont défiler dans ma tête et dont mon propre corps en sera l'épicentre.
Je verrai là tout ce qu'il est possible de ne pas vouloir voir.
Ce sera dur de parvenir à garder les yeux fermés sur ça.
Voilà pour la minute.
Que penser alors d'une nuit, voire d'une vie entière ?
Que penseront les autres quand ils me verront à ce point penser ?
Penser fait peur à tout le monde : penser, c'est suspect, et plus à craindre que de ne pas penser, ce qui semble la condition de base pour tout un chacun mais qui constitue en vérité un état très difficile à atteindre : par exemple, là, j'essaierai de ne pas penser (sans succès).
Souvent, on dit qu'en match on a surréfléchi, qu'il ne faut pas trop penser mais agir d'instinct, que c'est le corps qui commande, pas la tête, qu'on ne peut pas concevoir l'imprévisible et que seul l'imprévisible est de nature à prendre l'adversaire à revers.
Que faire quand celui qu'on prendra à revers, c'est soi ?
Avant qu'on m'interroge sur une nuit sans souvenirs, mes coéquipiers (les dix) ont offert de me couvrir : ils croient plus que moi en ma propre innocence mais seront prêts à se parjurer pour une idée qu'ils se font de la solidarité entre membres d'une même équipe.
Je refuserai qu'ils se mettent en danger (et moi avec) à trop vouloir jouer avec la vérité : il faudra tout dire à la police, c'est-à-dire bien peu de choses, et nous en remettre à leur sensibilité (comme à la nôtre).
Aujourd'hui encore, bien des années plus tard, avec tout le recul que j'ai sur tout, et la sagesse liée à l'âge, quand on me demande si j'ai ou non tué Léo moi-même, je suis dans l'incapacité d'émettre un discours clair, une parole rassurante, ne serait-ce que des mots.
J'aimerais écrire comme dans ce livre la phrase "Mais j'ai envie d'en venir aux fleurs" (non, revenons au passé : pendant que je me fais sensiblement cuisiner par des agents de police cherchant à savoir des choses que moi-même j'ignore, l'équipe restante se divisera en deux).
Six resteront au Guest house dans l'espoir que Léo resurgisse ; quatre iront assister à la finale de ce tournoi d'été où nous serons sortis la veille, sans gloire, avant la dissolution du collectif, donc, survenue dans les conditions que l'on sait (comprendre que l'on ignore).
Les effectifs vont donc fondre à vue d'œil : de douze l'équipe est devenue onze, puis dix, là six et quatre et un (moi) qui font onze, plus un absent (Léo) douze, si bien que nous ne savons plus très bien où nous (en) sommes tant nous serons éparpillés.
Léo ne fera pas sa réapparition au gymnase qui accueille la finale : qui gagne qui perd, les six n'en diront rien : les six assisteront à tout et c'est la première fois de leur vie qu'ils voient un match avec leurs yeux sans qu'il leur passe par le corps pour en éprouver l'âme.
Encore faut-il croire à l'âme (le corps, c'est plus délicat).
Si l'on croyait par exemple à la métempsycose, il ne serait pas interdit d'imaginer Léo dans le corps d'une limande, d'un lièvre, d'une limace ; et s'il porte une coquille sur son dos, savoir dans quel sens verse la chiralité ?
Au bout d'un moment, le problème avec la réincarnation, c'est qu'il faut, d'abord, avant de pouvoir y prétendre, eh bien, mourir.
Or pour l'heure personne n'est encore mort.
Le temps que nous ne passerons pas à imaginer la mort d'autrui ou à attendre que le disparu réapparaisse, nous le passerons pendus au téléphone à tâcher de reporter un vol de retour prévu le lendemain pour "cas de force majeur", sans pouvoir pour autant clarifier ce cas.
Les opératrices délocalisées seront circonspectes.
Cette nuit durera bien des nuits.
Les jours qui suivront X jours.
Le temps, c'est un temps long.
Je verrai venir ça de loin : moi seul, à équidistance de Shakespeare et d'Hamlet, fixant les horizons jusqu'à ce qu'un fantôme revienne du monde des morts avec entre les bras son propre corps : celui de Léo, donc.
Et c'est précisément ce qui se produira (je veux dire, la partie sur la solitude, pas rien la survenue des ectoplasmes).
Disons simplement qu'un à un les membres de l'équipe s'envoleront pour retrouver leur vie, moi non : la mienne me sera confisquée, non rendue à ce jour : une parenthèse s'est ouverte : personne ne semble vouloir la refermer : voilà pourquoi je resterai dans cette ville et seul.
Chaque soir je me dirai demain, je disparais ; chaque matin force est de constater que je suis toujours là.
La vie ressemble à ça.
D'autres auraient sans doute renoncé à ce stade, auraient choisi de s'enfouir en eux et/ou elles pour que ce grain de culpabilité qui subsiste (sans doute à tort) s'enterre à jamais dans des recoins tabous de leur être mais moi non, pourquoi ?
C'est plus facile de s'en foutre mais je m'obstinerai : je m'imagine lui devoir ça, à Léo : une patience infinie quant à son retour, ou la vérité sur sa disparition.
Tommy Lee Jones rentrera en scène à peu près à ce moment-là : fatigué mais besogneux, fier et fragile, bourru mais tendre, regard noir et l'œil clair, peau mouchetée (les bulbes de sa barbe), Cheyenne ou Lakota, venu du sud, vivant au nord, buvant le café noir mais son thé lacté.
Lui aussi s'intéressera à la vérité (truth) ; lui non plus ne me croira pas coupable (mais coupable de quoi ?) ; "on a trouvé un téléphone" (il déposera ce téléphone tout éteint entre nous et dans un sachet en plastique pour garantir, j'ai pensé, l'inviolabilité de la preuve).
Le temps d'une ou deux secondes, je croirai que cette mise en scène vise à me faire appeler Léo pour constater la gorge nouée que c'est ce bloc de noir fendu en deux dans sa poche translucide qui sonne mais non : nous savons tous les deux que ce téléphone est, de fait, le sien.
Il ne me dira pas où a été trouvé ce monolithe à l'écran fracturé, si ce n'est que c'est "sur les hauteurs", "à une quarantaine de miles de là" (quelque part, donc, il me dira où).
Je me souviens très bien de tout : nous serons installés sur une table de jardin, les blanches qui réfléchissent la lumière du soleil quand un soleil s'en mêle ; là non ; là ce sera la blancheur du ciel, la réverbération de sa lumière sur la texture des nuages clairs, et bas.
Il me dira être en lien avec la famille, loin à l'autre bout du monde, en voyage, et le consulat de là, et donc moi, moi qui ne suis personne et qui ne sais rien, peu capable de répondre à ses questions, qui regarde d'un sale œil le reflet de son œil sur cet écran laqué, éteint.
Tous deux nous apparaîtrons sur le rectangle noir du téléphone fendu en deux : chacun de part et d'autre de la fêlure : chacun dans son triangle sombre.
Il me viendra l'illusion que les parties de nos traits respectifs sont disséminées aléatoirement dans la forme de nos visages : nez, bouche, dents, oreilles, joues, lèvres, narines, cils, sourcils et, donc, yeux.
C'est carrément cubiste.
Tommy Lee Jones ne fera pas dans les sentiments : "nous (comprendre donc : quelqu'un d'autre que moi) avons extrait de la carte-mémoire une série de photographies prises peu avant la destruction de l'appareil, elles nous laissent peu d'espoir quant à la survie de ce garçon".
Il ajoutera de sa voix tourbée, lente : "nous poursuivrons les recherches avec la même urgence, le même espoir de le trouver indemne, mais il faut se préparer au pire".
Qui ne le fait pas ?
Dès lors, le pire fera son nid dans mon esprit et y prendra ses aises.
Il ne m'a pas quitté depuis.
Il faut s'imaginer le pire dans la tête de quelqu'un sous la forme d'un oiseau aveugle et incapable de se mouvoir, prisonnier de sa sphère sise entre les roseaux du cortex cingulaire antérieur, à la manière des Troglodytes des marais, attendant la becquée du mal être pour enfler.
Chacun porte une telle bête en soi, chacun faisant ce qu'il ou elle peut pour l'amoindrir (la plupart du temps sans succès tant c'est inaccessible).
Le jour où l'oiseau prendra son envol après avoir méticuleusement brisé la coquille du crâne de son bec, nul ne sait s'il est à attendre avec espoir ou bien à redouter dans la peur que le pire se réalise encore (faisant de fait grossir la chose, et alors la boucle sera bouclée).
"Est-ce que tout va bien, mon garçon ?", voudra savoir Tommy Lee Jones en me touchant l'épaule par-dessus cette table de jardin, brisant aussi sec mes cauchemars ornithologiques éveillés.
Oui, non : au fond peu importe.
Il poursuivra en sortant de son chapeau X clichés format A5, manifestement épais voire cartonnés, papier photo haute qualité, lustré, couchage résine à vue de nez de 0,25mm conçu pour offrir "une résolution et une saturation des couleurs maximales" : les dernières photos de Léo.
Du moins : des images extirpées de son téléphone par des techniciens de labo en blouse blanche, fonctionnaires de police cherchant des signes dans la matière plutôt que dans la parole humaine, ce que de toute évidence ne comprenait pas Tommy Lee Jones ici présent, mais baste.
Je me surprendrai à formuler l'interrogation suivante à la vue de ces choses qui viennent jusqu'à mes doigts, dont la surface finira dans mes yeux, prête à être interprétée par eux : comment un appareil si petit a-t-il pu engendrer des photos plus grandes que lui ?
Ce qu'on peut être con quand on pense.
C'est ce que je pense.
En observant attentivement avec mes yeux humains ces photos principalement abstraites, j'en viendrai à m'interroger sur l'intention du chief inspector à me les montrer : sur toutes on ne distingue que des aplats de sombre, X nuances de noir.
Genre de la houille.
"I'm a bit confused" (voilà ce que je répondrai).
"We have reasons to believe", ajoutera Tommy Lee Jones, ou du moins son sosie, suivra toute une série de théories sur l'origine de ces photos et le contexte supposé de leur fabrication.
La plus plausible sera la suivante : il faut imaginer le corps de Léo tombant dans un ravin, son appareil photo mitraillant tout ou partie du terreau de sa chute, comprendre la roche proche, la falaise, le grumeau de la paroi, parfois en gros plan parfois zoomé parfois pas.
Puis le sol.
Je tâcherai d'appliquer mentalement un mouvement linéaire à la chute en alternant puis assemblant ces plâtrés d'ombres et de gravats, en construisant un chemin de fer sobre mais vraisemblable, pensant à celui qui s'abîme tout en n'y pensant pas, voyant froidement l'image venir.
On ne parle pas d'un petit dénivelé : "là-bas il y a des falaises", il faudra en avoir conscience (oui).
"Pourquoi diable a-t-il voulu aller là-bas et seul, de nuit qui plus est ?" est une question qui me viendra également à l'esprit, mais c'est l'autre qui la prononce à voix haute face à moi et non le contraire.
Alors je serai contraint moi de tenter d'y répondre.
La vérité, c'est que cette hypothèse est absurde : à plus de quarante miles de distance, il faudrait près de quinze heures à un marcheur lambda pour atteindre le point où le téléphone sera trouvé.
La vérité souvent se trouble quand on cherche à voir clair dans de l'eau qui ne l'est pas, dixit Tommy Lee Jones qui aura l'air navré de n'être pas capable de parler dans ma langue autant que moi je le fais dans la sienne : il nous faudrait une troisième langue en terrain neutre.
Mais il y aura une phrase que l'enquêteur en chef sera capable d'articuler dans un français parfait, une phrase issue d'un film, non prononcée par Tommy Lee Jones mais par Emmanuelle Riva, disant : "Bien regarder, je crois que ça s'apprend."
Quelque part, chaque jour de sa vie à exercer cette fonction au sein d'un corps de police sera consacré à éprouver cette réplique.
Le temps qu'il passera à s'entretenir avec moi sur cette table de jardin au beau milieu des caravanes privatives du Guest House où je loge semble dévolu à me préparer à l'éventualité de la mort de Léo.
Il n'aura donc pas conscience que l'idée de la mort est en moi depuis l'ouverture de mes yeux ce matin-là, après la nuit que l'on sait.
Une illumination me viendra (j'aurais dû m'engager dans la police) : Léo ne s'était-il pas tout simplement fait voler son téléphone de poche, comme ça arrive tout le temps ?
"Pourquoi, dans ce cas, aurait-il disparu corps et âme lui aussi ?"
Oui, corps et âme ("body and soul"), c'est du moins ce que dira l'homme qui ressemble et à la fois ne ressemble pas à Tommy Lee Jones pour doucher mes hypothèses et, il faut bien le dire, mes espoirs aussi.
Je le revois me dire ça, ses petites narines se dilatant, là comme les oreilles d'un hippopotame.
L'hippopotame me laissera peu après, les bras plus ou moins aimantés sur les blancs de la table de jardin, le noir des photos qu'il m'a montrées infusant dans mon esprit, faisant son chemin jusqu'aux neurones, en moi se mouvant.
Combien de temps resterai-je vissé sur cette chaise en plastique, incapable de faire un geste ?
Le soleil me douchant fera ciller mes cils pour que la lumière vienne et imprègne mes yeux.
Fiat lux sur une table trop blanche.
La réverbération dans toute sa splendeur.
Pendant que la clarté du jour prendra pied dans mes pupilles, avant de se répandre dans toute la boîte crânienne, des milliers de milliards de neutrinos me traverseront, comme quiconque (qu'en penser ?).
Il existe des neutrinos solaires et des neutrinos dits sauvages (qu'en penser ?).
Ils seraient issus du cœur des étoiles ou des trous noirs situés à des années lumière de nous, c'est dire s'ils ont voyagé pour venir nous toucher.
Toute la nuit à venir, partagée dans un dortoir avec trois inconnus aux corps lourds, émanant d'eux sons, souffles et râles, odeurs, je la passerai dans la circonspection de qui se voit confronté dans l'obscurité à une blancheur déconcertante : celle de la table de jardin encore.
Au réveil, une phrase me collera au palais, et impossible de me défaire de son goût : "comment appelle-t-on un œil qui ne cille pas ?"
Voilà pourquoi moins d'une heure plus tard à peine je me retrouverai à attendre au téléphone que la voix du chief inspector sorte du combiné pour qu'il me laisse revoir les photos de Léo déjà montrées la veille : "j'y ai vu quelque chose", lui dirai-je, mettant l'accent sur "vu".
Voilà pourquoi je remonterai Longman Road jusqu'à cette zone aride de la ville où les entrepôts et les bâtiments pleuvent, direction un poste de police moderne mais austère, en bordure de quatre voies (Longman Road, donc), aimable comme une porte de prison.
Voilà dans quel contexte une berline me frôlera, toutes vitres ouvertes, sa conductrice en bluetooth écoutant quelqu'un dire au téléphone la phrase : "quand je suis nue je me tiens souvent sur la pointe des pieds, c'est plus rassurant comme ça" sans savoir qu'elle me touche.
Voilà où un autre, sortant du police station en dialoguant avec quelqu'un qu'il retiendra au creux de l'épaule pour garder les mains libres sur X feuillets de paperasse policière, annoncera à l'interlocuteur (ou trice) qu'il a passé sa soirée de la veille à lécher des enveloppes.
Plus loin, quelqu'un guidera quelqu'un, de manière coercitive ou pas, plus ou moins lentement, là le tenant par le bras, un tatouage en arc de cercle sous les clavicules et sur le haut du sternum où l'on peut lire les mots "N-Dimensional Mishmash" en lettres gothiques.
Dans la salle d'attente proche, ça sentira le café tiède laissé au fond d'un gobelet blanc dehors, noir dedans.
Manifestement, attendre un policier en charge d'une enquête pour retrouver un proche mort n'est pas très différent d'attendre que ledit proche réapparaisse de lui-même quand bien même tout le monde se doute qu'il ne le pourra pas.
Les mêmes tableaux A5 glacés de noir défileront lents dans des yeux miens pas moins noirs qu'eux, c'est donc une résonance qui se jouera entre eux et moi.
Pendant de longues secondes, j'aurai la sensation que ce que j'ai cru avoir vu dans ces bouillies de pixels sombres n'existera qu'à l'intérieur de mes pupilles et non à la surface de ces photos, un genre de mirage argentique.
Mais non : ce sera bien là : sous mes yeux à l'instant t de ce deuxième contact comme plusieurs heures plus tôt à la découverte des images : là mais non vu alors : ou alors vu sans savoir que je le voyais : vu à retardement d'X heures puisque ça a éclos la nuit, sous le sommeil.
Le bon cliché sera cent pour cent noir, un gros plan de roche carbonée, effritée un peu, poreuse peut-être, en tout cas matérielle, texturée, je ne sais pas comment dire ; il y avait de la vie dans cette tranche, même si sédimentée sans doute.
N'importe qui aurait pu vouloir s'y pétrifier pour affronter l'éternité du temps et de l'espace sous forme d'un lambeau de corps fossilisé, je crois.
Quoi qu'il en soit ce sera là, tapi dans le noir et dans l'aura d'une lumière sombre qui se dégage de lui : obscurité propre à se défaire de son obscurité à mesure qu'on la scrute, qu'on s'habitue à elle (c'est ce que je ferai là, j'habituerai mon œil à elle, je laisserai venir).
Et donc quoi ?
Une forme.
La forme d'un œil.
Non pas le mien en reflet dans ce papier photo brillant sur quoi les experts du police station auront matérialisé cette image mais un autre, discrètement effacé dans le sombre mais néanmoins rutilant, plein d'éclats giclant de partout quand on s'y penche (et oh je m'y pencherai).
Un œil, donc, effilé mais néanmoins ouvert, la pupille fixe et noire d'un autre noir que le noir ambiant avec (c'est cela qui me le fera distinguer du reste) des reflets d'or au centre, semblables aux bris de verre par terre après un mauvais geste ou de la maladresse.
Je passerai en revue l'ensemble de la série : cet œil jamais visible que sur un seul de tous ces plans : le plan le plus sombre.
De sorte qu'on peut légitimement se poser la question : qu'est-ce qui a été capturé ici, le sol ou le ciel ?
La paroi parallèle au corps en chute libre ou l'antipode de son point d'impact X mètres plus bas ?
Là des mots sortiront de ma bouche sans que ma bouche les retienne, demandant au gardien de la paix ("constable") présent avec moi dans la pièce de me faire "une copie de celle-là", montrant la photo la plus noire, me prenant manifestement pour le commissaire Runge dans Monster.
Un regard plein de mépris pour moi traversera la peau de son visage, débordant de ses yeux.
Malgré nos âges peu dissemblables nous ne pourrons pas nous entendre : l'un de ses avant-bras est tatoué d'une nuit de l'eclipse de Kentaro Miura : beaucoup de noir pour beaucoup d'encre donc, et une douleur lors de l'acte flagrante (mais deux conceptions de l'obscur et du mal).
Tout ce qu'il consentira à dire, c'est que c'est une pièce à conviction, mec, et que ça ne se fait pas ("evidence").
Est-ce que je pourrais prendre la photo en photo avec mon téléphone portable dans ce cas (non), est-ce que je pourrais la faire ne serait-ce que photocopier en noir et blanc (non), est-ce que je peux la dessiner dans ce cas ici et maintenant, sous ses yeux s'il le faut ?
Il hésitera un brin.
A priori ma proposition n'enfreindra aucune loi.
Il prendra sur lui de m'apporter une feuille de papier A4 80g tirée d'une ramette policière pour que j'y dépose l'encre noire d'un Pilot V7 Hi-Tecpoint 0.7 ("pure liquid ink") pas réellement conçu pour le dessin mais baste.
Dessiner serait beaucoup dire : croquer plutôt.
Il me regardera faire, le poids de son regard pesant dans mon épaule (et le poids de son tatouage sur son bras, le bras caché derrière son dos, le dos bien droit de celui qui incarne la fonction).
Je n'ai aucun talent pour le dessin si ce n'est l'obstination du geste : cette première forme forgera l'esquisse d'une esquisse appelée à se répéter combien de mois durant.
Chaque jour qui suivra je reproduirai le tracé de cet œil et lui me regardera faire : le faire.
Aujourd'hui encore, parmi les actions rituelles que je réalise chaque matin se trouve la duplication mécanique de ces traits dans un carnet rempli essentiellement de ça : des yeux noirs zébrés d'or qui savent être fixés sur moi.
En quittant ce jour-là le police station et son lot de pièces à conviction sous plastique, je laisserai comme instruction au gardien de la paix que Tommy Lee Jones me rappelle à son retour de toute urgence car "Léo n'est pas mort : je suis sûr que cet œil c'est le sien".
Quand le chief inspector me contactera effectivement, ce sera pour m'apprendre qu'un corps est retrouvé.
Un corps d'accord mais quel corps ?
"On ne sait pas encore."
Un corps, me dirai-je en raccrochant, c'est ce qui pousse autour d'un œil, deux la plupart du temps, lequel restera à jamais son centre tout en n'étant jamais "au" centre, son cœur bien que ne l'étant pas.
Contrairement aux idées reçues l'œil croît avec l'âge mais plus infimement et lentement que le reste : de 18mm à la naissance à 23mm pour sa taille adulte (existe-t-il un autre espace-temps enfoncé dans l'orbite des corps où tout s'écoule plus doucement qu'ailleurs ?).
Je me raccrocherai aux vérités biologiques pour souhaiter ardemment que ce mort ne corresponde pas à la mort de Léo (or si).
La suite de l'histoire, on la connaît :

Je ne serai pas sollicité pour reconnaître le corps car le corps ne sera pas reconnaissable : "l'ADN nous dira ce que l'on veut savoir".
Ou pour être au plus près de ses paroles : "DNA will tell the tale".
Mais si c'est l'ADN qui la raconte, cette histoire, à quoi me sert-il moi de parler (et à qui) ?
On me dira que s'il m'est refusé de voir le corps, "c'est pour mon bien", mais ce bien est un mal tout aussi douloureux que le mal dont on cherchera à m'éviter la vue : comment dès lors convenir que c'est bien Léo qui dort dans ce placard réfrigéré à l'institut médico-légal ?
J'imaginerai des plans invraisemblables visant à m'introduire là-bas la nuit, tirer le tiroir métallique à l'insu de tous, contempler alors l'incontemplable, voir ce que l'on s'évertue à invisibiliser.
Il me viendra l'idée un peu gênante qu'au fond le plus à même de "reconnaître" ce corps, même et surtout dépourvu de visage, du fait de notre proximité régulière dans des vestiaires de sport toute une année durant, c'était moi.
Moi plus que n'importe lequel de ses proches parents, me dirai-je, lesquels ainsi que me le révèlera l'un des flics au standard seront en chemin, voire dans l'avion "as we speak".
De toute évidence je ne serai plus alors aussi utile pour l'enquête car il n'y aura plus d'enquête : un fait divers embrumé certes d'X zones d'ombre (comme tout le temps, partout, finalement) mais classé, voilà quelle forme a pris cette affaire.
Je mentirais si je disais ici n'avoir pas alors songé à remettre ma nuit d'amnésie sur le devant de la scène quitte à ramener vers moi les pupilles suspicieuses de ces messieurs enquêteurs, ne serait-ce que pour remettre l'enquête au cœur des débats, mieux que ça : des pensées.
Et puis qui suis-je pour affirmer n'avoir pas tué Léo pendant les X heures de blackout qui recouvriront sa disparition quand précisément je passe mon temps à redouter l'avoir fait sans en avoir conscience ?
Sauf que voilà qui suis-je : celui qui se taira ni n'éveillera soupçons de qui que soit de peur des conséquences ; celui qui évitera soigneusement croiser la route ou le regard des parents de Léo, arrivés sur les lieux ; celui qui va rentrer chez lui piteusement et seul.
* * *
La suite on la connaît : de retour en France, j'ai échoué à retrouver ma vie d'avant, je me suis senti forcé ("pour représenter l'équipe") d'assister à la cérémonie funéraire de Léo sur un mégalithe, j'ai rencontré et aimé son amie, je n'ai plus rejoué un match de hand de ma vie.
J'ai terminé mes études l'esprit ailleurs, en dessinant des yeux zébrés d'or sur des carnets de croquis.
J'ai commencé à me filmer la nuit moins pour "monitorer mon sommeil" que pour comprendre jusqu'où pouvait aller mon corps dans mon dos (or "pour aller loin, il faut partir de près").
J'ai lu quelque part qu'un fait divers sordide avait eu lieu à quelques kilomètres de là où il est dit que Léo a, selon l'expression consacrée, "trouvé la mort".
Quelque chose comme un an et demi après la dispersion de ses cendres à même le mégalithe, je n'ai pas trouvé en moi le courage et l'énergie de me retenir d'y aller pour, comme on dit, "voir par moi-même ce qu'il en était".
Voilà ce que je me suis retrouvé à faire sur ces terres froides à 1500km de ma chambre d'étudiant : suivre la piste d'un œil sombre mais criblé de lueurs, le long des rues et des lieux d'une ville, d'abord, puis dans le sillage de sa lente remontée vers le nord, ensuite.
Voilà pourquoi j'ai quitté Glasgow et pourquoi j'erre, de voiture en voiture, de saut de puce en saut de puce, de pouce en pouce pour le stop posant sempiternellement la même question à tous : avez-vous vu cet œil, sentez-vous cette odeur et savez-vous des choses inexplicables ?
La plupart du temps, la réponse était "non", "oui", "je ne sais rien".
J'en prenais note.
Souvent, quand une voiture s'arrêtait sur le bas côté de la route pour me prendre, c'était une femme seule à l'intérieur.
Elles n'allaient jamais loin et s'en excusaient presque, mais ça m'allait très bien : c'était mieux que marcher.
Pour autant, il valait mieux marcher que rester immobile (et mieux vaut rester debout sans rien faire que dormir, c'est ainsi).
Face à ces femmes seules, pourtant, mon premier réflexe était toujours un mouvement de recul : c'est la peur.
Non pas la peur qu'elles pouvaient susciter en moi mais celle que j'étais susceptible de faire naître dans leur propre regard : qui sait ce que j'étais capable de faire à quelqu'un dans un espace aussi réduit qu'une voiture, fût-elle en mouvement sur la courbure du vaste monde...
Quoi que j'ai pu faire ou dire installé sur l'un de ces sièges parallèles au leur, je l'ai fait en conscience : parler quand on m'a parlé, bouger, rester fixe, ouvrir les yeux, les fermer, respirer, poser X questions, actionner la portière, reprendre mon sac, saluer, repartir.
Ouf : rien.
L'étape suivante consistait généralement à passer la nuit dans l'une de ces tentes à bas prix, produites à l'autre bout du monde et par qui à bas coûts, vendues en série dans des magasins de zone commerciale bas de gamme, exhibées sous des néons plus ou moins basse consommation.
À l'aube, en revisionnant comme chaque matin en accéléré la captation de mon sommeil sur mon téléphone, je passais plus de temps à voir onduler la matière noire tout autour de mon corps qu'à m'assurer que ce corps dormait bien.
Je crois que quelque part on appelle cette matière la nuit.
Bougeant comme je bougeais, m'adaptant au circuit des locaux me déposant au gré ici ou là, je mettais mille ans à faire un trajet qu'en train ou en bus j'aurais pu faire en deux trois heures (de quoi, me disais-je, me permettre de prendre la mesure des distances, des lieux).
Des âmes aussi.
Parlant à quiconque je sondais leurs âmes.
Je prenais l'empreinte.
Je m'imprégnais d'eux.
Souvent ils avaient des choses à m'apprendre : telle route comptait sur toute sa longueur X nids de poule, et quand bien même la voirie voirissait, comblait ou faisait ce que la voirie était censée faire en pareille circonstance, les nids resurgissaient du néant le lendemain.
C'était-y pas dingo ?
D'autres phénomènes inexpliqués avaient cours dans la région : les nuits de lune rousse, les imprimantes municipales en réseau d'X bled se mettaient à cracher des pages et des pages de signes cabalistiques, dont certains étaient incompatibles avec l'encodage UTF-8.
Ou encore : une nuit on dit avoir vu un robot aspirateur Roomba traverser en ligne droite un village, aspirant tout sur son passage et ne s'immobilisant qu'après avoir vidé toutes ses batteries dans un champ au pied d'une bête à cornes.
Sans parler des grille-pains connectés intervertissant leurs flux bluetooth laissant untel griller son pain selon les préférences d'un autre, et alors c'est malheur sur malheur pour le petit-déjeuner et bisbille dans la quartier pendant des jours.
Finalement, le plus inexplicable, c'était celles et/ou ceux qui prétendaient ne pas croire aux phénomènes inexpliqués.
Personne n'avait vu l'œil alors, mais quelque part à Comrie on m'a mis sur la piste d'une femme qui vivait à quelques miles de là dans un bled appelé St Fillans, "une sommité sur ce genre de choses".
Il faut moins de deux heures pour aller à pied jusqu'à St Fillans, moins de dix minutes en voiture, me suis-je dit marchant le long d'une A85 maigre, traversant des genres de ranchs dotés de haies cubiques et régulières, puis : "je marcherai jusqu'à ce qu'on me prenne".
Là je n'ai vu personne et personne ne m'a pris.
Nul véhicule et/ou nulle âme.
Le bled lui-même était sans vie (comme souvent paraissent de l'extérieur les bleds quand on ne connaît rien aux bleds, c'était mon cas).
J'ai toqué au carreau de l'Arran's Loch Earn Brewery qui faisait aussi hôtel ; on m'a parlé depuis l'autre versant du verre : non je n'étais pas un client potentiel, oui je cherchais un œil, ou plus exactement une locale sommité capable de me renseigner sur l'œil ; une femme.
C'était une femme qui me parlait et elle m'a dit, toujours à travers une paroi translucide : "il n'y a pas de femme ici".
J'ai regardé cette femme dans les yeux me dire qu'il n'y avait pas de femme ici et, c'est vrai, à force de la regarder, la rotation de la lueur aidant, l'avancée de l'accalmie diluant les nuages dans l'or d'un rayon me trouvant, j'ai vu d'autres yeux que les siens dans les siens.
Ce que j'ai vu, ce sont mes yeux à moi prenant la place de ceux qu'elle avait d'accrochés au visage quelques secondes avant que le soleil me touche, de sorte qu'au moment où je me suis vu elle, la chaleur m'a douché.
Plus loin, le loch prenait forme : je suis allé jusqu'au Loch, donc, tâchant de demander à d'autres si St Fillans se poursuivait un peu le long des rives de l'Earn ou si le village se terminait abruptement ici, après les maisons près de l'hôtel.
Tel homme m'a dit que St Fillans allait "de là à là", tel autre d'essayer l'autre rive, celle opposée à l'A85, celle abouchant (c'est plus ou moins son mot) sur Ardtrostan (c'était le nom d'un autre lieu dit encore).
Il n'était pas en mesure de me dire si une femme y vivait (sans doute, selon la loi des probabilités voulant que 50% de la population soit grosso modo une femme), sans parler de quelque sommité, mais il m'a assuré qu'à pied c'était plié en une demi-heure, top.
Le ciel avait fondu dans une espèce de lumière glaireuse, blême : de soleil, plus : l'ombre, nulle : les reflets lents du loch, peu : des remous, des veinules : les clapotis d'une eau vieille : la hideur : "bruttezza & ripugnanza".
Sous tout ça (contre aussi, dans quelques fois) j'ai marché.
Le corps entier (l'esprit) tendu vers Ardtrostan, quoi (et où) que cela puisse être.
Là où la route s'écarte des rives, une végétation grêle prend le pas sur les eaux mais au sol c'est le même grain d'asphalte bordé de graviers.
Aucun véhicule ni dans un sens ni dans l'autre.
Mon corps va.
La lumière feule avec le vent.
Je produis plus d'ombre à moi seul que tous les arbres réunis.
En réalité, Ardtrostan n'existait pas ou du moins pas encore : c'était perclus de petites bâtisses préfabriquées, là pour permettre d'en fabriquer d'autres qui, elles, dans le futur, préfabriquées, ne le seraient pas.
À peine trois quatre maisons en dur et le long de la route, touchant qui sait le loch à l'autre bout, et où donc j'ai frappé via de bons gros heurtoirs en métal prenant la forme d'animaux de proie fuyant au moindre son dans les fourrés (par exemple ce bruit-là, ce heurt-là).
Le problème avec les sommités, quand on recherche une sommité, c'est qu'aucune d'elles ne va rien immodestement répondre oui à la question "êtes-vous une sommité ?".
J'ai donc dû repenser mon approche.
À celle qui m'a ouvert en premier, j'ai dit : "je suis sur la piste de quelque chose ou de quelqu'un qui sent très fort" (à quoi elle a répondu, lasse, comme dans les films, appuyée sur la porte, ridée bien, entre deux bouffées de vapeur au gingembre : "the story of my life").
Elle m'a offert le thé, le café, m'a laissé charger mon téléphone et mes batteries chez elle, m'a proposé du sucre sous toutes ses formes, m'a vapoté dans le visage mille fois, a dévoilé pour moi dans un tiroir une vieille collection de faux ongles, avant de me montrer ses vrais.
À la question "avez-vous vu ou entendu ou senti rôder une créature dans les parages dernièrement ?" elle a répondu : "au fond, qui ne rôde pas ?".
Un peu cryptique, elle parlait au fond comme les vieux maîtres sages en Chine ou au Japon parlent dans les films à ceux qu'ils prennent comme élèves et qu'ils traitent grosso modo comme des chiens (mais des chiens pour leur bien).
Dans mon esprit, elle ne pouvait que m'apprendre à maîtriser les forces de l'esprit, justement, qui sait même à communiquer avec, en tout cas à les repérer dans l'espace, à les voir par delà l'opacité de la soupe atomique et neutrinose dans laquelle on baigne tous sans le savoir.
C'est, du moins, ce que je me suis imaginé la voyant faire (être) et non ce dont j'avais besoin.
C'était un geste désespéré, venir ici, de base : en m'écartant de la voie droite je m'étais détourné de l'odeur qui m'avait tiré hors de la ville peu de jours plus tôt : j'avais besoin de prendre de l'avance sur l'œil et non rester dans son sillage : tenter le tout pour le tout.
Je tâchais de presser mon hôtesse à me dire ce qu'elle savait, le temps pressait : dehors une nuit de viscères couvrait le ciel tôt : non la nuit en personne mais le résultat d'une intrication de nuages noires en chapelet, en bourrelet, gras comme les replis d'un intestin grêle.
Une pluie de plomb semblait prête à tomber, capable de pilonner la terre, d'en retourner l'humus, d'extirper hors du sol des senteurs enfouies là depuis des éons, qui une fois libérées à l'air libre se mettraient à recouvrir l'odeur bestiale de l'œil, à n'en pas douter.
Je lui ai montré mes carnets de croquis : les interminables lignes de pupilles et d'iris, de cornées et de globes, de cils et de sourcils, de blancs, de noirs, de cristallins, de rétines et d'humeurs.
"Comme vous avez là de beaux yeux", a-t-elle dit avant de me dire : "mais c'est à l'autre, celle qui vit à côté, que vous devriez les montrer : c'est une sommité d'envergure monde, une fuoriclasse dans son domaine de fada" (je traduis comme je peux son phrasé de sud-écossaise).
De sorte qu'à l'entendre je m'étais trompé de sommité, et donc trompé de femme.
Il a fallu clore abruptement les échanges, sortir dans la nuit diurne (ou dans le jour déjà nocturneux), sentir sur un peu de peau les impacts des premières gouttes célestes, frapper au heurtoir à l'autre porte, celle de la maison à peu de mètres de là, attendre que l'on m'ouvre.
Une voix m'a parlé, l'interlocutrice me regardant dans le judas, de sorte que je me suis imaginé vu par cet œil : le corps déformé dans des perspectives lovecraftiennes, les courbes du paysage violentées dans la foulée avec les miennes, le monde entier absorbé avec l'eau du bain.
Un tourbillon de formes et de couleurs d'une vorticité sans pareille et dont le point de fuite aveugle, inversé, subjectif, donc, était l'œil humain caché derrière l'œilleton foré à même le bois d'une porte, cette porte.
La sommité était une femme pas d'ici qui vivait là pour la tranquillité de l'âme et de l'esprit : elle m'a ouvert, m'a invité à entrer ("ne restez pas dans le froid sous la pluie"), m'a fait ôter mes chaussures pour ne pas tapisser l'empreinte de mes semelles partout.
Je l'ai fait.
C'était très propre.
J'avais honte de mes chaussettes et de la forme de mes pieds mais elle, face à moi de l'autre côté d'une table basse beige, elle n'avait d'yeux que pour mes yeux.
Elle m'a offert le thé, le café, quantité de mets sucrés et douceurs, comme sa voisine peu avant, et comme à sa voisine peu avant j'ai dit oui à tout, et contrairement à elle elle ne vapotait pas, et contrairement à elle elle ne répondait pas aux questions par d'autres questions.
Elle était du genre oui-non au tac-au-tac.
À elle aussi j'ai montré mes séries, mes esquisses.
"Avez-vous vu cet œil", etc.
Oui.
Un seul mot peut doucher intérieurement l'entièreté du corps humain et amener ses 45 litres d'eau à frémir, préfigurant l'ébullition de leur volume, ce qui correspond grosso modo à l'émergence de la pensée en lui, sans doute plutôt issue du tronc ou de ses fluides que de la tête.
J'ai voulu savoir où, quand, comment et tout le toutim mais elle m'a redouché à l'envers sans attendre : "si vous êtes étudiant en ophtalmologie, je crois que vous avez mélangé le trachome et la cataracte avec un 'je ne sais quoi' de rage humaine transmise par le chien".
"Je plaisante pour la rage mais pas pour le reste : votre dessin est techniquement bon mais inexact ('inaccurate') en l'état, et tous ces éclats clairs semblent tout simplement inhumains, je veux dire impropres à l'homme, vous comprenez ?"
Je comprenais.
Voilà le genre de sommité qu'était cette femme : non pas, comme j'aurais pu le croire de prime abord, une experte des visions qui nous dépassent mais une experte de la vue tout court ainsi que le disaient ses diplômes : "docteur en ophtalmologie".
Fallait-il donc en conclure que cet œil était œil à être vu dans le visage d'une bête ?
"Les bêtes n'ont pas de visage."
Oh le Dr Temitope (c'était là son nom) avait vécu une bone partie de son enfance offerte à la vue des bêtes au loin tapie dans le noir la prenant pour objet, qui sait maîtrisant l'art de la mesure des distances, de la faisabilité du rapt, de l'appétit ouvert aux chairs humaines.
Elle n'ignorait rien de la douceur des regards s'allumant pointus dans le noir, rien des vitreuses pupilles fixées sur soi, rien des humeurs laissant perler peut-être l'effluve de la Chlamydia trachomatis, rien de la ponte de Musca Sorbens sur les excrétas animaux ici ou là.
Son métier c'était de savoir et, fuck, elle savait.
Elle a voulu "savoir", justement, d'où venait cette histoire d'yeux et au fond la raison de ma présence ici : j'étais prêt à lui faire le récit de tout ça, lui laissant le choix entre la version courte et l'autre.
À la fin de mon résumé des épisodes précédents, elle a reçu mon silence dans un lent battement de paupières (lui-même une forme de silence), et dehors le noir rance de l'orage avait laissé place au noir vieux de la nuit.
"Avez-vous déjà envisagé que cet œil", m'a-t-elle, dit, "puisse n'avoir été qu'un reflet du vôtre sur la surface du papier glacé de la photographie ?"
Quelque chose en moi est mort en l'entendant dire ça ; quelque chose aussitôt en moi est rené ; quelque chose me crachotait dans la gorge dans un tempo de va et vient, comme un pouls n'accélérant pas la cadence mais néanmoins plus violemment perçu par le reste du corps.
J'ai fait semblant de lui assurer que non, que j'étais sûr de moi, et elle a fait semblant de me croire (tous deux nous avons regretté l'impossible production de la pièce à conviction originelle : la photo incluse au dossier, et archivée plus au nord, source de mes croquis).
Et puis, le mien d'œil n'était pas cerclé, zébré, strié d'or comme elle pouvait le constater ici-même (et elle pouvait le constater ici-même, je veux dire elle l'a fait), contrairement à celui de l'image prise par le téléphone de Léo dans sa chute (si c'était bien une chute).
"Dans ce cas était-ce là l'œil de votre ami ?" ou "ressemblait-il à ça, était-il zébré d'or ?" ou "avez-vous perçu ces reflets par le passé sur lui de son vivant ?" ; l'une de ces trois questions elle m'a posée en infléchissant la voix (pas le regard).
Mais j'étais juste incapable de me souvenir ne serait-ce que de la couleur des yeux de Léo, dans mes souvenirs il n'y a que des formes, pas de textures, son visage visait déjà à se défaire de son visage : j'avais l'impression de le voir moi immergé, et lui au loin à la surface.
Je me suis contenté de dire ce qui n'était après tout qu'une vérité stricte : "Léo n'était pas mon ami mais un coéquipier parmi d'autres coéquipiers".
Voilà tout.
Là, elle s'est levée pour laver quelques pommes de terre, les couper en bouts inégaux, les jeter dans un plat anti-adhésif, les arroser d'huile d'olive, de thym, d'herbes, de citron, et les enfourner à 180° dans un four à chaleur tournante : "dans une demi-heure, nous mangerons".
C'est ce que nous avons fait.
En accompagnement, des haricots verts à l'ail avec des champignons un peu random mais préalablement rincés à l'eau bouillante pour les défaire de l'imprégnation de cette eau vitreuse qu'ils mettent dans les conserves (c'était du moins son avis sur les conserves).
Une pluie de zinc couvrait le son de nos mastications pour l'autre.
Voilà ce que je me suis dit : la source de la digestion est à trouver dans la salive.
De l'eau hors de nos corps, de l'eau coulant dedans.
De l'eau dans ce qui nous donne la vue : 60% du volume oculaire contient 99% d'eau.
Y a-t-il plus d'eau dans l'œil là où les larmes s'en mêlent ?
Théoriquement oui mais pas que : du sel aussi.
Du sel sous la forme de cristaux de sel, il y en avait dans mon assiette, vestige de pommes de terre déjà ingérées, digérées bientôt, en voie d'assimilation par l'organisme, quoi : il se trouve que je suis tombé en pâmoison devant ça.
Le Dr Temitope m'a demandé pour quelle raison je pleurais sans rien dire dans mon assiette, car c'était le cas : "la fatigue" (elle n'en a pas cru mots, moi non plus).
Je me suis séché le visage avec le poignet, là où le rythme du pouls parvient à traverser la peau quand on le touche.
Elle a voulu savoir ce que j'étais venu chercher (sinon trouver) ici ; moi si elle était végétarienne (vu le repas) ; "quel rapport ?" ; à passer ses journées à tâter des globes oculaires, ça devait dégoûter de la viande ; elle n'a pas dit oui, elle n'a pas dit non ; "et vous ?".
La façon la plus simple de répondre, c'est encore de ne pas répondre.
Je ne voulais pas qu'elle sache que je m'étais trompé de sommité, que l'étude anatomique des yeux et de leurs nerfs me dépassait, qu'au fond mes désirs étaient tout à fait antagonistes à ce que la science pouvait expliquer, que je devenais presque un intru dans sa propre cuisine.
Elle a dû me trouver grotesque : il en était à grêler dehors, là, qui sait il oragerait vite et moi je lui servais mon petit "merci pour le repas, je vais m'en aller dormir à la belle étoile dans une forêt où rôdent les bêtes, quel warrior je fais" (ou un truc du genre).
Personne n'était dupe.
Pour être tout à fait sincère ici je dois dire qu'elle a posé sur moi un regard semblable à celui que posent celles et ceux qui méditent continuellement devant des carcasses d'animaux en décomposition pour éprouver la banalité de la mort.
Rien ne dure, tout est flux continu de phénomènes sans substance, impermanence et ainsi de suite.
À l'entendre, il me fallait raison garder ("don't be a fool"), c'était la tempête au-dehors ("out there"), il y avait une chambre d'amis quelque part ("in the basement"), il fallait comme dans ce film savoir compter sur autrui ("always depended on the kindness of strangers").
Je commençais à regretter sévèrement avoir fait ce détour jusqu'ici, avoir heurté via le heurtoir la porte de cette maison, avoir engagé la conversation avec cette femme et lui avoir confié ce que j'avais sur le cœur (à supposer qu'il m'en reste un dans la poitrine, à ce stade).
Elle me regardait droit dans les yeux (après tout, c'était son métier) l'air prête à me faire "Kali Ma Shakti de" pour vérifier, le tout très britanniquement si je puis dire (à supposer que cette formule ait du sens, puisqu'elle était scottish).
Nous avons poursuivi notre conversation jusqu'à tard, mais sur des sujets moins dangereux, moins propices à susciter l'ire de quiconque, une forme de petit parler des convenances ("small talk"), un terrain neutre de bons sentiments.
Jusqu'à ce que le Dr Temitope cesse soudain en plein milieu d'une phrase : "c'est mon heure", suite à quoi il a fallu se lever et la suivre, descendre un escalier dans le sillage de son "Dior j'adore" pour qu'elle me montre la chambre où l'allais donc gésir, je veux dire dormir.
Elle sentait bon, quoi.
La chambre était pensée pour accueillir des guests en quête d'autonomie, ou un adolescent souhaitant s'approprier une partie du garage pour jouer de la basse à pas d'heure.
J'ai remarqué une serrure, une vieile clé en métal enfoncée dans cette serrure ; j'ai retiré cette clé et l'ai tendue au Dr Temitope qui n'a pas su quoi (en) faire alors je lui ai dit le plus calmement du monde : "pour notre bien à tous deux, merci de m'enfermer à l'intérieur".
Ou, en version originale : "you lock me in : you lock me in for the night".
Elle a eu le tort de le prendre à la légère ("ce n'est pourtant pas la pleine lune, cette nuit") et je ne me suis pas privé de le lui faire savoir : "si l'œil sur la photo est le mien, comme vous avez l'air de le penser, vous comprendrez qu'il n'y a pas d'autre alternative".
"Ce ne serait pas très civil de ma part."
Nous sommes restés sans rien dire l'un face à l'autre dans un duel de western spaghetti, ou un prélude à une scène de charme dans un film interdit au moins de seize ans, alors qu'en réalité notre affrontement avait tout du documentaire animalier.
C'est elle qui a trouvé la parade à notre impossible situation : elle a pris la clé avec elle sans en user pour fermer le verrou : "le verrou, je le fermerai dans ma chambre plutôt que dans la vôtre, et la morale sera sauve" (de fait, c'était un bon compromis).
J'ai entendu son pas se dissiper dans l'escalier, puis à l'étage, sentant la dispersion de sa présence comme le sillon d'un liquide chaud ou froid dans l'intestin ; j'ai attendu que le vestige de son parfum doré se délite ; ensuite seulement j'ai consenti à souffler.
J'ai dormi là dans l'angoisse d'une métamorphose, mes vêtements repliés soigneusement au bout du lit, le téléphone en charge pointé sur moi prêt à me prendre au vol si vol de nuit il y avait, le tumulte des pluies se frayant un chemin (mais jusqu'où ?).
Une aube très mauve m'a comme rappelé au monde.
Dormant dehors j'avais pris l'habitude de me lever avec les premières lueurs.
On le voyait sur les enregistrements vidéo que je consultais le matin en accéléré : la lumière s'imprégner du tissu, la rosée rayonner entre.
Dans cette chambre sous le niveau du sol, c'était la voir couler depuis les plis du vasistas par-dessus quoi un store tombait.
J'étais aéré de l'intérieur, j'étais repu, j'étais frais, j'étais bien.
Je ne sais pas si c'était d'avoir retrouvé un vrai lit après ces semaines d'inconfort ou autre chose mais j'étais juste parfaitement serein : ce qui jusque-là avait pu m'embrumer le corps et/ou l'esprit de toute évidence s'était levé.
Ouf.
Ce n'est qu'en voulant visionner le déroulé de ma nuit sur l'écran du téléphone que j'ai réalisé : j'ai donc réalisé avoir omis d'appuyer sur la touche rec, la veille au soir.
Il n'y avait rien, aucun fichier ni aucun film, aucune image, ni en local ni dans le cloud ni dans aucune carte mémoire qui soit.
J'ai senti tout se faire : mes bras m'en tomber, mes genoux se démettre, mes pupilles se dilater dans une matière vitrée, aqueuse, gluante qui sait dans le giron du globe, et ma bouche s'assécher dans l'instant à cause de la peur.
Rien n'est plus effrayant que rien.
Quand on ne sait rien de rien, on peuple tout de nos plus pures laideurs et je me suis dit : la dernière fois que tu n'as pas su ce qu'il est advenu de ton corps en ton absence la nuit Léo est mort.
Quoi qu'on puisse penser de cette situation, rien dans cette phrase n'est faux.
J'ai eu beau chercher des traces de lutte ou de violence, sur moi ou autour, de partout dans la chambre et dans ce lit, sur ces murs, dans la matière même des portes, je n'en ai trouvé aucune (ça ne voulait pas dire qu'il ne s'était rien passé).
Dans l'escalier pieds nus, aucune trace de heurts et pas de destruction mais mes phallanges craquaient au moindre pas sur chaque marche.
Voilà qui a rythmé la scène.
Là je me suis souvenu que bien souvent dans les films d'horreur la bande-son correspond à des accords stridents ou à des proto-bruits proches de la musique concrète et de la création contemporaine.
Rien ne terrifie plus les gens que le chant (et le champ) contemporain faut croire.
À l'étage (c'est-à-dire donc au rez-de-chaussée), aucune scène de carnage ni cadavre en décomposition, ce qui était une bonne chose.
La cuisine du petit matin était conforme à la cuisine du soir, laquelle sans doute était déjà conforme à la veille et au lendemain.
Tout était on ne peut plus normal, comme dans toutes les scènes précédant, dans le cadre d'un thriller ou d'un slasher sanguinolent, une scène de massacre.
Le fond de l'air était frais, même ; ça sentait bon l'air pur, oui.
On entendait couler au loin une cascade.
Sauf qu'il n'y avait pas de cascade dans ce bled : rien que le poids des eaux du loch pesant sur la forme du loch.
Pluie peut-être ? non plus : l'orage s'était démis durant la nuit, laissant le moindre chuintement de l'eau proche me paraître suspect.
Voilà quand m'est apparue toute cette terre bien noire dispersée sur du carrelage bien blanc, et moi marchant dedans sans voir, puis en voyant.
Il y en avait toute une trainée : venue d'où, mise par qui, suite à quoi ?
Mystère.
J'ai suivi et le fil de la terre et le bruit de l'eau.
Au salon, près des plinthes, gravé dans la texture du parquet : plein de traces de griffures.
J'y ai passé la pulpe d'un doigt en pâlissant : c'était anciennement chaud, donc tiède.
Un peu plus loin, de l'autre côté d'un canapé du genre mousse polyuréthane et rembourrage polyester, un petit lampadaire gisait au sol, l'ampoule brisée prise dans les fibres du tapis.
Chacun des bris reflétait l'entièreté de la pièce dans des perspectives défiant l'entendement d'Euclide.
De la terre, il y en avait aussi un peu partout ici, et plus loin une lourde plante en pot s'était répandue de partout sur le sol : j'avais donc remonté la source.
J'avais envie de m'enfuir.
Si je ne l'ai pas fait, c'est que la musique de la cascade au loin m'a ramené vers elle.
Ce n'était pas une cascade, et de fait c'était beaucoup plus près que je ne l'avais imaginé : non pas le fil de l'eau qui coule mais les paroles d'une chanson chuintée, grésillant depuis sous les coussins du canapé recouvert de polyester.
Un petit poste de radio dont émanaient des mots mélancoliques as fuck : "vedrai che cambierà / forse non sarà domani / ma un bel giorno cambierà".
Éteindre la radio n'a pas éteint pour autant l'avalanche de questions qui me tombaient dessus intérieurement : que s'était-il passé la nuit passée, comment, pourquoi, à cause de qui et surtout, l'interrogation mère de toutes les interrogations, y étais-je moi pour quelque chose ?
J'ai cherché sous mes ongles des traces de terre, de lutte, qui sait de sang (rien).
Je me suis regardé la bouche et les dents dans le miroir, en quête d'une forme de bestialité buccale (rien).
Pas de forme allongée du museau, pas de canines à tous les coins de rue, pas de bifidité linguale, pas de salive moussue au niveau des babines (de fait, pas de babines non plus) ; j'étais sain.
Mais dans le miroir, là, quelque chose bougeait bien et ce n'était pas moi : ça me venait dessus de face dans le reflet, or donc ça venait dans mon dos en ce moment même.
Je me suis retourné pour l'éviter, trop tard, ça m'a tapé sur le haut du crâne et c'était pointu.
J'ai fait des gestes avec les bras pour que ça parte mais ça n'est pas parti ; ça m'a frôlé ; c'était duveteux ; j'ai battu en retraite.
Coincé dans un couloir étroit on m'a comme attaqué les jambes au niveau des chevilles pour me faire perdre mes appuis (ça a marché).
Tout s'est passé trop vite pour que je puisse comprendre qui ou ce qui m'a touché.
Furtivement, je me suis réjoui : être la cible de cette créature, quelle qu'elle soit, me prouvait que je n'étais pas elle et qu'elle n'était pas moi.
À notre époque, au point où on en est, tout indice nous incitant à croire que l'on n'est pas un monstre est bon à prendre.
Mais bien vite et à la vitesse de l'éclair "c"'est revenu.
Ça m'a agrippé l'épaule comme pour me retenir, ça m'a mordu au mollet pour goûter le goût de ma chair.
C'est arrivé simultanément pendant que je courais pour lui échapper.
Fatalement, le couloir a pris fin et je me suis heurté à une porte fermée : j'ai eu beau actionner frénétiquement la poignée, tout est resté verrouillé me laissant seul face à quelque chose que je ne voyais même pas.
J'étais coincé.
J'ai fait ce que n'importe qui aurait fait à ma place : je me suis mis dans la position la plus ramassée possible pour occuper le moins de volume, tout en protégeant les parties vitales de mon corps par des parties non-vitales (jambes, bras), soit la forme du caillou ou de l'œuf.
Et c'est ainsi, adossé à la porte qui ne voulait pas s'ouvrir, que j'ai attendu l'assaut, la bête ou la mort (somme toute, une métaphore de la vie).
J'ai entendu venir le bruissement, le froissement, la percution duveteuse de ce qui approchait dans la partie du couloir en forme de L perdue dans l'angle mort, un œil fermé pour ne surtout pas voir, un œil ouvert pour tâcher malgré tout de saisir quelque chose au vol.
J'ai saisi.
La trajectoire oblongue et noire a pris le virage mal, a ricoché contre le mur comme un long tentacule mais "en même temps" est allé chercher l'angle entre l'autre mur et le plafond, de sorte que quoi que puisse être cette bête, elle savait se tenir à deux endroits à la fois.
Fichtre.
Je n'ai pas vu ma vie défiler tout entière devant mes yeux mais ça : une succession d'actions ratées sur un terrain de hand que j'aurais voulu avoir réussies, et quelques gestes justes, aussi, et ce qu'ils soient pris dans l'orbite d'un ballon ou dans l'intimité de mots tendres.
Je n'ai pas vu Léo mais d'autres personnes oui, plus ou moins proches.
Surtout, je me suis vu moi-même à la troisième personne, au-dessus de mon corps, comme le prétendent ceux qui disent avoir vécu des situations de mort apparente ("near death expertience"), me disant quelque chose comme : "alors voici venue la fin de tes aventures, mec".
Et voilà, fin de l'histoire.
Sauf que non en fait, pas du tout.
J'avais sans doute plus ou moins négligé les deux seules règles de base qui prévalent en sport : 1) savoir situer l'autre (en face de moi s'apprêtant à déferler) et 2) savoir se situer soi.
Où est-on dans l'espace, et ce que cet espace prenne la forme d'une piste, d'un terrain, d'un ring, d'un court, d'une ligne d'eau, d'une voie X ou Y (comme par exemple comme ici un couloir).
Tout ça pour dire qu'à temps pour éviter d'être atteint, je me suis retrouvé aspiré vers l'arrière où j'ai perdu l'équilibre : la porte sur laquelle j'étais appuyé soudain s'est ouverte.
On m'a tiré par la peau du cou comme un lapereau de l'année et on a menacé de m'abattre à coup de "Vitreoretinal Disease: Diagnosis, Management, and Clinical", volume de 1280 pages pesant 2kg à la balance : j'étais dans la chambre du Dr Temitope et c'était elle derrière ça.
Elle était en tenue de nuit et pieds nus, nous étions nez à nez avant le grand VLAM qui a suivi.
Pour autant, personne ne m'a assommé avec un gros livre, de sorte que l'action redoutée a fait le bruit de ce qui ne s'est pas produit dans la réalité.
Ce VLAM était un bruit plus sourd qu'une boîte crânienne enfoncée par aucun opus magnum d'ophtalmologie : c'était le bruit fait par une bête dont le corps a heurté la porte de la chambre, close après moi, s'abattant donc là où je n'étais plus.
Il n'y avait qu'à poser les yeux sur le Dr Temitope pour voir que l'émotion lui faisait battre la tempe à droite, tendre la carotide à gauche, preuve que la peur affluait de toute part.
Si l'on excepte ces petits soubresauts dus au sang elle n'en a rien laissé paraître, notamment lorsqu'elle m'a demandé : "pourriez-vous avoir l'amabilité de me dire ce que vous êtes en train de faire ?".
Or je n'étais rien en train de faire sinon suer à froides gouttes, sinon avoir le son de ce qui m'avait pris pour cible dans ce couloir quelques minutes plus tôt dans le tympan tant ça grattait, sifflait ou frottait de l'autre côté de la porte, de dépit.
Ça va bouffer le bois voire même le mur (voilà ce que je me suis dit).
Et puis je lui ai tout raconté en trois mots : "quelque chose rôde".
"Dans mon couloir ?", "dans votre couloir", "en ce moment même ?", "mais oui", "comme ça, ici, en plein milieu de la nuit ?", "techniquement c'est l'aube", "et vous n'y êtes pour rien ?", "moi aussi j'aurais tendance à croire ça mais de fait non", "quelle histoire", "j'avoue".
Manifestement elle avait honte de se tenir devant moi dans cette chambre et dans cette tenue, encore engoncée sous ses odeurs de nuit, le tout dans une forme de désordre intérieur.
Moi, j'avais honte d'avoir vu, compris, identifié, assimilé et donc dans la foulée dupliqué sa honte.
Le tout dans une ambiance feutrée d'ombre matinée d'une lumière d'encens un peu, un genre de rose orange qui ne ressemblait en rien à la bleutrissure habituelle des aubes.
Ça a grogné, ça a gratté, ça a feulé depuis l'autre côté de la cloison, avant de commencer à mordre dans la porte et à mâcher.
Pendant que je pratiquais l'extension du domaine de mon corps pour voir comment descendre par la fenêtre sans trop l'endommager, le Dr Temitope s'est mise à quatre pattes pour renifler l'espace vide sous la porte comme un animal.
Là, elle a chuchoté des trucs.
Elle parlementait, même.
C'était surréaliste.
Elle ne parlait même pas sa langue mais une langue dialectale inconnue de moi et que bien des années plus tard encore, tâchant de me la remémorer dans le cadre de ce récit, je suis incapable de me remettre en bouche pour tenter de la situer.
C'était malsain de la voir faire, de l'imaginer s'imaginer avant de le prononcer à voix haute chaque mot à venir, d'attendre qui sait une réponse issue non d'une bouche mais d'une gueule.
Être témoin de tout ça, d'un point de jonction entre la langue humaine et l'inhumanité, dans quelque chose d'aussi commun que la chambre à coucher de quelqu'un, qui plus est sous une porte : je me sentais minuscule.
Il y a cette phrase qui dit (William Morton Wheeler) : "Si le corps humain pouvait être comprimé jusqu'à ce que tous ses électrons fussent en contact les uns avec les autres il aurait un volume n'excédant pas quelque millimètres cubes."
Il faut m'imaginer sous cette forme.
Vers cette forme de moi elle s'est retournée, l'air de jauger mon enveloppe physique à l'aune d'une nouvelle conception qu'elle pouvait avoir des êtres organiques en général, hominidés en particulier.
Son œil là brillait jaune dans le premier rayon du jour.
Si j'avais eu une meilleure vue, de celles qui permettent aux rapaces de repérer au loin la moindre de leurs proies, j'aurais pu à mon tour faire le rapt de ma propre image dans le reflet de cet œil.
Elle m'a dit : "qu'avez-vous vu précisément dans ce couloir ?" et j'ai dit : "précisément ? rien : tout est allé trop vite" (ou trop lentement, je ne sais), et alors elle a dit : "oh boy, oh boy..." (ou approchant) et elle a renoué avec la bipédie tout en rouvrant la porte.
À cause des ampoules électriques, l'ombre de ce qui voulait entrer a pénétré la pièce avant le corps originel de la chose.
À l'apparition du pelage, c'est le choc : voilà un authentique Felis silvestris catus de peu d'envergure et de peu de poids : une petite forme bicolore et vaguement dalmatienne, moustachue, à la pupille fendue : la chose n'était qu'un chat.
Bien sûr que j'ai eu honte.
Bien sûr que ça ruisselait sur mon visage, de sorte qu'il m'était impossible de le cacher à personne, à commencer par le chat.
Et puis j'en suis venu à me perdre dans la contemplation de l'ombre allée avec la patte, le point de contact entre les deux, et je me suis revu courir quelque part sur une route en plein soleil et ne fixant que ça, l'ombre, courant sous moi, si légère et moi lourd (ou l'inverse).
Je me suis souvenu de cette ambiance étrange, de flotter dans soi-même, de tanguer sans bouger tant c'est le monde qui vient, la sensation sur soi d'être suintant mais sec, poussiéreux même, à cause de la sueur et à cause de son sel ; je n'avais plus couru depuis des mois.
Je me suis souvenu que Léo aimait courir sur des routes, aussi, perdues dans la pampa, sous des soleils de plomb parfois mais jamais dans l'orage, jamais dans la mousson qui perce, jamais dans l'odeur de la pluie pas encore incarnée :

Temitope a pris l'animal dans ses bras et m'a dit qu'on allait s'expliquer tous les deux tout en petit-déjeunant sur la terrasse, dans les vapeurs du loch (et c'est précisément ce que l'on a fait).
Avant cela, j'ai nettoyé et rangé les divers dégâts causés durant la scène préalable au salon et elle a fait sortir précautionneusement l'oiseau attiré là par le chat ("il est coutumier du fait") dans le but de lui en faire offrande vif encore.
Je l'ai regardée faire avec un balai, patience et rigueur : c'était donc ce genre de geai qui m'avait heurté à la tête (j'aurais cru moi à une créature de plus ample envergure) pendant que l'autre me tapait dans les jambes, bouleversant mes repères sensoriels et spatiaux.
Le hic, c'est que le geai refusait de sortir.
Voir cet oiseau réfractaire à l'idée de retrouver le vaste ciel était sans doute une métaphore de quelque chose qu'on pouvait appliquer à soi, mais à ce rythme-là les métaphores finissent aspirées dans des réacteurs d'avions low cost volant vers d'autres rives donc bon.
Longtemps il est resté posé sur une bibliothèque à nous fixer de ses yeux de velours ("j'y suis, j'y reste FDP"), menaçant de maculer moult rangées de livres de guano.
Qui sait quelle forme peut prendre le monde lorsqu'on l'éprouve par la voie des airs ?
Qui sait à quoi ressemblent les gens cherchant à exfiltrer un piaf de leur intérieur depuis le dernier rayonnage d'une étagère sur quoi ils sont perchés ?
Que de mystères dans cette vie...
Mais le mystère, aux yeux du Dr Temitope (qui, des yeux, passait son temps professionnel à en scruter la matière de long en large via diverses technologies coûteuses et défiant les limites de la microscopie et de l'optique), c'était moi.
Après m'avoir servi un thé noir nappé de lait (somme tout l'idée même de la nuit finissante marbrée par les vapeurs du loch, soit l'ambiance dans quoi nos corps baignaient), et mis des croissants surgelés à décongeler, elle a voulu savoir "quel était mon problème, finalement".
Ce "finalement" m'a fait douter.
Elle a reformulé : quel était la chose que je voulais "le plus au monde" ?
Contre quoi me sentais-je capable de sacrifier "tout ce en quoi je croyais" (à supposer seulement que je croie en quoi que ce soit) ?
Elle me donnait un exemple : elle était mélomane, et le soir en rentrant de la clinique où elle exerçait elle écoutait dans sa voiture "des airs" : souvent elle se disait : "Ce morceau est magnifique, mais sacrifierais-je pour autant quelqu'un pour qu'il reste dans l'histoire ?"
S'il lui suffisait d'avoir à le décider, d'user d'un genre de pouvoir occulte, pour s'assurer que telle ou telle œuvre s'ancre bien dans la mémoire collective en l'échange de la vie de quelqu'un, n'importe qui à ce stade, un ou une inconnu·e : le ferait-elle ?
La plupart du temps, elle y renonçait, plaçant la vie humaine au-dessus de toute compromission artistique, mais il lui arrivait de ne pas savoir trancher, de ne plus pouvoir en dormir la nuit : la deuxième Partita pour violon seul en ré mineur de Bach (BWV 1004), qu'en faire ?
Que faire encore de "Lonely Woman" d'Ornette Coleman ?
Et puis, pour être honnête, n'aurait-elle pas mentalement sacrifié des populations entières pour pouvoir écouter une fois de plus "Wuthering Heights" de Kate Bush (et relire le livre dans la foulée, à ce prix-là c'était compris dans le package) ?
Bien que son raisonnement ne soit pas dénué de tortuosité, je voyais plus ou moins où elle voulait en venir : il était sans doute possible de trouver la valeur des choses les plus chères à nos yeux dans ce genre d'introspections fantaisistes.
Un moment j'ai pensé que mon inclination me mènerait vers le sport : un geste parfaitement réalisé, un mouvement venu d'ailleurs, un match référence, ou le contraire : une défaite cruelle à changer en victoire par le biais d'un pacte faustien, par exemple le tout dernier de Léo.
Mais en réalité il y a souvent plus de sens à trouver dans la défaite que dans la victoire.
Après un moment de réflexion, j'ai tout simplement dit la chose suivante : ce que je désirais le plus au monde, c'était de mettre la main sur cet œil esquissé chaque jour dans mes carnets de croquis et qui depuis des semaines se dérobait à moi.
Elle a voulu savoir ce que représentait cet œil : la quête d'un coupable, qui sait d'un survivant (le fantôme de Léo) ou le symbole d'une vérité qui m'échappait depuis précisément sa mort, la mort donc de Léo ?
Je n'aimais pas trop qu'on me pose des questions ; j'étais même plus à l'aise moi à les poser ; j'aurais voulu m'abstenir de chercher du sens dans la moindre de mes actions ; on n'avait quand même pas besoin de savoir pourquoi on était là à faire ce qu'on faisait ou pensait, si ?
"Bien sûr que si."
"Partons de cet œil : on voit à vos premiers croquis que le dessin n'est pas votre truc : naturellement, à force de répétition, vous avez progressé (au rythme d'une esquisse par jour si j'en crois la datation en bas à gauche) mais au début vous maîtrisez mal les lignes de force."
"Vous êtes parti de la texture au lieu de commencer par les formes, vous n'avez pas bien cerné la pupille qui prend trop de place dans le globe, et vous avez tendance à compresser le champ du fait d'avoir divisé votre format 10 par 15 (cm) en quatre cases d'environ 4 par 7."
"Résultat, votre pupille est oblongue, éffilée, déformée, rarement bien placée (est-elle au centre, regarde-t-elle hors champ ? cela dépend des versions), toujours 'awkward', jamais dans une position naturelle : si on les superposait toutes pour les animer, elles trembleraient."
"De sorte que j'en viens à me dire que vous ne possédez plus la photo originelle, celle où vous avez vu l'œil initialement (j'ai bon ?), et que vous repiquez donc votre dessin du jour sur celui de la veille, le premier étant le seul basé sur l'actuelle image."
Je n'ai rien dit (qui ne dit mot consent), j'ai continué à mâcher mes croissants décongelés (qui mâche aussi consent), lesquels semblent attester la thèse que je n'ingère jamais de viennoiseries françaises sinon à l'étranger.
"Alors quand vous ne savez pas, ou plus, vous sondez vos souvenirs ou alors vous faites un mash up des précédents dessins, et ça donne cette lente métamorphose vers nulle part, ce cycle du mouvement qui revient à son point d'origine, cette boucle."
"Mais revenons au croquis originel : le seul effectué avec la photo de l'œil sous les yeux (n'est-ce pas ?) : oublions la texture autour, ou les effets que vous avez difficilement voulu rendre pour donner une impression de noirceur, et ne regardons que la pupille."
"Elle n'est pas ronde (n'est-ce pas ?), elle est plus haute que large, mais comme je le disais c'est aussi induit par le format étroit, donc oublions : regardons plus loin, plus profondément si je puis dire, regardons au centre dans ce qui semble précisément nous regarder."
"Que voyez-vous dans ce noir-là, hormis les coups de crayon ou plutôt de stylo, le maculage de l'encre issu de la page opposée, que voyez-vous que vous avez tâché de reproduire avec soin, et qu'ensuite vous avez systématiquement décliné les jours suivants, jusqu'à ce jour ?"
J'ai regardé ; non, j'ai "cherché à voir" ; je me suis plongé dans de l'encre ; j'ai essayé de n'y pas superposer le souvenir de la pièce à conviction, c'est-à-dire la photographie prise (à son insu ?) par le téléphone de Léo ; et focalisé sur le centre je n'ai vu que du noir.
Le Dr Temitope, qui savait semble-t-il lire dans les pensées autant que dans le globe oculaire des gens, m'a incité à prendre de la hauteur, à balayer toute la surface de la pupille, y compris dans sa périphérie.
Alors, seulement, j'ai vu.
L'amande de la pupille se prolongeait à une quarantaine de points d'elle, tout autour, de petits picots qui ressemblaient à des cils, de toute petite longueur et de fine épaisseur, le tout répartis équitablement sur l'ensemble de son bord : des genres de tiges un peu.
Sur chacun des croquis ces épines étaient présentes.
J'ai répondu ce que j'ai répondu au Dr Temitope qui m'a dit en substance "oui, c'est bien" comme à l'élève le professeur jamais lassé d'éprouver continuellement le même soulagement quand une lueur d'instinct ou de savoir brille dans sa boîte crânnienne, et transparaît via l'œil.
C'est ensuite que tout se complique et je dois avouer ici n'avoir pas très bien saisi si ces tissus que j'avais pris pour des épines relevaient techniquement des zonules ciliaires, des fibrilles conjonctives ou d'autres torons fibreux dont j'aurais peine à retenir le nom.
Je ne sais si c'était utile à son explication, mais à un moment donné le Dr Temitope a agité sous mon nez une reproduction du "Kitab al-Manazir" (Traité d'optique) d'Ibn al-Haytham (Alhasen) et j'ai fait celui qui savait tout du poids d'un tel ouvrage.
"Vu au microscope", a-t-elle dit, "l'œil est un paysage désolé, un territoire tout en relief, il n'est donc pas improbable de trouver ces 'filaments' sur des photos ; il est en revanche plus surprenant de les tracer sur un dessin, où l'on se concentre d'ordinaire sur les formes."
"La question qu'il convient de vous poser, jeune homme, c'est : 'pourquoi ai-je choisi de représenter ces fibres' ?"
Contrairement à ce que l'on peut s'imaginer, je n'étais pas convié dans cette masterclass : j'étais le disciple et elle le maître, elle savait et moi pas, elle déroulait son savoir comme une langue dans une bouche : sa propre bouche mettant le doigt sur ce que je ne savais voir.
Surtout : elle savait le point d'extrémité de sa parole, comprendre donc de son discours, elle voyait très bien où elle allait tandis que moi je ne savais rien apercevoir au-delà d'une phrase en cours, d'une phase de réflexion, d'un mouvement dans ma marche, vissé à mon ombre.
Raison pour laquelle je me suis retrouvé là, sur cette terrasse, dans cette brume montante, au milieu des confitures, des gelées et des marmelades, à boire les mots s'écoulant hors de ses lèvres comme si c'était du miel (or il y avait aussi du miel sur notre table en tek).
"Payez attention s'il vous plaît à présent, c'est important."
Je l'ai fait : j'ai fixé avec soin son cul de poule rond au bas de son visage par quoi se déversait la connaissance, le son, le langage, les phonèmes, bref : tout un vacarme ordonné sous la forme d'un flux (et ce flux sous la forme d'un souffle).
"Comme je vous l'ai dit on voit bien que vous vous êtes focalisé sur la texture plutôt que sur la forme : d'où le soin apporté aux fibres de la pupille, d'où l'application pour les éclats de lueur qui traversent la membrane ; cela vient, à mon sens, de votre geste."
"Pour le dire simplement, je crois que cette attention aux détails n'est que l'extension d'un tracé commencé non au centre mais en périphérie : vous avez d'abord esquissé le noir autour avant de former l'œil : or ce noir est fibreux dans le trait et non gras ou dégrossi..."
"Pour le dire encore plus simplement : vous avez colorié ce noir à la pointe de la mine et pas sur la partie biseautée, arc par arc, ligne par ligne, pic par pic..."
"Vous comprenez ce que j'essaye de vous dire, n'est-ce pas : ce noir-là tout autour sur le premier croquis, qui revient parfois dans d'autres, pas toujours, ce n'est pas uniquement le noir de la nuit : c'est un tissu de traits fins ordonnés : c'est une peau : c'est un pelage."
Rien n'a bougé en moi ni hors.
Que l'œil dernièrement vu par l'œil de Léo soit l'œil d'une bête et pas d'un homme était déjà une éventualité forte ; que les faisceaux convergent vers cette forme de certitude n'était au fond que la conséquence logique de mon action ici : plus on cherche, plus on trouve.
Plus on regarde mieux on voit.
Temitope a semblé satisfaite de son propre exposé ; elle s'est mise à déverser dans la foulée sur la table en tek des mets, genre des genres de biscottes, des céréales, une espèce de porridge, du lard ou du bacon, du boulgour ou du quinoa, du yaourt, un flan, des pommes...
"Ripaille, motherfucker !"
Ce n'est peut-être pas précisément ce qu'elle a dit, mais enfin c'est l'esprit général.
Nous avons partagé le pain, le vin, le fruit de la pollinisation des abeilles, la gélification du sucre en purée de baies (ou le contraire), les boissons aromatiques par infusion de feuilles séchées, le liquide biologique issu du pis des vaches et tout le toutim, et sans un mot.
Le silence a duré le temps de la mastication de ces choses, qui est le premier pas sur la route pavée d'or menant à la digestion des fibres alimentaires, me semble-t-il.
Suite à quoi elle a mis en tension l'un de ces appareils portatifs capables d'inonder la terrasse d'un son dansant et racoleur ("Te quiero si me mata / Ti bruciano le tende"), un genre de pop autotunée du jour, avant de comme se justifier : "le clip est sensuel et délicieux".
Je n'avais rien contre le son, contre la danse ni contre le racolage, rien non plus contre la pop autotunée ou contre les clips, la sensualité, les délices, mais elle a eu l'air de le croire et, si ça se trouve, elle n'en croyait rien (de sorte que rien n'est vrai là-dedans).
Après les agapes, elle a grimpé sur un bout de rocher qu'il y avait là et elle a dansé sur cette espèce de cube qui devait dater du Cambrien comme si c'était un bloc en polycarbonate avec des spots à l'intérieur, le tout en chantant ça : "Ma lo so, benedirò, benedirò".
Avec ses mains m'a fait signe de la rejoindre.
Ce que j'ai fait.
On se serait cru dans quelque club.
Comme si rien ne motivait ma venue dans ce territoire autre que cette seule incarnation dans un corps se mouvant.
C'était un retour aux temps d'avant la mort de Léo presque.
Donc j'ai joué le jeu.
C'était bien.
C'était bien, jusqu'à un certain point.
Quand le Dr Temitope m'a dit qu'on pouvait "déboucher une bouteille" pour "après tout fêter ça", je n'ai pas répondu qu'il n'était même pas 8h du matin, ni que le champagne me semblait bien décadent quelque part mais tout simplement : "fêter quoi ?".
"Mais fêter la fin de votre périple : votre fantôme en photo n'est sans doute qu'un gros chien dans le décor, vous allez donc pouvoir rentrer chez vous, retrouver votre vie, faire votre deuil, faire ce que tout un chacun fait : mener sa barque et ainsi de suite, oui ?"
Oui.
Sauf que j'ai dit non.
Non, je n'avais pas l'intention de rentrer en France retrouver une vie supposément plus vraie, en tous les cas plus douce (qu'est-ce qu'une vie vraie ou douce de toute façon ?) sous prétexte qu'un œil venu d'ailleurs était un œil de bête et non un œil humain.
Pour allier le geste à la parole, je suis descendu seul de ce bloc de pierre sur quoi, seule, elle est restée.
La musique s'est arrêtée.
Dans le silence s'est révélée une texture de son qui n'était pas le silence mais plutôt le grondement au loin, à Xkm de distance, d'un certain nombre de véhicules en phase de déplacement sur une voie express, une autoroute ou que sais-je : un meuglement de mer (sans mer).
Le loch, lui, beaucoup plus proche de nous que la mer, du son n'en faisait pas.
La brume s'évaporait bien, c'est sûr, mais ça aussi c'est neutre en émission acoustique.
Le Dr Temitope ne comprenait pas ("je ne comprends pas", a-t-elle dit, ce qui m'incite à penser qu'elle faisait semblant de ne pas comprendre, que c'était douloureux de me comprendre mais possible, que ça tirait vers la part non-humaine d'elle, une part inconfortable j'avoue).
Il aurait fallu faire un pas vers moi dans ma direction mais elle est restée là, sur son piédestal joliment planté dans ce jardin argileux, planté depuis sans doute avant le temps des jardins et de l'argile, depuis des temps antérieurs au loch même : depuis l'époque des laves.
"Je ne comprends pas : vous devez bien avoir une vie, des proches, une âme, des gens qui comptent pour vous, ou vous qui comptez pour eux, un job, des études, une passion qui sait, peut-être même une petite-amie et/ou un (it's confusing these days), bref un souffle, vous voyez ?"
La conversation s'est poursuivie dans le son des froissements d'emballage, il était question de ranger tout ce qui avait été dressé sur cette table en tek d'extérieur : pots de confiture, miel, thé, yaourt, céréales et tutti quanti, le tout dans une de ces morosités.
Elle a essayé de me convaincre qu'une jeune vie comme la mienne avait encore de l'avenir sur le chemin de la normalité.
Je ne dis pas que je n'ai pas été tenté de m'en remettre à ses conseils et de rentrer chez moi.
Même que l'espace de quelques pauvres secondes, j'ai vacillé.
Une vie de confort et, oui, d'aise s'offrait à moi si je renonçais à l'idée idiote de suivre dans la nature une bête pour mettre la main sur son œil ; une vie de chaleur, une vie de bonne entente avec mes contemporains ; une vie en toute intelligence.
Or qui voudrait dire non à une vie intelligente ?
Je me suis vu grosso modo en sens inverse : marcher le long des routes en sens inverse : faire du stop en sens inverse : prendre un avion en sens inverse : un train en sens inverse : marcher dans une ville sachant parler ma langue maternelle en sens inverse, le tout jusqu'à...
... une putain de chambre en cité U de 13 ou 14 mètres cubes ; non, carrés.
Et la vision s'arrêtait là, de quoi m'ôter de la tête l'envie de reprendre l'avion aussi sec pour m'entendre dire à la barbe du Dr Temitope : "je ne rentrerai chez moi qu'après crevé le mystère de cet œil".
Pendant un moment, l'image de ce futur alternatif et normé est resté en surimpression de mon champ visuel, insinuant un genre de disjonction étrange.
Un geste comparable à celui consistant à se prendre le pouls tout en regardant le chronomètre faire : compter d'un côté le nombre de pulsations, voir de l'autre se distendre le temps des montres, puis mesurer l'écart entre les deux chiffres sans bien savoir ce qu'il recèle.
Et, surtout, combien il pèse.
Devant moi Temitope a passé l'éponge, sur la table en tek et sur nos échanges, au propre et au figuré d'un même geste, me disant néanmoins, déçue par mon obstination : "vous devez bien avoir des proches qui tiennent à vous, qui voudraient vous voir revenir ?"
Elle disait ça comme si j'allais disparaître, m'enfoncer dans la blancheur en suspension qui lorgnait sur le loch (ou qui sait plutôt était issu de lui) pour ne plus jamais en sortir.
Il y avait dans ses yeux un éclat qui disait à la fois : "ne renoncez pas à devenir quelqu'un, il en va de votre vie" et : "je connais parfaitement les bêtes sauvages qui circulent dans l'ombre, même jusque dans nos pays civilisés, et nos peaux sous leurs crocs sont de la soie."
Je lui ai tout simplement dit qu'il ne fallait pas s'en faire pour moi outre-mesure.
Après tout, n'étions-nous pas rien l'un pour l'autre ?
Suite à quoi elle m'a lancé au visage ce que grosso modo et au mot près m'avait déjà lancé au visage un homme, Gowan, quelques jours ou semaines en amont, avant que devant lui je disparaisse :

C'est vrai ça, pourquoi ?
* * *
Alors je lui ai dit pourquoi.
Pour comprendre, il faut revenir quelques semaines en arrière.
J'ai des proches près de moi d'accord, sauf que ces proches sont loins (s'agissant de celles et ceux avec qui j'ai comme qui dirait de l'ADN en commun), ou focalisés sur d'autres priorités existentielles : lambeaux de leur couple, rudes études, entrée dans la vie active, etc.
Je passe le plus clair de mon temps dans ma chambre d'étudiant, qui ressemble à de l'EHPAD un peu, si on regarde bien.
J'ai l'alibi de devoir m'absorber dans mon mémoire de fin d'études : en vérité je peins des yeux avec un stylo Bic dans un carnet pourri et puis je les regarde, et puis je les compare entre eux, et puis je lève les yeux de ces yeux et je ne vois plus sur le monde que des yeux.
Sans doute est-ce de cela qu'on parle quand on parle d'empreintes.
Je suis emprunté, quoi.
Je n'ai pas encore le projet de retourner sur les lieux de la mort de Léo : je suis loin de Léo, physiquement et en pensées ; personne ne pense que je suis tourmenté par la mort : la preuve, je suis tourmenté par un œil et la mort n'a pas d'yeux.
L'une des rares avec qui je communique (le plus souvent la nuit), c'est l'amie de Léo, qui m'appelle ou m'envoie des messages depuis qu'on s'est revus, qui croit sans doute que désormais je connais son prénom mais c'est faux : je ne sais pas son prénom ni ne le veux savoir.
Par commodités néanmoins, et pour éviter de m'en remettre à une suite de chiffres vide de sens quand je cherche à la contacter, ou quand je décroche à l'un de ses appels, j'ai entré son numéro sous la fiche "Belle".
Elle l'est.
Quand il m'arrive de voir du monde, et que ce monde s'enquiert de ma situation sentimentale, demandant par exemple si "avec cette fille nous sommes ensemble", je réponds la seule chose que je sais : c'est-à-dire que je ne sais pas.
Nous nous parlons régulièrement ; il nous arrive de nous voir ; elle vient des fois en ville ; elle reste dormir ici ; bibliquement on s'explore, on se perd ; on dort à deux dans un lit fait pour un ; on se fait des fois des grecs ou des bobuns ou des cinés digérés aussi sec.
Somme toute on fait ce que tout le monde fait.
Je ne peux pas pour autant affirmer que l'on s'aime, je peux même mettre ma main à couper du contraire : le triangle est toujours en vigueur entre nous : moi la désirant elle, elle désirant Léo, Léo me désirant moi : rien n'est à l'équilibre.
Ou alors c'est précisément le contraire, et l'équilibre repose sur une forme d'inassouvissabilité collective.
De toute façon, nous ne sommes pas seuls.
Belle a un autre mec en vue dans cette ville loin de ma ville où elle fait sa vie ; moi je sors de 18 mois de "relation" on and off avec cette fille en Erasmus dont la famille est riche et qui souhaitait que notre histoire soit secrète "pour pas que ses parents sachent".
Soit : ses parents n'ont rien su.
Mais même moi suis maintenant infoutu de savoir si c'est fini ou non.
Elle ne m'aimait pas, je ne l'aimais pas : on était bien ensemble.
"C'est la vie", disait-elle souvent dans un français parfait (puisque dans son pays, on parlait déjà ça, un français parfait).
La belle affaire.
Belle, elle l'était moins que Belle, quoi que suffisamment pour qu'on s'étonne qu'elle m'ait choisi moi, à supposer seulement que chacun choisisse jamais quiconque quand il est question de réagir primitivement aux phéromones des autres.
Belle sait qu'elle existe : ce n'est pas réciproque : pour se comprendre, encore faut-il se parler : ce n'est pas notre cas.
De la même façon, Belle ignore que je l'appelle "Belle" ; ou plutôt : elle le sait sans le savoir : elle sait qu'il m'arrive d'avoir ce mot en bouche et que ce mot vient d'elle, voire la désigne ; elle ne sait pas que je ne sais rien de son état civil.
C'est elle qui un matin me dit que mes croquis de gouttes d'eau sont glauques.
"Quelles gouttes d'eau ?"
Alors elle me montre mon carnet dans lequel chaque jour je dessine un œil, façon "All work and no play makes Jack a dull boy" dit-elle, ce qui est un peu étrange, voire flippant ("en tout cas dans le film ça se tourne mal").
"Ces yeux ne sont pas des gouttes d'eau mais des yeux" (moi) ; "les yeux humains n'ont pas cette forme de goutte" (elle) ; "les yeux des bêtes non plus n'ont pas de forme de goutte" (moi) ; "certaines bêtes si" (elle) ; "et quand bien même ce serait un œil de bête ?" (moi).
Et ainsi de suite.
Bien avant le Dr Temitope, elle me tance sur mes lacunes techniques en dessin, ne comprenant pourquoi sur tel croquis la pupille nous regarde, pourquoi sur tel autre elle semble attirée par un autre point hors champ sachant capter son attention.
Pourquoi cette même pupille est fibreuse et non lisse, pourquoi le globe de l'œil ne ressort pas, ou l'épaisseur de la paupière, et y avait-il des vaisseaux et si oui où, comment disposés...
Quand je lui raconte combien cet œil vient me trouver en rêve, comment son image me reste en tête, comment il continue de briller quand je ferme les miens, semblant s'imprimer au fer rouge sur la rétine, elle me répond que la nuit je ne fais pas que voir, je parle aussi.
Quand je veux savoir précisément ce que j'ai dit, c'est une tout autre affaire : "un gloubi-boulga de syllabes et de phonèmes" (je n'obtiendrai pas mieux).
Là, nous ne sommes pas d'accord : elle est du genre à croire que ce que l'on dit dans le vide lorsqu'on s'estime inécouté n'a aucun intérêt, j'ai tendance à penser le contraire.
Je la presse de questions ; j'aimerais qu'elle reste éveillée pour me veiller dormir ; à l'entendre je suis dérangé ; je suis surtout dérangé qu'elle décline ; elle m'envoie sur les roses ; je n'ai qu'à enregistrer moi-même ma nuit avec un téléphone ; je ferai mieux, je filmerai.
Sur les premiers rushs déroulés dans la paume de ma main, nul mot intelligible, nul son sensé, rien que des appels d'air rendus audibles par l'entremise des cordes (vocales, donc de la voix).
Les jours suivants ces nuits sont enfouis sous la contemplation d'un corps qui est le mien sans pour autant être investi des esprits qui le caractérisent ; un mouvement et c'est l'émotion la plus soudaine ; l'atonie et je n'aspire plus qu'à m'endormir avec lui.
Pour des rasons de stockage, après l'avoir visionnée, j'efface systématiquement la nuit précédente pour faire place à la nuit qui arrive : c'est une assez bonne métaphore de notre vie sur terre.
Le son, ceci étant, reste un mystère : j'entends par là le sens des mots prononcés (car ce sont bien des mots).
Le problème c'est à la fois la rareté et la profusion : en somme, c'est le nombre.
Soit ils sont trop épars, et nulle phrase ne lève jamais de ce qui sort la nuit de ma gorge, soit ils sont trop foisonnants et alors il convient au préalable d'en supprimer la moitié ou les trois quarts pour tâcher de révéler la moelle de ces (si c'en est) discours.
Même en faisant ça et en m'y appliquant la plupart du temps j'en ressors bredouille.
Même en procédant à des collages, même en jouant d'un code couleurs pour isoler les sons, tisser des correspondances, même en cherchant à en reconstituer le sens, jamais le sens n'avance.
Ma dernière tentative a lieu un dimanche : huit jours plus tard je dois rendre mon mémoire : ce sera une semaine décisive : la nuit même, Belle venue, mon corps sans mon accord la cherche, des fois la trouve, tout est filmé, rien n'est non-consenti : elle est éveillée, moi pas.
Le lundi, avant son train pour repartir, Belle jette un dernier regard aux croquis de mes yeux : ceux qui se sont imprimés sur la page opposée par hasard, symétrie de l'encre et reproduction carbone aidant, débarrassés du superflu, sont plus parlants que les vrais.
La copie est plus réelle que l'original ; l'écho du bruit est un meilleur son que le vrai.
Je regarde ça comme on regarde l'empreinte d'un tampon : débarrassée de ses pâteux surplus d'encre, concentrée sur des lignes fermes qui en tiennent le motif, partielle par moment quand la pression n'est pas la même partout, esquissée presque.
Belle est bercée par une pensée qui souffle à l'intérieur de sa belle tête, elle la transcrit en formulant cette chose étrange : "les gens sont trop souvent la version boursoufflée de l'esquisse, rarement l'esquisse elle-même : c'est un tort".
Je vois très bien qu'en choisissant de dire "les gens", elle évite de dire "les mecs", et qu'en sous-entendant "les mecs", elle s'abstient de me prendre pour cible.
Désabusée Belle dit : "vous êtes juste des crocodiles, c'est tout ; c'est triste mais c'est comme ça ; toi l'autre nuit, tu fais le crocodile sans même t'en rendre compte ; il n'y avait bien que Léo à ne pas être un crocodile mais c'est normal : lui, c'était un homme à l'envers."
Je suis resté sonné par cette déclaration de désamour reptilienne.
Nous nous sommes dit adieu comme des gens civilisés et je l'ai raccompagnée à son train, derrière la vitre duquel elle m'a fait un signe de la main digne d'un cortège royal.
De retour chez moi j'ai remonté le fil d'un historique internet sur mon ordinateur dont je savais qu'elle en avait usé.
Voilà ce que j'y ai trouvé : une série de BD dépeignant l'homme comme un crocodile, or donc comme un porc ; un roman de Fred Vargas intitulé "L'homme à l'envers" ; une émission de radio sur le diable où l'on entend la phrase suivante : "il faut savoir contrôler ses viscères".
Une fois encore, je suis dans l'incapacité de savoir si cette histoire est terminée ou non, si cette rupture en est une ou pas.
Je suis tenté d'appeler à l'aide un proche pour savoir quoi faire en pareilles circonstances, et surtout quoi penser, mais je sais d'avance ce que le proche dirait ("une féministe-sataniste, il ne manquait plus que ça", ou bien un truc du genre), du coup ben je m'abstiens.
Le mal ou le malin vient des viscères (voilà ce que je me retrouve à me répéter, sans trop savoir si ça m'avance ou pas, et si oui où, du moins dans quelle direction).
Tout ce qu'elle a laissé derrière elle tient dans ces requêtes Google dans la mémoire d'un navigateur web, ou dans ce bocal de "crème de corps" oublié dans la salle de bain (existe-t-il des crèmes d'âme ?).
Le mardi, je réalise à force de regarder le texte de mon mémoire sans le lire, et surtout sans le reprendre ni le compléter, que le déroulement d'une journée type avec Belle est le même que celui de celle-ci sans.
Pour fêter l'irruption d'une pensée pareille, je ferme mon document et m'attèle à l'exécution d'un croquis cubiste de mon œil.
Cubiste, je me comprends.
Le mercredi, de retour dans le cambouis du mémoire : au lieu d'effacer un mot, j'efface une phrase ; au lieu d'une phrase, j'enlève une page ; au lieu d'une page, j'en supprime dix ; bien vite, c'est la trépidation.
Par dessus le marché, le bruit (virtuel) de la corbeille qui se vide, donc des octets qui s'évaporent, est tout à fait addictif.
Passé tout ce tumulte, c'est l'épuisement : si seulement on pouvait remplacer chaque mot, chaque syllabe, chaque son, chaque lettre par des images ou des esquisses d'images ou des traits basiques ou des points distendus ou l'ombre de la mine approchant... tout serait plus simple.
Mais non.
Le jeudi, c'est relâche et j'y ai droit : même Dieu s'est arrêté un jour dans son labeur, remettant à plus tard la remise de son projet en repoussant la deadline au lendemain.
Tous ces yeux qui me regardent faire (ne rien faire) sur ce carnet de croquis ouvert à la page XY semblent me mettre au défi d'aller outre (mais d'aller outre quoi ?).
Faire semblant de ne pas les voir est un effort.
Le vendredi, c'est la sidération : quelque chose ou quelqu'un quelque part au Royaume-Uni tue des bêtes, tue des gens indifféremment, avant d'enterrer leurs restes à faible profondeur, si bien que fatalement un beau jour ils émergent et on finit par les trouver.
Je ne peux décemment pas me consacrer à quelque tâche universitaire que ce soit devant une telle stupeur et des représentations mentales aussi abjectes ; en attendant que le flux me revienne, je me défoule sur les croquis oculaires, qui n'ont plus réellement de formes à présent.
La pupille est présente : noire elle a tendance à absorber toute l'encre : elle prend des proportions considérables : parfois elle occupe toute la place dans la case de ma page et tout l'œil est en elle, absorbé quelque part.
D'autres fois je la fais fine, étique : elle ne montre d'elle que l'épaisseur d'un trait, et encore : ce n'est plus une esquisse, c'est une idée d'esquisse : parfois je vais au bout de mon idée et le croquis de l'œil reste en dedans, une page vierge.
Je fais le geste, mais je ne trace pas : il n'y a pas jonction ni avec la mine ni avec le papier : il y a approche, contexte, osmose, et au final mouvement, mais aucune preuve d'une graphie possible.
Chacun reste chez soi : et le graphite et la page du carnet.
L'un provient d'une variété de carbone cristallisé, l'autre est issue d'une pulpe de fibres cellulosiques.
Est-ce que ça change quelque chose de le savoir ?
Est-ce que ça change quelque chose à quoi que ce soit de savoir quoi que ce soit à propos d'aucune de ces choses ?
Le samedi, je réalise n'être plus sorti de chez moi depuis le départ de Belle, que mon frigo est vide et ma tête bien trop pleine : j'enfile un sweat sale et sale je sors sans même m'être vérifié dans le miroir.
Dans la rue, on me dévisage, je dois faire peur à voir : mes cernes mauves sont sèches, mes cheveux gras tombent bas.
À la supérette, près des caisses, je tombe en syncope devant la une locale du canard local : "les CRS avaient la syphilis".
Ce n'est pas tant le titre du journal que l'état dans lequel je me vois reflété dans le revêtement dur d'une boîte en alu qui me saisit : je n'ai pas visionné l'enregistrement de ma nuit ce matin.
Personne ne sait (à commencer par moi) ce que j'ai fait ou n'ai pas fait pendant que la nuit allait où la nuit va dans notre dos chaque nuit.
En levant la tête sur cette supérette baignée aux néons blêmes, je détaille chaque visage près de moi dans les queues, chaque œil dans quoi se mire mon œil : savent-ils, elles, eux, ce que leur corps a fait dans le dos de leur corps, la nuit dernière, toute la nuit durant ?
Et quand ce n'est pas la gueule des gens, ce sont les mots qu'ils se disent...
Lui : "je te préviens, j'achète un paquet de PQ par quinzaine, au-delà c'est l'embargo sur la merde".
Elle : "cette série, c'était toute mon enfance et maintenant que les acteurs ont vieilli, de loin ils ont l'air plus jeunes qu'ils ne l'étaient à l'époque (de près ils sont bouffis)".
Lui : "la tartiflette d'hier, elle m'a fait prendre 700g".
Lui : "le problème avec les brocolis, c'est que ça sent les brocolis".
Lui : "pas question que je mette les pieds dans ce bureau de Poste : pendant que tu déposeras tes colis au Pony Express, je t'attendrai devant comme un baudet attaché à l'abreuvoir".
Autant dire que j'ai déguerpi.
De retour dans le vide de la chambre, assis à ma place à ne rien faire, derrière un bureau sans rien dessus, le ventre creux et la tête embrumée, je me dis certes je ne me suis pas *nourri*, mais au moins je suis libéré de la tourbe du monde.
Ce n'est pas rien.
Car il faut savoir qu'on vit là dans un monde dégueulasse.
Le dimanche, je trouve dans un fond de placard un fond de paquet de riz : je me le fais : je mange ça.
C'est bon le riz quand on a que ça.
Si ce n'est pour soustraire du texte ou en ôter des pages entières je n'ai pas avancé de la semaine sur ce mémoire à rendre le lendemain.
Ne rien faire, c'est courir à la catastrophe ; faire quelque chose, n'importe quoi, c'est courir tout autant vers une même catastrophe (et tout est comme ça dans la vie, il me semble).
Il convient donc de faire un pas de côté, juste.
Cesser d'envisager se comporter comme le monde entier estime qu'il est de ton devoir de te comporter, pour une raison qui nous échappe un peu d'ailleurs, si ce n'est cette forme de bizutage généralisé qui domine les esprits : "si je suis passé par là moi, autrui aussi le doit".
Je ne rends donc pas ce mémoire de fin d'étude ; je saborde plusieurs années de travail en toute décontraction ; le meilleur dans l'histoire c'est que pour tout gâcher il me suffit de ne rien faire ; et c'est peu dire que je m'y emploie.
Il va sans dire que je ne préviens personne.
Personne ne sait ce que je fais ou bien m'apprête à faire (c'est-à-dire rien).
Personne ne me voit vider un modeste compte épargne issu d'un petit héritage censé me permettre de "bien partir dans la vie".
Personne n'a l'idée de m'empêcher de réserver un billet de train, puis d'avion, puis de car pour les Highlands, puisque personne n'en a conscience.
Et le lundi venu, comme plus rien ne me retient ici, comme Echenoz avant moi "je m'en vais".
Il faut savoir que mon point de départ est à 250m d'altitude au-dessus du niveau de la mer ; mon point d'arrivée est à 9m.
Malgré les 1819,8km d'écart, seuls 3 petits hPa d'écart sont à noter en terme de variation de pression atmosphérique.
La teneur des conversations en revanche est la même d'un côté comme de l'autre de tous les bras de mer : c'est la compétition des cons pour aller dans l'espace le premier avec tout leur pognon VS on ne veut pas que les migrants migrent (amen).
Pour le reste, à une ou deux légères exceptions près (Léo n'est plus vivant du tout, moi je suis seul), je me retrouve à revivre une enfilade de scènes déjà vécues plusieurs mois en amont :

La vie est un interminable recommencement.
Rien n'est écrit d'avance ; tout est déjà écrit.
À peine débarqué du car à Inverness (un car n'est pas un bus et vice versa, la présence de soutes à bagage et le trajet interurbain devrait nous aiguiller) qu'il me faut déjà repartir ; cette fois, de retour sur les lieux non du crime mais de nos derniers matchs, je ne reste pas.
Quand bien même je déciderais de rester fixe, le mouvement permanent des sphères dans le système solaire, et du système solaire en sa galaxie, et de la galaxie par rapport à d'autres, et de ces autres dans l'univers, etc. jusqu'à X œil cosmique autour de quoi tout tourne, tourne.
Mais moi non : rien ne tourne : ni en ni hors : où que j'aille je vais droit.
L'idéal, après tant de temps passé arrimé au même endroit, l'âme et le corps forclos dans une seule pièce, accolé à la table, ce serait de ne plus jamais cesser de se mouvoir.
Alors on fait pulser la pompe, on envoie du sang dans les membres, on joue le jeu des articulations et on allonge les os, on jette le plus loin possible de soi des bras et des jambes qui, mus par une action de balancier finalement, ne manqueront jamais de nous revenir.
Intacts.
Quand la fatigue s'en vient, il est temps de remettre du carburant dans la machine : de l'eau, principalement, du sucre, des nutriments X ou Y et qui puissent tenir sous la forme d'une barre compactée enrobée d'un film plastique pour la tenir, elle aussi, intacte dans le tumulte.
On peut même s'alimenter, s'abreuver voire se défaire de certains de ses fluides corporels si la chose est bien faite sans jamais s'arrêter de marcher.
Marcher, là, c'est la base ; marcher, c'est le degré zéro.
Voir, cela vient ensuite, dans le prolongement du mouvement, ça sort de soi après l'élan premier qui est quand même de mettre un pied devant l'autre.
Ici, principalement des arbres bordant la grande route.
Et là, quelle que soit par ailleurs la saison, l'automne pané et ses lueurs.
La vibration des feuilles revenues dans le souffle du vent.
Il faut plus de douze heures à pied pour aller là où le corps de Léo a été retrouvé et il me plaît à croire que je les parcours sans assistance mécanique ni transport d'aucune sorte.
L'arrivée sur place se fait au prix d'une forme de fonte de l'organisme qui me coule dans le dos.
Mes dessous de bras sentent une odeur inodore à mon nez.
La peau me colle à la peau.
Ici, il n'y a plus guère que la nature, l'ombre d'elle, la végétation feuilletée et le lichen du ciel s'accrochant par moment dans les interstices.
Après avoir quitté la route en dur, et m'être enfoncé jusqu'à un genre de fontaine de Barenton locale, bien qu'ayant lu les mots sur de la pierre gravés en caps lock "cette eau n'est pas potable", déshydraté je l'ai potée.
Il faut s'imaginer la rencontre entre les gouttes de sueur s'arrachant à l'attraction des cheveux et la surface laquée de l'eau de la fontaine.
Ayant comme tout un chacun déjà assisté à des scènes similaires par le passé, me voilà traversé par la prodromie de l'onde capillaire à venir.
Suivie bien vite de son apparition.
Sincèrement, je suis tellement vidé de mon énergie que je pourrais tout aussi bien me rouler en boule sur le sol et m'endormir là, en orbite fixe autour de l'eau qui tremble.
Peut-être même que je le fais.
L'humus est un matelas suffisant pour qui s'apprête, certes à X années ou dizaines d'années de distance, à entreprendre la lente métamorphose de son corps carné en humus aréneux.
De sorte que ce sur quoi je m'étends est à la fois un vestige et les prémices de ma propre matière.
Personne ne m'a fermé les yeux si ce n'est moi seul, de l'intérieur et non de l'ex, sans que l'esprit jamais ne s'en mêle, sans courage, sans conscience.
Me dire que je suis mort ici d'épuisement auprès de cette fontaine serait une incongruïté narrative doublée d'un paradoxe temporel, raison pour laquelle je ne le ferai pas.
Tout ce que je sais de la nuit qui s'en suit c'est qu'au-dehors le souffle du vent déferle, faisant fléchir les branches, et qu'au-dedans la respiration manque, amenant les poumons et les bronches à marcher sur un fil entre combien d'apnées.
Si l'on fait la moyenne des deux, nous sommes à l'équilibre.
Si l'on regarde bien, la couche de peau qui me recouvre le corps et celle plus synthétique qui me couvre la peau sont chacune humectée d'un semblant de rosée noire.
L'eau, l'humide ou le moite restera noir(e) jusqu'à ce que la nuit se retire (marée descendante).
Astuce : laisser venir sur soi les premiers aléas du soleil pour métamorphoser l'ombre en lueurs argentées.
Si le noir ne fait que virer calmement au mauve, c'est que ce n'est que le début.
Si le bleuté s'en mêle, c'est que l'aube lève ou s'apprête à lever.
La couleur, de toute façon, est secondaire, probablement fictive (et "préformée dans l'œil", dixit Goethe).
La texture de la rosée séchant sur un peu de sa peau dans le souffle du vent est, elle, bien réelle (et partout).
Et voilà comment le jour reprend le pas sur l'adret de sa nuit.
Le plus dur dans ces moments-là, ce n'est pas le décollement des membranes (ouverture des paupières douchées d'or), c'est la mobilisation des énergies pour ériger un corps et renouer avec la bipédie.
Le ciel vu d'ici est bas et clair, plus bas et clair qu'à la jonction d'une tempe avec le sol.
Plus loin la terre est mauve.
La nuit se défait d'elle à mesure que l'humus dégorge sa rosée.
"Y a ici des brindilles, de l'araçà, du bon bois" (ou pas).
C'est un truc que j'ai lu dans l'avion en venant.
Un peu plus loin dans cette même page 80 que je cite, on lit : "Hé, au milieu de la forêt, ça brille : allez voir, c'est pas un œil, non - c'est une tiquira, une goutte d'eau, une résine d'arbre, un insecte, une grosse araignée... Vous avez peur ?"
Cette histoire n'a duré que le temps du vol ou le contraire : le vol a couvert toute la durée de l'histoire.
Pendant, tout ce à quoi je parvenais à penser c'était ce film, "Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures", dont l'affiche figurait dans la chambre de Léo.
N'ayant pas moi-même vu le film en question, ce souvenir d'un souvenir du film est, finalement, une forme de vie antérieure à part entière (mais de mon vivant).
Quand je repense à Léo, je ne me sens pas coupable d'être en vie par rapport à lui qui ne l'est plus ; je me sens coupable de savoir qu'il est mort quand mon moi passé, seul capable d'encore le côtoyer de son vivant dans ma mémoire, l'ignore.
Je me revois près de lui à vivre l'insouciante banalité de la vie avant la mort et je m'en veux d'être incapable de l'avertir du futur qui l'attend (comprendre donc le passé).
Voilà pourquoi c'est impossible de penser.
Voilà où ça me mène.
Dans un trou de verdure pris entre deux mâchoires de cailloux.
Le chemin mauve (le sentier ou la laie, la voie, la sente) en est la langue, muscle gonflé de sa salive à ce point de jonction entre la nuit, le jour.
Je marche sur ça, lent ; lent le pas laisse l'empreinte de sa forme sur la muqueuse un peu molle ; molle est la pente qui s'enfonce dans une gorge, plus bas.
L'ombre a tendance à disparaître avec la déclivité avant le corps, preuve que l'apparition précède le plus souvent la matière.
À son point de jonction avec le sol, cette ombre est tout sauf plane, il y a du grain en elle, c'est une matière aussi.
Chaque fois que je m'y penche pour sentir sur la pulpe des doigts sa texture, elle me tend la main pour y toucher la mienne.
Si je pouvais passer de l'autre côté et devenir moi l'être en deux dimensions sans ampleur, sans écho, sans volume, pour qu'elle en échange prenne en charge la délicate opération du mouvement et de la pensée à l'air libre, je le ferais.
Devenir un pur être machinique répondant aux besoins de l'articulation de la matière et du déplacement sur un axe, voilà mon ambition dans la vie : somme toute me défaire de ma capacité de réflexion en me consacrant à la réflection d'une forme, et c'est tout.
Qui n'a jamais rêvé d'être réduit à une forme, ou une forme d'une forme, pour que s'évanouissent la pesanteur et le tumulte de l'esprit ?
Une forme semblable à celle, mauve et non noire, qui sait jaillir de mon sillage tant que je marche, là où chaque semelle a laissé sa trace.
"Je ne suis pas d'ici, mon nom n'est pas le mien, je n'ai pas un amour, je n'ai pas de foyer. Ai-je un corps ?"
Encore une réminiscence d'une lecture à 30 000 pieds dans un avion low cost.
Car les mots, les phrases, les pages, les paragraphes, les verbes, le tempo, ça monte vite à la tête ; plus vite que les livres, en tout cas.
"Je découvre, aussi, que les autres morts ne pardonnent pas au mort qui revient doucement à la vie."
"La vie est tout entière dans le futur."
Et combien d'autres bribes à me revenir en tête alors que je descends plus profondément que jamais dans cette gorge rauque, qui est aussi mauve qu'elle est sombre...
Quand tout se resserre, c'est que l'abrupt approche.
À un moment donné, il faut savoir disparaître quand l'occasion se présente de ne faire qu'un avec l'obscurité.
* * *
Je suis resté chez Temitope des jours.
La journée, elle me laissait seul chez elle avec des instructions à suivre.
Pendant qu'elle mettait, 10 heures par jour, à la clinique ou elle exerçait, les mains dans le cambouis des yeux d'autrui pour accomplir sa mission sur cette terre (aider quiconque à voir mieux), je consentais à ce qu'elle devienne mon maître.
Elle laissait à mon attention des mots plus ou moins brefs, signés de sa main, qui pouvaient dire des trucs comme : "une respiration lente, profonde et une circulation plus intense aident à un meilleur fonctionnement du système nerveux parasympathique".
Il faut m'imaginer méditant allongé sur de l'herbe, douché par le crachin locheux, mes vêtements adhérant à ma peau comme une nouvelle sueur, les yeux "ouverts à l'intérieur de paupières closes", laissant entrer la lumière d'un soleil blanche s'insinuant à travers la membrane.
Quelle fucking perte de temps.
Si je n'ai pas dit au Dr Temitope ce que je pensais de son enseignement les premiers jours, c'est qu'elle n'était que mon maître à voir, pas mon maître à penser.
Je lui faisais néanmoins suffisamment confiance pour endurer dans son dos cette curieuse colocation avec un chat, le sien, lequel avait manifestement un problème avec le principe de la vie en captivité (mais enfin qui n'en a pas ?).
Le soir, la première chose que Temitope me disait une fois rentrée, c'était : "everything went well ?" ; la seconde consistait à m'informer de ce qu'elle avait écouté dans sa voiture pour égayer sa route brumeuse.
Notre contrat stipulait que c'était à moi de préparer le repas du soir, et que c'était à elle de s'enquérir de mes progrès quant au rituel de "sunning", qui consistait à emmagasiner de la lumière dans mes yeux pour mieux voir, avant 10h le matin et après 16h l'après-midi.
"Il faut quotidiennement déverser un peu de soleil dans le trou noir que c'est la pupille de notre œil."
L'histoire ne dit pas si, par le biais de la pupille, la lumière, comme paraît-il dans un trou noir, accède à la singularité temporelle indispensable à toute tentative de déplacement dans le passé.
Quand bien même j'aurais souhaité la suivre dans ce dédale pour remonter en arrière dans ma ligne de vie et éviter à Léo de mourir, je n'aurais pas su mettre en œuvre le geste consistant à rapetisser suffisamment, escalader ma propre face et me jeter dans le globe oculaire béant.
La nuit est de toute façon tout aussi noir en plein cœur du cœur d'un œil, même ouvert sur le monde, aussi peut-on prédire que je n'aurais rien vu que je n'avais su voir la première fois.
"Il est fondamental de ne jamais éradiquer de nos vies l'énergie de la lumière" (lumière soulignée deux fois, dans les instructions manuscrites du Dr Temitope).
Après le temps du "sunning" vient celui du "palming" : quand le soleil a suffisamment empli l'espace de ton regard, il convient de l'y enfermer de longues minutes pour le garder en toi en te bandant toi-même les yeux à l'aide de tes mains.
Pendant que tu fais ça, tu ne fais pas autre chose.
"La chaleur relaxe la région qui entoure les yeux et d'autre part ce contact chaud incite le cerveau à augmenter le flux sanguin, l'apport oxygénique et nutrimentiel, nous procurant immédiatement (immédiatement est souligné) une sensation de mieux-être."
Quand ce n'était pas des postures de relaxation, c'était des exercices pratiques plus concrets : "laisser aller les yeux sur les détails, sans pour autant perdre la notion d'ensemble, nous aide à restaurer le fonctionnement naturel de l'œil, prévient la rigidité du regard".
"Très important : ne pas oublier de se masser les orbites, la tête, le cou et aussi de cligner (cligner est souligné) des yeux à chaque fois que l'on sent une rigidité dans le regard."
"Avec le temps, cette pratique du bon usage des yeux, appliquée à la lecture, nous donnera la sensation que les mots semblent osciller en sens inverse de celui des yeux."
"Il faut laisser le mouvement activer la vision périphérique, en regardant devant soi et en percevant les choses qui glissent d'un côté et de l'autre de notre corps."
"L'obscurité seule ne suffit pas à reposer les yeux : ils continuent à se fatiguer pendant que nous dormons si nous ne parvenons pas à chasser les soucis et tensions de la journée."
"Fermer sa paupière avec la pointe des doigts pendant que l'autre œil s'ouvre et se ferme doucement, et puis cligner de cet œil, en un geste presque imperceptible, comme le battement d'aile d'un papillon, en même temps qu'on envoie l'ordre de ne pas cligner à celui qui est clos."
"Le secret consiste à ne pas fixer les images qui passent ; au contraire, maintenir le regard à distance en laissant les images les plus proches défiler."
Et ainsi de suite.
Après une semaine ou deux de ce régime oculaire-là, on devait être capable, disait le Dr Temitope, de voir venir le monde en sens inverse de soi et non plus le contraire.
C'était censé être une révélation.
Je me suis mis face au monde pour qu'il déferle et, comme il n'a pas déferlé et que j'avais des doutes sur la méthode du maître, j'ai considéré que toute l'expérience tenait à la fois de l'échec et de la perte de temps.
Bien sûr, le Dr Temitope a dit : "l'échec n'est jamais (jamais est souligné) une perte de temps".
Ce n'est pas la seule chose qu'elle a dite ; elle a dit que notre champ de vision était ample et le mien étriqué ; elle a dit que la vision périphérique ça se travaillait comme un muscle ; elle a remué ses 10 doigts de côté pendant que je regardais au loin et a dit : "tu vois ?".
J'ai vu.
Ce que j'ai vu surtout, c'est que le mouvement était autant dans les marges que dans l'axe sinon plus ; dans l'axe, tout se ressert ; au bord, forcément, ça (te) déborde.
Alors il faut imaginer le mouvement des branches, l'incomplétude, les ramifications, la circulation douce des énergies, de longs cheveux au vent par exemple ou la plume d'une aile de geai avant l'atterrissage, ou tout autre forme d'oiseau en quête de mets à thésauriser...
Et toutes ces choses vues que de biais, furtivement, passant proche, s'accomplissant dans leur inexistence, éprouvant l'éphémère, sans que l'on sache jamais distinguer ce qui est de ce qui ne fait que nous être soufflé par notre inconscience, notre inclination pour le faux.
Rien de tout ça ne vit jamais dans l'axe, tout est à trouver dans les sphères périphériques du regard, à l'extrême limite de l'hors-champ, pratiquement au niveau de l'oreille ; or qui peut *voir* ses oreilles sans recourir à l'action de la glace, du miroir ?
Le Dr Temitope m'a dit que j'avais encore beaucoup à apprendre ; elle m'a dit que je ne devais pas craindre de perdre mon temps ; elle m'a dit qu'est-ce que le temps ? ; elle m'a dit rien ne presse ; elle m'a dit cette chose-là : "personne n'a plus besoin d'être sauvé sauf toi".
Voilà pourquoi, au moment où j'étais prêt à tout abandonner de cette initiation étrange, j'ai décidé d'abandonner l'idée d'abandonner.
Comme souvent les décisions qui s'imposent à soi-même, c'était à la fois un bon et un bien mauvais choix.
Passons.
Quand, à la fin de mon initiation, dans le rai de lumière bleu de l'aube, avant que l'on se quitte à jamais elle et moi, le Dr Temitope m'a débandé les yeux devant la carte du territoire environnant, sous le flottement des branches proches étendant là mon regard à 180°, j'ai vu.
La circulation des veinules sur le grain du papier aux pliures marquées mais aplanies de main humaine formait soit des capillaires soit des cours d'eau.
Map of Northern Scotland, OS Road (Ordnance Survey), Orkney & Shetland, 1;250 000 scale.
Il y avait des lochs, il y avait des rivières, des ruisseaux, des fils de bleu sur des verts d'eau, des aplats gris, des monts triangulaires et signalés ainsi, des nappes de terres tressées à même des nappes de terres voisines et combien de sentes, de pistes, de voies cachées...
Dehors à voir cette carte pour ce qu'elle était (un monde de papier dans un monde de cellulose), nos regards à Temitope et moi étaient constamment balafrés de branches souples et de brindilles qui palpitaient au vent (le vent douchait nos corps).
Tous ces cours d'eau dessinés sur cette carte s'écoulant du bas vers le haut : des poils dressés sur de la peau humaine via le phénomène bien connu de l'électricité statique.
Une autre métaphore pileuse : les sourcils drus d'un scientifique avant, pendant, après l'épiphanie.
Tout ça pour dire : des euréka me sont venus.
Les bêtes ont besoin des cours d'eau pour boire.
Une ligne est toujours plus facile à suivre quand elle est elle-même en mouvement.
L'inclination la plus naturelle qui soit est celle des rives, des fleuves et des rivières.
L'eau est la source de toutes créatures terrestres, mais elle en est aussi l'enjeu.
Si l'eau s'écoule de l'altitude vers le niveau zéro des mers, l'eau se remonte aussi pour qui veut assurer la survie de l'espèce, se retirer vers des sommets de solitude, reconquérir un territoir... ou bien tout simplement chercher à rentrer chez soi.
Le Dr Temitope m'avait invité, avant le début de mon initiation, à faire demi-tour pour retrouver mon ancienne vie mais ce n'est pas moi qui revenait vers mon ancienne vie : c'était l'œil dont je traquais la trace, et autour la créature ou la personne à qui cet œil appartenait.
Suivant les cours d'eau, arpentant la pente douce, laissant dans son sillage le monde de la ville et des hommes dits modernes, laissant sa puanteur se dissoudre à l'air libre, dans le décor des quartz.
Se lavant là plutôt que dans la pollution des fleuves, disparaissant des radars de l'odeur, se sachant cherché même, pour ce que j'en sais.
Je l'ai vu là, lui ou elle, sur cette carte, petit comme l'insecte, fourbu par des semaines de marche, se retournant par pur souci de mise en scène comme se retourne celui ou celle qui, après avoir manqué son ascension sociale ou ses études à la ville, rentre dans sa cambrousse.
La carte, je l'ai emportée avec moi, cadeau de Temitope ; des vivres aussi, qu'elle m'a confiés ; un saut d'un gros quart d'heure dans sa voiture écoutant Queen ; une étreinte ; un mot d'encouragement ; nos adieux sur High Street, Crieff, à 12 miles de là, devant un arrêt de bus.
Lequel bus m'a conduit en moins d'une heure à Perth (le Perth d'Écosse et non le Perth d'Australie), avant un train vers Aberdeen (1h30 toutes les deux heures), puis un autre bus pour Banchory (1h toutes les heures).
Banchory borde le Dee (le et non la), ou bien qui sait le contraire, et le Dee poursuit sa route (ou pour le coup réellement le contraire, dans ce sens on le remonte, puisqu'il se jette en mer du Nord au niveau d'Aberdeen) notamment jusqu'à Birsemore, où on m'a déposé en stop.
À Birsemore, je n'étais plus qu'à une demi-heure à pied du Cairngorms National Park qui commence ici, dans sa bordure d'est, par une forêt : la forêt de Glen Tanar (Gleann Tanar en gaélique d'Écosse).
Sans le savoir, au fil de mon périple, j'ai traversé une galaxie d'ex-fiefs néolithiques abritant quantités de mégalithes que Léo aurait rêvé de voir ou de toucher.
Ne les ayant ni vus ni touchés moi-même, nous étions donc réduits à la même enseigne, bien que lui mort et moi non.
J'ai dormi dans une tente sous une nuit sans lune, imaginant Léo me rêver moi en symétrie, de l'autre côté de la toile, me demandant aussi si les morts en mourant emportent avec eux l'empreinte en eux de leurs désirs terrestres, inassouvis ou pas.
Malheureusement, aucune captation vidéo de mon corps en sommeil ne garde la trace d'une énigme pareille.
Les rêves et les pensées n'émettent aucune lueur.
Au réveil, la rosée était à la fois extérieure à la toile de tente et intérieure à la couche d'épiderme qui circonscrit mon corps.
Dans cette contrée, qu'on peut à la fois surnommer "le cairn bleu" et "les montagnes rouges", souvent les symétries sont de mise.
La preuve : marchant dans l'air de l'aube quand le sombre commence à se déprendre des sols, mon ombre était si prise en terre à la verticale de moi qu'on ne la voyait pas.
Il fallait être méticuleux pour ne pas poser le pied sur toute cette faune molle attirée par la couche aqueuse des chemins, et dont le nom sous ces latitudes s'étendait rarement à plus d'une syllabe : snugs, snails, worms, etc.
Si l'âme chez nous est molle sous des corps durs, peut-être est-ce le contraire dans le tréfond de ces créatures.
Je les ai regardé faire : être.
Ils ont depuis leur point de vue rampant dû me voir me confondre avec les troncs et les silhouettes d'épinettes rouges qu'il y a ici et dont l'odeur camphrée m'accompagne encore à ce jour, combien d'années plus tard.
* * *
Je sors de cette forêt malade à cause de la rosée.
Nous sommes des semaines avant que je rencontre le Dr Temitope et que je m'en sépare ; nous sommes au début de ce deuxième séjour dans les Highlands ; nous sommes dans la quête de l'endroit où Léo s'est tué ; c'est un échec ; j'ai sondé les noirceurs, mais je n'ai rien trouvé.
Non seulement je n'ai rien vu du lieu où il a chu, mais je n'ai pas non plus croisé âme qui vive tout du long ; aucune créature ; aucune bête sauvage ; pas d'insecte, pas d'oiseau, pas de pelage, aucun poisson dans les cours d'eau ; surtout, aucun visage ; donc nul œil.
Tout ce qui vit, c'est en moi que ça vit : bactéries gluantes s'agglomérant sous forme de mucus, ou plutôt devrais-je dire : un micro-organisme ubiquiste, unicellulaire et sans noyau surnommé procaryote.
Procaryote dans les sinus, procaryote dans le nez, procaryote dans la gorge et les eaux, procaryote sur mes chaussures après avoir vomi le peu que j'ai mangé ; belle façon de quitter les sentes de cette forêt mauve que de rendre du mauve, à mon tour.
Le village le plus proche est à quelques kilomètres à pied et je n'ai jamais marché si lentement (si lentement que mon ombre m'attend sur le bord du chemin, quel chien que cette ombre, oui mais un chien fidèle).
Le nom de ce village, et du loch le bordant, est Moy.
Il est sis entre Daviot et Tomatin.
Jadis il y a eu une gare.
On y compte 103 âmes.
L'une de ces âmes me tend un breuvage chaud à travers une fenêtre qui donne sur la rue principale.
Je bois ça et je lui rends son bol en plongée : le sol de son intérieur semble plus bas que le sol asphalté de neuf où mes pieds sont.
La mairie a dû il y a peu débloquer le budget pour refaire tout le macadam des routes et combler les nids de poule.
Je n'arrive pas à saisir si c'est un homme ou une femme mais je sais une chose : la personne attend, l'oreille au transistor, l'annonce de quelque chose d'imminent.
Je comprends à ses yeux qu'un pari est placé et dépend des résultats de cette annonce.
Je comprends aussi que pour tabler sur l'hospitalité de cette personne, il vaut mieux espérer que le pari sera remporté.
J'espère.
C'est un échec : qu'il s'agisse d'une course de chevaux ou d'un écrivain pressenti pour un prix littéraire, la personne part en claquant la porte après avoir jeté le transistor par terre.
Quelqu'un me recevra, à quelques mètres de là.
C'est un homme ; il m'assoit ; nous sommes dans deux fauteuils en cuir se faisant face ; il me fait passer un genre d'entretien d'hospitalité ; "je dois m'assurer que vous êtes bon" ; cette langue ne connaît pas le vouvoiement (ou ne connaît que lui) donc c'est moi qui dis vous.
Verdict : je ne suis pas bon mais presque (je m'en contenterai).
Il y a un arbitrage : je ne suis pas suffisamment bon pour séjourner chez lui, mais je ne suis pas non plus un nuisible : il me confie une toile de tente "très qualitative" ainsi qu'une bande de terre au fond de son jardin : je suis autorisé à y rester dormir autant qu'il faudra.
Je ne dois pas dépasser la corde à linge, sauf pour venir quérir de l'eau chaude ou du bouillon dans quoi flottent des pommes de terre au sucre (ce n'est pas une recette locale) ou pour l'usage de la douche.
Je ne suis pas censé faire couler plus de cent secondes d'eau chaude, et je ne suis pas censé faire usage de ses toilettes : je peux très bien faire ça dehors, à condition d'enterrer tout moi-même, "ce sera de l'engrais humain".
L'homme a une femme ; je ne suis pas censé non plus lui adresser la parole, sauf si c'est elle qui le fait, auquel cas ne pas lui répondre serait considéré comme une injure.
Elle a l'air triste quand elle me voit ; elle a l'air triste quand elle ne me voit pas ; elle a l'air triste en général ; faire remarquer (à elle ou à quiconque) qu'elle a l'air triste fait partie des choses que l'on m'interdit de faire.
Entre eux ils se parlent beaucoup ; ils ne font même que ça ; de l'extérieur on a la sensation qu'il la noie de paroles pour évacuer le moindre microgramme de silence.
Les seuls moments où ils cessent de parler, c'est quand je les regarde depuis le fond du jardin, ou quand je traverse la maisonnée pour gagner la salle de bain, auquel cas le mutisme est mise.
Tout le temps que je reste enfermé dans cette pièce étanche carrelée de bleu, ils attendent bien sagement que j'en sorte avant de reprendre le cours de leurs échanges.
Si je les croise dans un couloir ou au salon ils me suivent des yeux comme un insecte mauvais qu'on surveille pour savoir où il est quand il va te piquer.
Jamais je n'ai piqué.
Toujours ils restent sur leurs gardes.
L'homme n'est pas dénué de conversation ; même il a des avis sur tout ; la primauté du droit polonais sur le droit européen ; la défaite de la pensée ; la kärchérisation rêvée des élites ; la culture du chiffre dans les services publics ; l'industrialisation de la viande de porc.
Quand je lui parle des mutilations animales dont les médias se sont émus, à l'entendre je suis bien 150 miles trop haut : c'est arrivé plutôt près des Trossachs.
"C'est à cause des philanthropes et des 'conservationists' : ces fils de pute réintroduisent illégalement des loups, des lynx, des ours, des bêtes d'un autre temps."
"Ce n'est qu'une vaste histoire de viande et de prédateurs de viande, c'est tout."
Que le coupable ait enterré les restes des bêtes mutilées lui en touche une sans faire bouger l'autre : si les dépouilles ont été exhumées, c'est bien qu'elles n'étaient pas enfouies assez profond, hein ?
"De toute façon il faut se méfier des médias : les gens y disent des inepties car ils partent du principe que c'est ce qu'on attend d'eux : ils se conforment à la case et au format : ils imitent leurs inepts prédécesseurs : on ne peut pas leur en vouloir."
La principale qualité chez cet homme, c'était sa toile de tente : douce et légère, opaque, imperméable, facile à ranger et à déployer : raison pour laquelle je projete de partir avec une fois remis.
J'en ai pour deux trois jours ; je lui demande où est-ce, sur une carte, les Trossachs ; il me montre ; 150 miles, ça se fait à pied ? ; "non" ; puis, plus guilleretement quelque part : "le monde est un cimetière, vous savez".
Je sais.
Avant que je parte, après lui avoir promis de déposer la tente sous son porche (c'est un mensonge), il consent à me laisser attendre à sa fenêtre que mon téléphone charge à sa prise ; il reste à côté pour veiller à ce que je n'outrepasse pas son hospitalité ; on ne se parle pas.
Sa femme me fait un signe de la main ; c'est un adieu ; un éclair d'humanité la traverse ; c'est soit de la pitié soit de la détresse ; je me refais le film des quelques jours ici ; n'est-elle pas sous son emprise ? ; n'implore-t-elle pas qu'on la sauve ? ; "non" répond l'homme.
Elle ressemble à une momie momifiée de tout ce qu'elle a tu : un rien l'enveloppe, la fait tenir debout, lui permet de sembler vive alors que dans les faits tout la rancit.
Il n'est pas impossible que ce soit le contraire : que ce soit elle l'engeance et lui la victime de l'engeance.
On ne sait jamais ce qu'il se passe vraiment entre les êtres, ni pourquoi, à un moment de leur parcours de vie, ils en viennent à cohabiter.
Les autres sont une énigme.
Je les quitte là-dessus.
Au loch Moy proche, une petite fille jette des pierres dans l'eau blanche et prépare un chantage à son père, protestation face au refus parental de sa métamorphose en cygne : "face je crie, pile je pleure".
Elle s'exécute.
Plus au sud, sur le bord de la route, un couple avec enfants s'arrête pour que l'homme pisse : "pardon mais comme tu le sais j'ai la vessie de la taille d'un flageolet" ; "la mienne a la forme d'une loutre", dixit la femme.
À Kingussie, où ils me déposent, je tombe nez à nez avec une poule à moitié mangée au niveau du cou : on y voit encore la marque de la mâchoire de qui l'a croquée.
La peau et de la plume ont repoussé depuis, elle a appris à vivre ainsi, de toute évidence, trainant sa tête après son corps, ce qui ne l'empêche pas de bomber le torse.
L'air de dire : "mate, mes ancêtres ont dominé le monde à l'époque des dinosaures à sang froid, même qu'ils étaient là bien avant les tiens alors fuck off".
De l'aveu de celui qui la possède, depuis l'attaque, elle ne pond plus, ce qui la rend de fait inutile, sauf qu'il choisit de le formuler autrement : "ça fait d'elle une bonne poule".
Il n'a pas su me dire si l'auteur de l'agression est une bête (et si oui quel genre de bête) ou une personne humaine.
Certaines choses, parfois, il vaut mieux les ignorer que les renifler de trop près.
Plus loin, perché sur une palissade, un chat (Felis silvestris catus) projette au sol une ombre de chien (Canis lupus familiaris) dont le pelage au gré du vent ondule sans pour autant bouger.
Ailleurs, on joue au foot sur un terrain fauve : ici aussi les ombres deviennent d'autres ombres, et les insectes coprophages dans les boues noires remuent.
Les soirs sont doux et moites, la lune sanguine, le brouillard fait lever le matin sur les corps des passants de l'écume.
Chacun porte sur soi, en soi, sans en avoir nécessairement conscience, une termitière de faune bactérienne qui s'agite.
On a tendance à considérer que d'invectiver des inconnus qu'on croise par hasard et de s'enquérir de leur faune bactérienne est rude, et malvenu.
Je n'ai pas attendu de le savoir pour m'en douter.
Là, dans quelques prairies d'herbe longue, paissent des vaches d'une race parmi les plus anciennes au monde, laine mécheuse, sombre au soleil, pelage luisant d'un noir de bleu.
Dans les fourrés des limaces se séduisent ; à la cime des hautes tiges des coquilles d'escargot sèchent.
Des buissons bien drus de boules rouges attirent le bec des oiseaux fauves, qui font la danse de leur espèce dans des branchages.
À la ligne de démarcation entre l'asphalte de la route et la verdure sauvage, avant que j'y marche dedans, un étron de chien dore à la brise des vents.
Des mouches s'y réchauffaient qui volent.
Tout fourmille de vie, même ce qui est mort.
Le plus souvent je plante ma tente dans un agrégat de terre mollie par la nage de quelques mamifères terrestres, enfouis à plusieurs mètres sous la surface, et dont l'aileron qui sait se retournant dans mon sommeil viendra gratter sous le dos la couche infime de mon tapis de sol.
Qui a déjà vu l'ombre d'une baleine immense apparaissant sous la forme d'une embarcation humaine en pleine mer sait très bien de quoi je parle.
C'est typiquement le genre d'évènement ressenti qui dans le noir ne se voit ni à l'oeil nu, ni sur l'écran d'un téléphone filmant la scène pour s'assurer qu'on ne se métamorphose pas en quoi que ce soit, une fois le sommeil venu.
À force de m'accoutumer aux nuits sous la tente, lorsqu'on m'accueille ponctuellement sous des toits la chaleur des couettes synthétiques me révulse ; le froid m'aide à me sentir parti.
Quand il arrive que l'on m'héberge, souvent les intérieurs sont démodés ; les gens se font affables ; leurs ombres forment des projets solaires ; parfois elles s'acoquinent avec la mienne ; pendant, on dirait des serpents, on dirait des anguilles, on dirait des viscères.
Dans une maison froide, seule rescapée de l'été, une mouche se pose sur un caquelon en fonte tiédi d'avoir chauffé : elle y survit.
Dans cette même maison, bienséance oblige, j'observe cet homme que la vieillesse a adouci masser le riz avant de le cuire, comme l'a fait devant moi la mère de Léo après qu'on a lâché ses cendres sur le mégalithe :

Contrairement à elle il garde précieusement toute l'eau amidonnée qu'il conserve dans un bocal : "contre l'eczéma", dit-il pendant que le verre s'embuantit jusqu'à l'opacité.
Cet homme a l'air triste depuis si longtemps que sa tristesse a développé une forme de solitude à part entière, qu'elle est sans doute en âge d'avoir des enfants eux-mêmes en âge de voter ou d'acheter de l'alcool dans un supermarché.
Pendant que l'on mange notre riz sereinement je l'interroge sur les bêtes mutilées, sur les bêtes qui mutilent, sur les bêtes en général et en particulier les bêtes qui ont des yeux capables de ressembler à ça (là je lui montre mes croquis), a-t-il déjà vu chose semblable ?
"Non."
S'il n'a pas daigné poser un regard sur mon carnet il a tout de même tenu à préciser sa pensée : "je suis bien placé pour savoir que les bêtes n'ont pas d'âme" et "l'homme est une bête comme les autres".
Me vient des impressions contradictoires : personne ne sait qui il est ; c'est un ancien employé des abattoirs brisé par ce qu'il a abattu ; il voit le monde comme depuis un judas et tout est déformé ; un deuil secret le brise ; son corps est fait sans os, mais avec cartilage...
Des champignons sont à sécher sur un papier journal : "fut que je m'occupe des bolets prestement".
Avec la nuit venante, c'est noir noir sur la vitre : "l'éclipse de lune, c'est qu'il doit y avoir une planète qui s'intercale".
Sur le journal sur quoi les bolets sentent, on peut lire : "confondre curiosité et indiscrétion peut conduire à de la muflerie".
Amen.
Si je reste jusqu'au midi du lendemain, j'aurais droit à l'omelette et à l'homélie (c'est dimanche).
Je ne reste pas ; dans le bourg ça sent l'ensilage et la pluie, c'est-à-dire la vieille pisse ; l'homme me fait un signe simiesque derrière son carreau de fenêtre ; au jardin deux dames d'âge mûr dissertent de la bisexualité annoncée du fils de Superman.
Je ne savais pas que Superman avait un fils (elles si).
Elle s'échangent sous le manteau des petits sachets de poudre ; "c'est de la dope ?" ; "c'est de la polenta".
L'une acquiesce, connaisseuse ; à son pied, noir, son chien l'imite ; le désignant elle dit : "voilà celui qui me ressemble le plus, lui comme moi nous ne sommes que des atomes après tout".
Le noyau atomique du chien semble approuver de toute part.
Les poils, les cheveux volent mais le vent n'est pas là.
Voyant l'oscillation du pelage, l'implémentation, la densité, les mèches, on peut penser au cycle des puces sur lui.
Plus la bête est grosse, plus le nombre de bêtes vivant sur lui ou en est gros lui aussi.
Ces puces (et les puces de ces puces, et les suivantes aussi, et ce jusqu'au prisme de l'invisibilité de l'œil nu) sont également formées d'atomes.
Ces atomes eux-mêmes sont bombardés de neutrinos.
À l'échelle des neutrinos, les atomes sont des loups.
Fixant sur la forme de leurs proies leurs yeux jaunes, la machinerie des muscles se met en branle dès l'instant de la pupille : son étrécissement amorce même l'élan.
Tout le contraire du chien.
Ces dames me disent la direction pour les Trossachs.
Même me parlant elles se parlent : "c'est infaisable à pied" ; "prenez une caisse" ; "faites du pouce" ; "quémandez donc le saut de puce à l'église" ; "oui, on vous avancera" ; "au fond d'eux-mêmes les gens ont de la bonté insoupçonnée" ; "c'est bien vrai", etc.
À Kilmahog, la question des bêtes mutilées pèse sur les consciences : on ne souhaite ni me dire ni ne pas dire : fermer les yeux sur mon passage, c'est plus facile.
Quand je leur montre mon carnet de croquis pour identifier l'œil on se signe : les gens ici sont des bocaux de pickles impossibles à ouvrir.
Tout le monde prétend avoir une méthode infaillible pour accéder à leurs entrailles, mais personne n'y parvient qu'en mutualisant les efforts de chacun, de sorte qu'au bout du compte on a la sensation que ce ont eux qui, de l'intérieur, décident de céder, indépendamment du reste.
"Depuis le dernier changement d'heure, des cris d'animaux inconnus la nuit se font entendre, des chouettes ou des hiboux, des genres de cormorans ou mouettes aussi, en groupe, aigu comme se répondant les uns les autres" : c'est tout ce qu'on m'a dit à Kilmahog.
Ça, et le conseil suivant : "ça ne sert à rien de parler à qui que ce soit, ici : ils ne parlent pas ; allez voir le correspondant du Daily Record, à qui ils ont déjà parlé avant de s'arrêter de parler ; il signe ses papiers 'TW' ; lui parlera".
Le correspondant du Daily Record vit à Callander (Ancaster Road) mais ne reçoit personne car il est "en bouclage" (il ment).
En vérité il joue à la Playstation en tongues : ses orteils sont velus : j'ai peine à croire que ce soit un adulte avec un métier : "si" : on se partage un Ice Tea Mangue, ses yeux et ses paupières face à l'écran vont mauvir : il chasse des créatures dans le jeu, pas dans la vie.
Ça ne lui fait ni chaud ni froid de m'avoir menti, ni d'admettre qu'il m'a menti : "on n'est pas des bulldogs", "tout le monde ment", "les bulldogs sont les chiens les plus sincères qui soient", "j'ai pas l'étoffe d'être un bulldog", "tu veux jouer ?".
Mais je ne suis pas à pour jouer : je suis là pour savoir.
Comme si les choses qu'il s'apprête à me dire étaient confidentielles (non), avant d'ouvrir la bouche il lance une chanson datée dans sa playlist qui fait : "Char ! Char ! Char !".
Ensuite, seulement, il parle par-dessus le son.
À l'entendre, je ne suis pas le premier venu m'enquérir de ses enquêtes sur les bêtes mutilées avec des arrière-pensées de serial killer : "oublie ça, c'est à la fois plus sordide et plus simple".
Comme souvent, c'est probablement vrai et faux.
"En réalité, ce que je m'apprête à te dire est sensible : j'ai reçu des lettres anonymes m'interdisant d'écrire quoi que ce soit là-dessus (mais personne ne m'a interdit d'en parler, pas vrai ?)."
(Rires.)
"Tiens, jette un œil par la fenêtre, tu vas comprendre : tu les vois ces quidams attendre devant cette vieille maison vétuste que quelque chose se passe ? chaque jour ils sont là à se dire que les engins de démolition vont venir d'une seconde à l'autre."
"Quelque part, ils ont raison."
"Ils ne sont pas là pour voir les murs tomber, ou les ardoises grattées une par une par la pelleteuse, ou la boue charriée dans des cuves : ils sont là pour voir entrer les machines dans l'allée, et voir en réaction se disperser les bêtes ayant investi la bicoque pour s'y tapir."
Il veut parler des rats, des mulots, des musaraignes et des puces sur elles, des blaireaux black & white, des renards roux, des fouines.
Pas des fauves.
"Mais rien ne surgira, ni de la noirceur ni des boues, ni des caves et étages : tout au pire un choucas dans les combles, par la brèche, et pas un de ces gus n'arrivera à sortir la carabine pour le tirer entre l'attic et la ligne à haute tension, dans ce qu'on appelle le ciel."
Le ciel, ça commence à partir de combien de centimètres du sol ?
"Si tu es français, tu connais peut-être l'histoire du rond-point de la porte Maillot (non) : c'est un lieu étrange à Paris, une île verte au milieu du trafic routier que des lapins abandonnés ont colonisée, sans qu'on sache trop comment."
"En revanche, on sait pourquoi : beaucoup de gens, surtout ceux qui ont un cœur, réalisant qu'ils ne sont pas en mesure d'honorer leurs animaux domestiques les rendent clandestinement à la nature : c'est un acte d'amour."
"Bref, toujours est-il qu'un jour la municipalité décide de rénover ce rond-point ; les travaux se préparent ; c'est un gros chantier ; les associations de protection animale sont contactées pour reloger les lagomorphes ; c'est bien urbain de leur part."
"À leur arrivée, l'intégralité de la garenne a déjà disparu."
"Voilà le mystère : à ton avis, que s'est-il passé ?"
"Allons à l'essentiel : on ne sait pas."
"Mais pour avoir vu ce genre de scènes (comme cette maison en voie de démolition juste sous nos yeux) plusieurs fois par le passé, je peux te dire que les bêtes savent quand arrivent les engins, alors ils se carapatent des heures voire des jours en amont grâce à ce sixième sens."
"Voilà pourquoi je peux te parier qu'ici, à nouveau, de l'autre côté de la rue, aucune bestiole ne risque de jaillir à l'arrivée des pelleteuses, des bulldozers, et que tous ces gus venus pour voir du sang, ou tirer sur la faune, repartiront déçus : déçus de n'avoir rien tué."
Je cherche où il veut en venir et ne comprenant pas je l'observe : ne le trouvant pas dans l'espace de son corps je m'en remets à son ombre : son ombre s'effaçant dans l'obscurité tombante, je me concentre sur les sons : les sons s'atténuant à mesure qu'il se tait, je le respire.
Et son odeur est animale un peu.
Sueur et lait de soja teintée d'autre chose : le grain de la poussière roussie la première fois que tu lances le chauffage électrique avant ou après que le soleil s'est couché, à l'automne.
Un ange passe ; une araignée glisse sur le fil de son ascension la tête en bas, prête à renouer avec la dense poussée du sol l'accueillant vers ses pattes.
J'essaye de ramener mon interlocuteur sur le sujet des bêtes mutilées : il y vient.
"Il n'y a que deux choses en commun dans tous ces faits divers, tu sais lesquelles ? moi oui : 1) les animaux concernés relevaient tous soit du bétail soit de la domesticité (chien, chat) et 2) tous ont été enterrés (puis déterrés) à moins d'un mètre du niveau du sol, tu suis ?"
Le fait est que oui.
"Bien : maintenant voici ce que l'enquête a tu, et ce que moi-même je n'ai pu écrire dans mes articles pour garantir le peu qui me reste de santé mentale (et d'espérance de vie) : ces bêtes ne sont pas mortes d'avoir été brutalisées par d'autres mais tout bonnement par balle."
"On a enterré piteusement les corps à la hâte : assez profond pour que ça ne se voie pas, pas assez pour que ça ne soit pas renifflé et exhumé par d'autres, raison pour laquelle ces dépouilles ont fleuri de ci de là."
"Le voilà ton mystère de serial killer de bêtes : des accidents de chasse comme il en arrive chaque semaine au moins cent, et du moment qu'aucun Homme n'est concerné (mais ça arrive aussi), on le passe sous silence : quoi de plus normal qu'un chasseur tire une bête, après tout ?"
"Pour des vaches, des moutons ou des poules, on laisse pisser ; pour des chiens ou des chats, on laisse pisser ; pour des joggeurs, des randonneurs, des automobilistes, des passagers dans des trains, des amateurs de champignons, d'accord on judiciarise (avant de laisser pisser)."
"On sait très bien que tous ces héros ont besoin de tuer des trucs pour se sentir en paix, et d'après toi il vaut mieux quoi : qu'ils tuent des bêtes ou bien qu'ils tuent des gens ?"
"C'est un moindre mal."
Il continue comme ça pendant un long moment : de la chasse à la bête, puis de la bête à l'assiette dans laquelle on la mange, puis de l'assiette à la production de ces chairs industrielles mises sous plastique, avant le véganisme, les actions militantes, la haine des abattoirs."
J'abrège.
Au bout du compte, il veut me mettre dehors pensant sans doute avoir satisfait ma curiosité, mais c'est faux et je le lui dis : "la mort de ces bêtes ne m'intéresse pas ; leur exhumation si".
"Quelque chose ou quelqu'un a trouvé ces corps enfouis et les a, comment peut-on dire, défouis de là, précisément parce que les tueurs ne les ont pas enterrés profond, précisément parce qu'il y a eu paresse ou négligence ou oubli..."
"Mais il y a eu contact et, parfois, morsure."
Le journaliste ne me contredit pas : ce que je pense être arrivé est arrivé : ce n'est pas une construction de mon esprit : mine de rien, ce n'est pas si fréquent.
Alors ensemble on se met à dresser des cartes, à tracer des lignes sur ces cartes, à relier des points entre eux par des droites ou des courbes, à tâcher de dégager une progression naturelle, et temporelle, des exhumations de bêtes dans la région.
Ce que l'on cherche à révéler, ce ne sont pas des certitudes (les certitudes n'existent pas) mais des possibles.
Ce que l'on trace avec nos doigts, pressant sur le papier du plan la corne de nos ongles, c'est l'ébauche d'un itinéraire.
La nuit nous passe dessus come ça, dans notre dos, sans qu'on s'en rende compte : à 2h13 Jupiter est visible dans un ciel de craie, mais aucun de nous n'a la présence d'esprit de se tourner vers elle.
À 5h04 montent ou descendent sur la vitre proche les brumes de l'aube avant que la lumière s'en mêle, infusant en elles les premières mesures d'un bleu un peu cobalt.
À 5h50, il se roule une roulée d'une main, lançant de l'autre une playlist qui commence, ouverte en son milieu, par une voix robotique répétant : "This is the hand... the hand that takes".
À 6h12, nous regardons ensemble, sans un mot, dans l'odeur de la fumée et du tabac dont elle est issue la marque d'une mâchoire dans l'encolure d'ailleurs de quoi : d'une vache ?
À 6h13, 6h14, 6h15, 6h16 encore nous regardons la même image, avec dans son reflet la même image de nous la regardant, sans que ni elle ni nous n'osions bouger.
Il nous suffirait de nous approcher plus pour distinguer plus finement le lacis de pixels.
Le problème c'est qu'à faire ça, nous aurions alors en ligne de mire, dans l'écho de l'écran, la forme plus que fixe de nos yeux coincés dans l'interstice.
À 7h, en photo, de la fourrure au sang sucé, la bête dedans est blême, exsangue, il lui manque l'estomac et, donc, le flux.
À 7h04, le froissement d'une aile noire, l'envol au point du jour du corbeau.
Avant 8h une trace de quoi dans le sol meuble, en photo : de patte ? de pied ? de semelle de chaussure ou de botte ? d'engin motorisé ayant laissé en glaise le relief d'une forme d'extrémité ?
Peu après : des silhouettes sombres et floues prises au loin, décadrées, dans le tissu de ces brumes pas tout à fait conformes à celle qui gratte à la fenêtre, mais néanmoins velues.
Bien qu'on ne sache pas quelle bête, une bête a donc rôdé dans les parages, déterrant d'autres bêtes déjà mortes pour se nourrir, poussant son itinéraire qui la mène du nord vers le sud, comme tout un chacun quand l'heure est venue de prendre des vacances d'autrui ou de soi-même.
Avec le journaliste longuement nous comparons le portrait-robot de cette bête que, tour à tour, membre à membre, œil à œil, trait par trait, nous tâchons de former sur des chutes de papier du Daily Record.
La forme a beau être difforme, on reconnaît le chien, le loup et l'homme dans ce dessin.
Lui ne croit pas au loup à cause d'une mâchoire étroite, trop dit-il, avant de préciser : "les loups jouissent d'une densité de force de plus 120 kg au cm² rien qu'au niveau de la mâchoire, alors ça fait réfléchir".
Pour autant, nous réfléchissons peu, moi le premier.
Je ne me crois pas être là pour réfléchir : je suis là pour suivre ce que mes entrailles me disent : et là mes entrailles me disent que ce loup est un loup.
"Peut-être", j'ajoute, "un loup d'un nouveau genre."
"Quant au fait qu'il soit frêle, ça ne me choque pas car Léo était frêle" : sans le savoir, voyant ces mots sortir d'eux-mêmes d'une bouche plus tout à fait mienne, je mets là le pied dans la boue dangereuse et obscure d'une zone dont il me sera impossible de m'extirper.
Une idée, c'est une empreinte : après coup on ne peut que la combler, pas la soustraire.
Il me regarde comme si j'avais fait un AVC : "j'ai juste eu un déclic dans le cerveau" ; ce qui est peut-être précisément ce que quelqu'un dirait d'un AVC ; mais lui non ; lui me dit : "who the fuck is Léo ?" ; alors je lui raconte ce que je crois savoir :
Lorsque mon récit se termine, l'opacité nuageuse commence à défaire son emprise sur le globe et la radiation solaire peut reprendre, lux par lux, lumen après lumen, exauçant nos vœux les plus secrets d'une sorte de photosynthèse.
Le journaliste demande à voir mon carnet de croquis de l'œil et je le lui montre : ce n'est ni un œil d'homme ni un œil de loup selon lui.
Lorsque le rai de lumière boit la page (ou le contraire), c'est le contraire : il change tout de suite d'avis : c'est bien un œil de loup, c'est bien l'œil d'un homme, aussi.
"Où est Léo maintenant ?"
"Réduit à l'état de cendres, répandu sur un mégalithe à 1000 miles d'ici."
"Mais as-tu vu son corps ?"
Je ne suis pas sûr de savoir répondre à une telle question.
Ai-je vu son corps quand il était vivant : oui et quelque part organiquement, musculairement, sportivement, décibèlement, picturalement je le connais par cœur pour avoir partagé avec lui des heures d'entraînement, des heures de déplacement, des heures de matchs aussi.
Ai-je vu son corps après sa mort : jamais, puisqu'après avoir été porté disparu, et retrouvé, et examiné, et renvoyé aux siens dans une boîte, et avant d'être métamorphosé en poudre, il était dixit le Poileas Alba "trop abimé pour être vu", je le sais :

Mais ai-je vu son corps après sa mort : oui, à supposer bien sûr que l'œil dont j'ai pu être témoin sur ces photos issues de son téléphone soit bien le sien, après la chute et non pendant, ce qui fait beaucoup de "si", j'avoue.
Alors je ne sais pas répondre ; alors il interprète ce silence comme il l'entend ; alors il en revient à l'homme et/ou loup.
"À ton avis c'est de la métempsycose ou de la lycanthropie ?"
Les mots de quatre syllabes et plus sont cruels.
On ne sait jamais comment les prendre.
Au bout du compte on ne sait jamais si ce ne sont pas eux qui nous domptent, plutôt que le contraire.
Moi, je ne suis pas là pour mettre des mots sur les choses : les choses s'appartiennent en propre.
"On est très différent, toi et moi", dis-je : "toi, tu fais advenir la vérité en écrivant des contre-vérités ; moi, tout ce que je peux faire, c'est tâcher de voir par moi-même."
Il le prend mal et m'accuse vite de l'accuser de mensonges, bientôt le ton monte, on en vient aux mains, personnes n'a dormi, les nerfs sont à fleur, ça ne va pas très loin ; je suis exténué, lui moins.
Après m'avoir invité à me casser de chez lui, voyant que je ne tiens pas debout, il m'allonge dans un canapé en mousse.
J'y sombre.
Sans m'en souvenir je rêve de Belle.
Le réveil dans l'après-midi avec une obsession : il y a 18 000 sites mégalithiques en Écosse, or non : "seulement" 4644 (en reste donc 13 356 à découvrir).
C'est la première fois que j'oublie de filmer mon sommeil.
Si j'en suis d'abord agacé, puis sonné, très vite une autre émotion prend la place des autres : au moins, si dans un état second j'ai tué le journaliste, "je saurai".
Dans une chambre, dans un lit, dans la pénombre, il est impossible de distinguer un mort d'un vivant qui ne fait que dormir.
Il faudra que je m'approche pour, au choix, voir fluer et refluer le thorax, se dilater les narines, battre à l'artère de la gorge son pouls.
C'est ce que je fais.
Quelque part, une existence entière peut se figer dans ce genre de moments : papillon pris dans de l'ambre, vivant, ne volant pas.
Il me serait facile, à supposer qu'il ne fasse que dormir, d'épouser la forme de sa gorge, de ne faire qu'un avec sa peau, d'obstruer en serrant de plus en plus fort, comme dans les films noirs en noir et blanc qu'on retrouve affichés dans la chambre de Léo, son souffle.
Une idée, même et surtout si brève, laisse son empreinte dans la part la plus meuble de l'esprit qui s'apprête à fossiliser dans la mémoire.
C'est peut-être la seule occasion que j'aurais jamais de tutoyer l'instant, à Léo, de sa disparition : voilà ce que je me dis.
Plus je suis proche de lui plus je vois où je vais : non, je n'ai tué personne dans mon sommeil et, non, je ne le tuerai pas pendant le sien.
Peut-être est-ce lié à cette ligne grise qui fait tout le tour de son lit, défendant quiconque de la franchir.
Peut-être pas.
De ce que j'en sais, il s'agit soit d'une forme de protection vaudou contre les agressions extérieures, soit d'une quantité déraisonnable de terre de Diatomée pour expurger les parasites, les tiques, les puces, les aoûtats ou les punaises de lit.
Je reste à l'extérieur ; la lumière vient entre les stores par vagues ; sous l'approche de l'une d'elles il se décille les yeux.
"Je suis désolé de m'être moqué des métamorphoses de ton ami", il dit d'une voix pâteuse, comme si sachant d'instinct que je suis là.
Je lui réponds deux choses : 1) "et moi je suis désolé d'avoir dit que tu écrivais des fake news" et 2) "Léo n'était pas mon ami mais un coéquipier parmi d'autres coéquipiers".
Les choses sont claires, sa peau aussi.
Qu'elles soient cervicales, dorsales ou lombaires, toutes ses vertèbres apparaissent à la jonction avec l'épiderme sous la forme d'une marque qui peut être à la fois le signe d'une morsure, d'un bouton ou d'un tatouage dont le motif entier, comme parfois les tatouages, m'échappe.
Puis je n'ai plus rien vu de sa colonne vertébrale un peu scoliosée et pour cause : il s'est appuyé, dos au mur, face à moi, pour effectuer un genre de rituel d'assouplissements matinal, décalé de huit heures.
Là, le dos droit, le crâne, les épaules, les poignets, le sacrum et les talons touchant au mur, sans jamais se décoller, il fait cinquante fois de suite le geste de faire se joindre les doigts de ses deux mains au-dessus de sa tête, comme on fait l'ange dans la neige l'hiver.
Dans cette position, on a le sentiment que sa cage thoracique va lui sortir du torse.
Et chaque fois que ses doigts touchent à voix haute il les compte.
Au sortir de sa série, ses épaules sont plus longues, sa tête semble plus haute, ses clavicules ressortent.
Sa structure tissulaire a changé.
À l'intérieur du bras, un eczéma ou un psoriasis court ; sa poitrine est concave, comme amoindrie d'un pectoral.
Comme il passe un t-shirt il ouvre une fenêtre.
Le vent s'engouffre et arrache à l'un de nous des écailles, quelques écailles de lui ou moi : ce n'est que de la peau qui pèle.
"Tu ne devrais pas dire ça", dit-il, sans que je sache s'il lit dans mes pensées (et desquelles il s'offusque) ou s'il ne fait que répondre tardivement à une parole plus vieille.
Avant de migrer vers l'espace cuisine pour se préparer un steak : "I'm ravenous".
Je le regarde carnivorer.
Le jus dans son assiette, le sang dans ses gencives, l'oblong noir de sa langue.
Le transfert d'énergie entre un bœuf et une bouche est en train d'avoir lieu.
Au-delà de la bouche l'œsophage, l'estomac, le duodénum, l'intestin grêle, et au-delà encore le sang, de sorte que non seulement le sang appelle le sang mais le sang s'y embouche, finit par y confluer.
Bientôt, je veux dire dans quelques heures, à supposer qu'on s'y baigne, on n'aura plus moyen de distinguer ce qui découle de l'homme et ce qui découle de la bête qui circule en lui.
"Qu'est-ce qu'il y a, t'es végan ?"
Léo était végétarien, sauf avec ses parents : voilà à quoi je pense.
Je ne sais rien du cheminement mental, ou de la pulsion soudaine, instinctive peut-être, qui l'a conduit à changer du jour au lendemain la nature de son alimentation.
Au journaliste j'ai répété ce proverbe éculé qui veut qu'on "soit ce qu'on mange" ; à moi je me suis dit les mots "on ne sait pas grand-chose".
Dans son assiette à mesure qu'elle se vide se découvre une carte semblable à cette carte des rivières et ruisseaux que je n'ai pas encore eu l'occasion de consulter, après ma rencontre avec Temitope, puisqu'à ce stade elle n'a pas encore eu lieu :

Tout, je veux bien dire tout est connecté.
Il me suffirait d'approcher ma pupille de cette marque, ou plutôt de ces sillons, pour entrevoir les avenirs prochains qui, me sentant près, de plus en plus près d'eux, sauraient décélérer assez pour qu'une jonction s'opère.
Dehors, la démolition de la maison voisine a commencé.
En les regardant un moment faire j'en viens à me dire : "ils ne détruisent rien, ils déconstruisent".
Comme souvent face à une vitre qui émane de la froideur je me sens seul.
Comme souvent quand je me sens seul, quelqu'un me demande si je me sens seul.
Le journaliste n'en est pas à poser sa main sur mon épaule mais sa voix c'est tout comme.
Il me dit : au fond peu importe ce qu'il me dit.
Dans le chantier un peu terreux qui nous fait face, cela fait bien des heures qu'il n'y a plus une seule once de vie animale, ni même véreuse, gluante, invertébrée : c'est l'avènement du gasoil, des tracteurs chenillés, du plastique, des mâchoires de métal.
La douceur s'est dissociée de ce monde.
"Depuis quand ?"
Ce n'est pas moi qui pense, c'est lui qui me parle.
Je ne sais pas depuis quand les démolisseurs sont à l'œuvre mais ce n'est pas ça que le journaliste veut savoir : il veut savoir à quel moment ma vie a bifurqué.
"Depuis quand tu es loin de chez toi, sur les traces d'un fantôme ?"
Il y a des milliards de façon de répondre à cette question, la mienne consiste à m'interroger sur le choix du mot fantôme.
"Je veux dire, il y a bien quelqu'un ou quelque chose qui t'attend ?"
Si je me braque, c'est que ce n'est pas de la curiosité ni de l'empathie : c'est de la pitié.
Si je me braque, c'est probablement que la réponse à sa question est non.
Je me braque, donc.
La goutte d'eau, c'est quand il choisit de me dire : "peut-être que toute cette histoire de bête n'est qu'une façon un peu maladroite de fuir tes problèmes".
C'est là que je le plante.
Je veux dire : je quitte la pièce, l'appartement, l'immeuble sans un mot ni un regard pour lui, pulsion qui fait de moi sinon son ennemi du moins son courant d'air.
C'est loin d'être la nuit ; c'est un jour qui s'enfonce, dépourvu de lueur ; tous ceux qui me regardent quitter la ville à pied passent à travers moi.
Nous marchons tous courbés, comme arrimés à une intériorité qui soit nous ralentit, soit nous élève.
Des fois, cette intériorité brille et nous révèle des contours et reliefs inconnus.
Nous sommes des roches et nous avons sédimenté.
Passant près d'elles j'entends deux de ces roches se dire : "cette nuit, ils annoncent la pleine lune".
L'"ils" est un indéterminé : ce sont, j'imagine, les experts de la météorologie radio-télédiffusée.
Une succession de camions-bennes après un kilomètre ou deux, remplis de terre que l'aspect noir du jour fait briller clairement, alors du sombre émane une blancheur qui attire auprès d'elle une faible quantité d'insectes.
Les voyant faire, je me pose deux questions : 1) cette terre est-elle issue de la démolition de tout à l'heure ? et 2) les nuits de pleine lune, les animaux au pelage blanc sont-ils plus frappés que les autres par la décompression de la noirceur ?
Peut-être que les animaux clairs, réfractant la lumière à leur corps défendant, traversent la nuit comme des étoiles peureuses autour de quoi les autres bêtes instinctivement cherchent à tourner.
Bien que sombres au-dedans, les prédateurs aussi peuvent être clairs.
Et moi, la nuit, sous l'attraction des lueurs blanches, suis-je ou ne suis-je pas carrément translucide ?
Marcher dans l'obscurité tient moins de la disparition que d'une absolue confiance mise dans le monde et dans l'autre : personne ne saura qu'on n'en est pas revenu si l'on n'en revient pas.
Seules les étoiles sauront.
Les bêtes aussi s'immiscent dans les constellations : le caméléon, l'aigle, la dorade, les chiens de chasse, la baleine, le loup, le lynx, le lièvre.
Ils me regardent ou ne me regardent pas : même la tête levée c'est dur à dire : on ne sait pas lesquelles de ces lueurs sont leurs yeux.
Quand les nuages reviennent tendre une ombre entre la nuit et elles je suis loin, je suis déjà parti.
Les jours suivants, sur les lieux d'enfouissement et de déterrement de ces bêtes mutilées, visités les uns après les autres, je n'ai rien trouvé de plus.
J'aurais tout aussi bien pu en rester là.
Il faut savoir que plus on va vers le sud, plus on va vers la ville.
C'est tout naturellement que j'ai suivi, dans son sillage, la déclivité.
Lorsque les traces, les bêtes, les faits divers, les signes se sont taris, je me suis simplement demandé : si j'étais moi cette créature osant s'aventurer pour la première fois sous ces latitudes, où choisirais-je d'aller ?
Je suis arrivé à Glasgow un matin.
J'avais le choix de chercher un vol pour repartir en France ou de poursuivre là, dans le terreau urbain, mes recherches.
En ville, il y a plus d'olibrius qu'ailleurs.
Les gens étranges attirent l'œil et font parler.
Un tout nouvel environnement s'offrait à moi.
* * *
J'ai marché plusieurs jours le long des boues et des cours d'eau.
L'odeur et le bruit des villes, j'avais tout dans le dos.
À chaque pas l'occasion de m'exercer au regard ouvert enseigné par Temitope avant mon départ.
Au début, l'écarquillement lubrifiait tout.
Et puis je me suis fait aux larmes, les larmes se sont faites à moi : nous avons appris à cohabiter dans un même corps.
Regarder à 180° ne veut pas dire tout voir, mais permet de sentir le frémissement qui vient loin de l'axe.
Je me disais que si quelque chose devait apparaître, ce serait d'abord par la périphérie, jamais au centre : le centre, ne pratiquant que lui, je m'en méfiais comme de la peste.
Les paysages défilaient, doux, laids, crénelés, sans relief.
Selon la position du soleil face à lui, un même peu lieu pouvait être perçu comme brillant, terne ou glauque.
Pour nous qui jugeons la beauté à l'aune de l'image, la lumière est tout.
Il en va de même pour les corps que l'on sait voir venir, humains ou pas.
Il en va de même pour l'eau qui dort et le grain de peau des terres, immergées ou pas.
Voilà pourquoi il m'arrivait si souvent de fermer les paupières en marchant : moins pour le repos des globes et des iris que pour pouvoir couper avec l'impermanence de la beauté.
Dans ces moments-là, à force de m'en remettre aux sons et odeurs, j'avais développé un genre de rythme de marche haché, un pas de grue ou de héron quêtant son ver.
Paradoxalement, quand on voit quelqu'un de l'extérieur voir, on se dit qu'il ne fait rien ; mais dès qu'il en vient à fermer les yeux, on prend conscience qu'il voit.
C'était tout à fait ça ; c'était tout à fait moi.
Avançant dans ces décors, je passais mon temps à me demander si Léo, lui, sous cette lumière, et celle-là, et celle-là, et celle-là, les aurait trouvés beaux.
Je ne savais presque rien de ses émotions esthétiques.
Je savais qu'il avait dit un jour, car Belle me l'avait répété : "la plus belle chose au monde, ce sont les 20 dernières minutes de Sayônara, de Kôji Fukada".
Je savais combien ma démarche était biaisée : plutôt que de me lancer à corps perdu à la poursuite de l'œil qui l'avait vu mourir cette nuit-là, j'aurais mieux fait tout simplement de voir ces choses qui avaient su faire battre son cœur.
J'étais moi-même, après tout, l'une de ces choses qui avaient su faire battre son cœur.
Si j'avais réfléchi à tout ça plusieurs mois plus tôt, comme souvent avec les paradoxes temporels qu'on s'invente en pensée, rien de ce qui va suivre et de ce qui précède ne serait arrivé.
À la place, j'avançais le regard laineux dans un décor éteint, bleui par la jonction du ciel avec le sol.
Si j'ai trébuché, ce n'était pas une pierre : c'était une métaphore.
J'ai trébuché sur la question du sens : ça n'avait pas de sens de faire ce que je faisais ici plutôt que de vivre ailleurs "une vie de jeune homme", comme disent ceux qui veulent se défendre d'avoir commis des excès, voire des crimes, dans le passé.
C'était peut-être la fatigue qui parlait, la lassitude qui parlait, la tristesse qui parlait, mais j'ai dû rester assis par terre un long moment jusqu'à ce que surtout plus rien ne parle.
Jusqu'à ce que seul le bruit de l'eau qui coule, dans un sens ou dans l'autre, puisse se confondre avec celui du sang qui pulse, dans un sens ou dans l'autre, de sorte que la respiration du monde allait avec le cycle de la vie en moi.
Ce qu'il y a de bien avec le désespoir, c'est qu'il nous aide a comprendre combien, contre toute attente, à notre insu qui sait, on a su espérer, avant.
Il n'y avait rien d'autre à faire sinon attendre que l'un de nous deux (lui le désespoir, moi le corps humain) décide de lâcher l'autre.
Au niveau de la patience, j'étais limite limite.
Je sais à présent que la créature que je cherchais était là, tapie, à me surveiller sans que moi je le sente.
Qu'a-t-elle vu de tout ça ? rien, je pense : le lâcher-prise est peu spectaculaire quand c'est en soi qu'on sombre.
Si elle était bien là, derrière des branchages, ou sous un buisson, ou dans de l'eau qui dort, elle n'a rien fait pour apparaître ; elle n'a rien fait non plus pour disparaître ; son degré de visibilité ou non-visibilité est resté inchangé ; tabou.
Il me suffisait de me relever pour faire demi-tour et rentrer chez moi, ou de me relever pour poursuivre ma route : quel que soit le choix qui s'offrait à moi, entre deux diagonales opposées, le geste était le même.
Planté dans le sol si près de la rivière, je la voyais figer, freiner, tenir.
Cette mer n'était peut-être pas gelée mais elle penchait.
Je me suis laissé tenter par l'idée de m'assoupir à portée de son lit.
J'ai fait le geste : l'allongement de mon corps au-delà de l'espace alloué à mon corps.
Le volume occupé généralement par quiconque au-dessus de la surface du sol je l'ai fait mien par terre.
Si Léo s'était métamorphosé en bête ou si la bête ayant tué Léo rôdait, c'était le moment idéal pour elle d'opérer son rapt sur moi : bien que la sachant proche j'ai su fermer les yeux.
J'ai attendu qu'elle vienne : pour ce que j'en sais elle est venue.
Je suis resté inerte, j'ai pris la position qui précède la décomposition.
J'ai entendu des pas mous sur la terre : on arpentait à quatre pattes au moins le chemin.
J'avais dans l'idée d'ouvrir les yeux à un moment donné mais je n'ai rien ouvert : à la place, j'ai senti.
Ce n'était pas l'odeur de ville en putréfaction dont j'avais suivie la trace X jours plus tôt, ce n'était pas pour autant une odeur inconnue de moi.
C'est une sueur qui est montée sur moi au contact de ce que j'ai perçu sur elle comme une sueur aussi.
Léo sentait ça après et/ou pendant un match.
Si j'avais tout oublié de l'image de son corps avant qu'il soit réduit à l'état de poussière, je me rappelait très bien l'effluve.
L'empreinte.
Autant dire qu'allongé sur le sol j'étais reniflé de près par l'odeur autant que je la reniflais.
Les vases communiquaient.
Elle aurait pu me croquer vif, l'odeur de Léo, l'odeur de la bête, la mâchoire de la bête, l'ombre dans la mâchoire, l'ombre cachée au creux de l'ombre, et l'entraille au-delà plus sombre encore j'imagine que cette ombre ; mais non.
Non, la bête a poursuivi son chemin de ronde sur mon corps offert à elle sans pour autant le toucher : elle s'est contentée de déplacer de l'air à l'aide de l'air qu'elle gardait moite dans ses naseaux.
L'expiration.
J'ai pensé aux loups : les loups sortent-ils de jour, approchent-ils l'homme quand il est allongé par terre, hésiteraient-ils à en ingérer les chairs, faisant du petit bois de ses os, de ses rêves, oseraient-ils le laisser intact sur le sol, sauraient-ils lui tourner le dos ?
Il m'aurait suffi d'ouvrir un œil (juste un œil) une seconde (juste une seconde) pour au moins me faire une idée de son envergure, du volume de son corps, du poids qu'elle faisait peser sur le monde, du contour de ses formes, de la forme de son pelage.
J'aurais pu tendre une main doucement pour sentir sa chaleur.
Des mots, des sons, une langue auraient pu sortir de ma bouche pour en appeler à son humanité.
Après n'avoir rien fait, on passe son temps à se dire j'aurais pu avoir fait tant de choses...
On se dit des "et si".
On pense.
J'avais beau penser, ce qui m'est venu ensuite je l'ai fait sans réfléchir.
Pour ne pas laisser passer l'occasion, j'ai sorti doucement mon téléphone de ma poche et actionné l'enregistrement vidéo, celui-là même que je lançais chaque soir avant de m'endormir pour savoir ce que mon corps devenait sans que mon âme y consente.
Là, la bête a frémi, douce, sans bruit.
Je veux dire : j'ai senti dans sa présence comme une suspension de sa présence.
Si j'interprète aujourd'hui sa réaction comme une écoute accrue à mon geste, c'est aussi par coquetterie narrative.
En un mot le suspense.
Il ne s'est rien passé.
La bête a repris le cours de son flair avant de me laisser gésir.
Je l'ai entendue s'éloigner à pattes molles.
Il y aurait beaucoup à dire sur le tact des coussinets sur le sol, mais enfin passons.
Après quelques minutes passées dans le silence des feuilles et du vent soufflé entre elles, sûr que nous étions à nouveau à distance respectable l'un de l'autre la bête et moi, j'ai rouvert les yeux.
Je me suis redressé.
J'ai fait ce que fait quiconque après avoir sauvagement enregistré quelque chose ou quelqu'un sans consentement aucun : j'ai arrêté la machine avec un brin de culpabilité.
J'ai hésité devant le monolithe du téléphone à faire lecture des rushs, exactement comme quelques minutes plus tôt j'avais hésité à ouvrir les yeux pour voir la créature.
J'ai tout naturellement laissé trainer les choses.
Après m'être remis en marche, en mouvement coordonné avec mon ombre, comme si la recirculation du sang dans l'organisme avait aidé à débloquer un processus mental, j'ai trouvé le courage de presser play.
Je n'ai rien vu.
Dans l'image, il y avait du son mais pas de l'image.
Je n'ai donc fait que revoir en différé de quelques minutes ce que je venais de vivre peu avant.
À savoir rien.
Peut-on parler d'une impression de déjà-vu sachant que l'écran restait noir ?
J'avais tout simplement tenu le téléphone dans le mauvais sens, la caméra pointée vers le sol et non vers le ciel.
La noirceur qui irradiait de tout part n'était donc, en définitive, que le plancher des vaches filmé en très gros plan fixe.
Si j'avais eu un minimum de jugeote j'aurais pris ça pour un signe et j'aurais fait demi-tour.
J'ai fait précisément le contraire.
Je me suis rushé, si ce mot à du sens.
Je suis revenu dans l'énergie de la chasse, une chasse sans victime, sans violence, sans tuerie, mais une chasse quand même : l'adrénaline liée à elle, le sentiment de proximité peut-être, l'espérance d'une vision, voire d'un contact avec l'autre.
Alors voilà : j'ai galopé, couvert le territoire, arpenté les chemins, secoué les bosquets, clapoté sur les rives, bu de l'eau à pleines mains, sprinté jusqu'à la colline, poussé jusque vers les forêts, sans respect pour mon souffle, pour ma ligne de vie, pour ma ligne de chance.
L'espace d'une heure ou deux, je suis redevenu enfant.
J'avais sans doute besoin de lâcher les chevaux.
Partout où je passais, j'épouvantais des bêtes.
Des oiseaux, des insectes, des tétards, des reflets, des petits mammifères informes, des cailloux, des galets, de l'herbe haute qui se froissait, des fruits tombants, des fleurs, du sable, des écorces ou des papillons blancs.
Aucune de ces créatures n'était la créature que je cherchais.
Toutes elles réagissaient à ma présence, prouvant si nécessaire qu'elles n'étaient pas inertes.
Elles les petites particules de fer, moi le contraire de l'aimant.
Cette image m'a déporté par terre : j'ai regardé la couleur de la terre : la terre était plus noire que la face cachée de la terre : je parle de celle qui est dessous, à plusieurs centimètres ou mètres de profondeur, et que nul ne voit jamais : soudain je ne voyais que ça.
De la terre à la roche, il n'y a littéralement qu'un pas.
Sous la roche, de la mousse ; dans la mousse, des mousserons.
Tout près : de petites pierres ponces très sombres, charbonneuses et friables.
Sans doute car elles semblaient de loin microlithiques je me suis approché d'elles avant de m'en éloigner aussi sec, me disant : "c'est de la merde".
C'était le cas.
De plus près c'était sur le point de blanchir : qui l'avait rejetée de son organisme devait avoir un peu trop forcé sur le calcium.
Le même calcium qu'on voit se disperser dans le sillage des supernovae se retrouve dans nos dents, dans nos os, dans nos selles, donc, dans nos sols, dans ce qui peut y pousser, dans ce qui ingéré par des bêtes se répartit dans 4 poches stomacales pour finir distillé en lait.
À compter de ce moment-là, j'ai commencé à accorder une attention toute particulière aux laissées.
La forme, la couleur, la texture et l'odeur, le bruit, parfois, qu'on fait marchant dessus (le plus souvent par inadvertance), le lieu surtout, le terrain, le contexte, le territoire, la présence ou non d'insectes, l'aglomération avec des végétaux, la caresse de l'air ambiant.
Tout un monde dans le tumulte du monde.
En fonction de la forme et du volume, du lieu, de l'aspect général et de son degré d'humidité ou de sécheresse, j'en suis vite venu à savoir de quelle bête ces excréments provenaient, s'ils avaient été abandonnés là récemment ou pas, si l'individu était seul ou en groupe.
Combien de fois le mot "meute" m'est-il monté à la tête ?
Quoi qu'il soit devenu, quel que soit son degré de métamorphose, si c'est bien lui, et si moi j'y crois, je souhaite à Léo d'être entouré plutôt que d'être seul.
C'est la moindre des choses à espérer pour l'âme d'un mort.
Quand on cherche la compagnie de l'autre, est-ce pour guérir sa solitude ou nous la nôtre ?
Tout ça pour dire que je me suis lancé corps et âme sur la piste des laissées de loup : le plus souvent à ciel ouvert, sur les chemins, des poils, des os, des plumes visibles à l'intérieur, de plusieurs centimètres de longueur et en forme de pointe au bout.
Parfois, c'était plus court, plus ramassé, plus cylindrique.
Peut-être que dans une certaine mesure, la merde est à l'image de la vie.
Peut-être qu'à force d'avoir considéré ces signes comme des petits cailloux blancs à retracer dans la forêt, j'ai retrouvé ma voie dans le monde.
Ce que je peux dire, c'est qu'à force de foncer tête baissée, de ne plus voir que les sillons, les traces, les entrelacs au sol, j'ai commencé à perdre la notion de me position géographique dans le monde.
L'étape suivante consistait à me décramponner aussi de la position cosmologique de notre monde dans l'univers.
La présence ou l'absence d'étoiles dans le ciel ou de lune ne servait plus qu'à activer ou pas la phosphorescence des quartz et des feldspaths sous mes semelles avant, pendant, après que je les foule.
Constamment en mouvement j'ai frôlé bien des branches ; des bêtes tapies dans l'ombre aussi pour ce que j'en sais.
J'étais tout entier dévoué à la machinerie d'un corps en ordre de marche.
Je refusais toute immobilité.
J'étais à ça de me dissoudre dans l'air ambiant.
Ce qui m'a retenu ce n'est pas l'aube, cristallisée entre deux perles de sueur prises dans des cils, mais l'ombre : à l'horizon une bête courait aussi vite que moi sur le fil du rasoir qui séparait la terre du ciel.
Les cyclistes ou les marathoniens doivent sentir ça : le regain d'énergie et le boost du souffle et du sang à la vue du concurrent qui nous précède.
Consciemment ou non on ne peut que se calquer sur lui, le grignoter mètre à mètre, et foulée par foulée.
Léo ou pas Léo là-bas, j'en ai fait mon point de mire.
On dit que le loup est un coureur de fond hors pair : j'étais trop loin de lui pour distinguer clairement si c'en était un ou non, mais ne demandais qu'à y croire.
Croire, c'est facile ; ça ne coûte rien.
J'ai vu petit à petit la distance entre nous s'amenuiser.
Le décor a fondu.
Ne restait que le fil invisible reliant son tout dernier appui à celui qui serait pour moi le prochain.
Quand je repense à ces moments, aussi longtemps après, je vis dans l'illusion que nous avons couru ainsi des semaines, l'un et l'autre en équilibre sur la crête de monts et de forêts qu'alors je ne percevais même plus.
C'est une conception romantique du passé.
Tout était simple alors : il y avait un point dans l'espace et dans le temps à atteindre et un corps lancé dans cette direction, toutes forces tendues pour s'en approcher.
Tout le reste était superflu.
Y suis-je parvenu au bout du compte ? oui ; est-ce aussi simple que ça néamoins ? non.
Voilà pourquoi.
Déjà, il faut savoir qu'une bête n'a pas les mêmes trajectoires qu'un homme : il y a des courbes que je ne pouvais pas prendre, des territoires inarpentables, des terrains trop accidentés.
J'ai mis du temps à saisir qu'il était moins question de suivre la ligne de vie de l'autre que de se créer son propre chemin.
J'ai dû faire des écarts, accepter les dents de scie, les saccades, les à-coups.
Le loup, lui, toutes ses courbes étaient fluides.
Sa foulée faisait sens.
Il y avait de l'onctuosité dans son allure, autant que dans son pelage.
On peut se perdre dans le pelage d'une bête.
La nuit circule dans le pelage d'une bête.
Pour peu qu'on ne voie plus que ça, tous tes problèmes disparaissent dans le pelage d'une bête, et tout s'oublie très vite, repoussé au-delà des limites d'une matière qui ondoie.
Peut-être que c'était ça que je cherchais en voulant m'approcher de lui.
Me fondre.
Tout est allé très vite.
D'abord, car je n'avais pas conscience que le loup avait conscience que j'étais sur ses traces.
Je croyais le chasser de derrière quand c'est lui qui m'emmenait plus avant.
Peut-être que c'était ça "défendre en avançant".
Je n'avais pourtant pas la sensation, moi d'attaquer ni d'assaillir.
On n'imagine jamais assez finement comment autrui perçoit nos gestes, nos mots, nos attitudes ou nos mouvements ; même quand on "est dans l'empathie" on est au fond incapable de pleinement empathiser ; on passe son temps à se tromper.
Alors, là, comment pouvais-je me mettre à la place d'une bête ?
Être réduit à la machinerie de son corps en mouvement semblait un bon début.
Prendre appui sur la prunelle du monde et rebondir dans un rythme binaire.
Faire feu de tout bois.
Galoper.
Qui a écrit "Quand les loups disparurent, ce fut la fin des héros" ?
J'y pense.
Mais toute mon énergie était consacrée à garder celui-là dans mon champ de vision.
D'ailleurs en est-ce un ?
À une telle distance, et sans avoir sous les yeux ses laissées, il est impossible de savoir si un loup est un loup.
Souvent l'ombre allée avec le corps de la bête lui-même me jouait des tours : distorsion de formes, allongement de la matière, il m'arrivait de me demander si je voyais bien ce que je voyais (oui).
Trop loin de lui pour que le son me vienne, j'essayais de me représenter mentalement le bruit des coussinets tapant le bruit du sol.
J'aurais voulu tout savoir de son souffle et de ses rythmes traduisant à l'air nu la cadence de son cœur.
J'aurais souhaité pouvoir comparer l'odeur de cette bête avec l'odeur de la sueur de Léo du temps ou a) il était en vie et b) il l'avait sur lui qui coulait, par exemple au cours d'un match ou après, avant que l'endorphine nous berce.
C'était dur de penser aux endorphines quand tout ce qui me pendait au nez à ce degré d'effort, c'était l'acide lactique (mais la pensée n'attend personne pour mener sa propre course à l'intérieur de soi).
C'était facile d'imaginer, en surimpression de sa trajectoire à l'horizon, la trajectoire d'un allier faisant l'appel le long de sa ligne, attendant la passe, attendant ma passe.
On pouvait presque visualiser le ballon, à mi-distance, suivant la courbe du soleil sur la sphère céleste.
C'était sans doute une façon un brin naïve de me convaincre du bien fondé de ma chasse : ne pas courir contre le loup mais avec.
Avant que j'en revienne à des pensées plus terre à terre : a) ce loup, pour ce que j'en savais, n'était pas encore un loup mais une tache sombre sur un ciel clair, b) un loup est un tueur et c) celui dont je suivais vraiment la trace n'était pas un tueur mais tué.
Je ne sais plus exactement à quel moment j'ai pris conscience de la dangerosité de mes actions : j'aurais fait quoi, par exemple, si la créature s'était retournée sur moi, montrant les dents si elle était encore humaine, les crocs si elle était résolument lupine ?
J'aurais fait quoi si la chasse avait changé de sens ?
J'aurais fait quoi moi l'humain devenu proie, et lui le prédateur rendu à son statut de prédateur ?
J'aurais fait quoi s'il était acquis que le héros de cette histoire c'était lui et non moi ?
Quel que soit ce "lui" et qui que soit ce "moi".
Mais rien de tout ça n'est arrivé.
Je ne peux pas dire de combien de pas ou mètres la distance entre nous s'est réduite ni si elle s'est réduite, ni si le ciel ployait, ni si la pluie perlait, ni si la sueur en réaction quasiment magnétique à ce frémissement sourdait des peaux ou des pelages pour venir s'y verser.
Je peux dire en revanche le bourdonnement des éclairs contenus dans les nuées, je peux dire l'avancée de l'ombre en elles, je peux dire le soulagement perceptible à l'œil nu chez la bête à l'idée qu'un orage prochain puisse l'invisibiliser, et donc la couper de moi.
C'était moins l'averse que je craignais que la brume : j'ai eu les deux : la blancheur mise entre son image et la mienne : la pliure répétée de la paupière sous la pression de l'eau.
Le loup est devenu flou.
Et voilà comment j'ai assisté à sa disparition au sein même de sa présence.
Pendant un long moment, je n'ai pas pu faire autrement que de continuer à courir dans la direction précédente, qui désormais n'existait plus.
Plus j'avançais, plus l'horizon se dissolvait.
À la fois vite et lentement un genre de coton imbibé d'eau froide s'est répandu sur le vaste monde et moi, j'en étais la graine mise au centre, dont on attend qu'elle germe et produise des racines avant de la mettre en terre pour l'étape suivante de la vie organique.
Rien n'a germé ; j'ai jeté l'éponge ; mon corps de lui-même s'est arrêté de bouger.
Je n'étais plus nulle part et nulle part entrait à l'intérieur de moi : sous la forme de brume qui partait avec l'eau du bain de l' O2 pour emplir des poumons malmenés par une fréquence respiratoire en hausse, proche de la tachypnée.
Ça battait dans ma gorge, c'était du sang bien sûr.
Ça reprenait place en moi après avoir tenté d'étendre mon envergure au-delà des volumes de mon corps.
Ça avait presque réussi.
Ce n'était pas un échec pour autant.
J'ai eu beau tenter d'user des méthodes du Dr Temitope pour à la fois élargir et recentrer ma vision, je ne suis pas parvenu à percer cette brume et à retrouver celui que je cherchais.
Mes yeux étaient peut-être encastrés dans mon visage, mais moi je n'étais plus dans mes yeux.
Je ne reconnaissais rien.
C'est ce qu'on appelle se perdre.
J'ai envisagé de continuer à avancer tout droit jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose, avant de me demander : et s'il ne se passe jamais rien ?
J'ai envisagé de faire demi-tour, jusqu'à ce que je réalise ne plus saisir à quelle part de la brume je faisais face, à quelle part de la brume je tournais le dos, où était le passé, et dans quelle direction le futur (et lequel).
J'avais perdu le fil de mes propres mouvements.
Le seul lieu au monde où je pouvais me trouver était donc circonscrit à la place que j'occupais à l'instant t, raison pour laquelle je m'y suis installé pour dormir : là, au milieu du chemin (à supposer que le mot "chemin" ait encore du sens dans la brume).
Avant, j'ai déployé autour de moi une couche de tissu 100% polyester pour la matière intérieure, 100% polyéthylène pour les arceaux, le tout issu d'un sac de transport 100% fibre de verre.
Après, mes yeux étaient 100% fermés.
Si la nuit qui a suivi était blanchie par la brume, l'aube s'est, elle, avérée plus noire que noir.
Dans les deux cas, on ne voit rien.
On peine à réunir les conditions indispensables à l'apparition des formes.
On a le sentiment d'être éveillé-dormant (ou enterré-vivant, c'est l'un ou l'autre).
L'hypothèse de l'apesanteur peut même se poser.
Je l'ai posée.
L'espace était un continent inaccessible, quoiqu'à portée de ma main.
Il n'y avait pas de lune, ou alors trop de matière en suspension entre la lune et le reste de moi.
Il n'y avait pas d'étoiles, ou de preuves qu'un jour à cet endroit l'éclat de telle étoile avait brillé, avant de s'éteindre et de prendre comme d'autres une éternité d'années humaines pour voyager jusqu'à nous.
Ce n'était pas un tableau uniforme pour autant : l'obscurité était grêlée de formes que d'abord je me suis vu incapable d'identifier.
Avant de voir vraiment.
Ces formes, qui n'étaient au fond que des taches un peu moins sombres que l'entrelac de taches sombres que c'est un ciel, avant que le soleil se lève, étaient des yeux.
Des dizaines d'yeux étaient sur moi, asymétriquement sur moi.
J'ai fait la seule chose qui était en mon pouvoir à ce stade : attendre immobile de m'accoutumer à l'obscurité.
Alors, seulement, j'ai vu apparaître autour de ces yeux les créatures de chair au cœur desquelles ils étaient sertis.
Une douzaine de vaches Galloway, donc noires, sans cornes, trapues, au pelage hirsute, frisé, le tout massives mais inodores vent de dos, me faisaient face.
Je ne me le suis pas dit alors mais je me le dis maintenant : ces créatures datent du Néolithique.
Comme tant de choses dans ce monde, ça ressemblait à la pochette d'un album de hard rock.
Le truc, c'est que nous sommes restés figés dans la pupille de l'autre : comme une forme de bienséance accordée à chacun : personne ne voulait porter atteinte le premier à l'équilibre de la scène qui se jouait devant nous, sur nous, en nous.
Jusqu'à ce que quelqu'un hurle.
Ce n'était pas une vache et ce n'était pas moi.
C'était nécessairement une tierce personne.
Quarante minutes plus tard, un homme hirsute racontait à sa femme combien un Français (moi) s'était retrouvé à planter sa tente dans un champ de bétail, sans respect pour les bêtes, sans respect pour sa vie : "il aurait pu finir piétiné et qui plus est, il y avait un mâle".
La femme avait l'air tout aussi atterrée que le mari et répétait alternativement deux choses : "mais enfin vous n'avez pas vu les bêtes ?" et "pauvre(s) bête(s)", sans que je sache si par là elle faisait référence au bétail ou à moi.
C'était dur par moments de se comprendre tant l'accent (le leur à mes yeux et le mien aux leurs) était à couper au couteau.
Par exemple, "ajar" n'est pas "afar", "beast" "best", "cattle" "kettle", "sluice" "loose" ou "fealty" "fithy".
Sans parler des particularismes scottish : j'étais manifestement un "tube" voire un "gowk" (ce n'était pas une bonne chose), "holin' and scabby" (idem), et chaque fois qu'on me demandait de ne pas faire quelque chose, on me disait "Dinnae", ce que j'ai mis du temps à comprendre.
Quant à "‘Lang mae yer lum reek", j'ai abandonné l'idée de saisir ce genre d'expressions.
Du reste on ne le disait pas à moi, on le disait à d'autres, le temps qu'on me, disait-elle, la femme, "requinque" (ce n'est pas le mot qu'elle a utilisé), en déposant des mets sur une table, essentiellement carnés, pour que mon corps vivant assimile toutes ces protéines mortes.
Il y avait aussi de l'œuf et de l'amande en nombre, de l'oignon blanchi rouge, de la coriandre, de la coriandre, de la coriandre et des pois chiches mis à tremper dans de l'eau louche.
"Si on ne mange pas", m'a dit l'homme, "on meurt, et si on meurt, on devient soi-même la nourriture des autres, alors il faut savoir s'imposer".
J'imagine qu'il avait en tête les insectes et les bêtes sauvages, qui sont en fait une seule et même chose.
On m'a regardé comme une icône pieuse faire ce qu'on me disait de faire : sous leurs yeux j'ai mangé.
Pendant, on a sondé mon inconscience : on a voulu savoir ce que je faisais seul, et de nuit, et dans un pré voué au pâturage, et dans un coin aussi reculé qu'ici, et aussi loin de chez moi manifestement, et aussi près de chez eux.
Avant de leur répondre, j'ai pris la précaution de vérifier sur mon téléphone la vidéo de ma nuit : que je n'aille pas me défendre d'être un monstre si tout ou partie de moi-même avait eu recours à la métamorphose à mon insu.
"J'étais sur la piste d'un loup, et puis la brume s'en est mêlée."
"Estime-toi chanceux : y a du loup dans la région depuis que les accro-calino-branlos (boggin tree-huggers) ont décidé de réintroduire des bêtes sauvages dans les Cairngorms, le tout financé par Bill Gates ou Richard Gere (enfin, des gens comme ça)."
"Nous en revenons à l'ère des bêtes sauvages, et ce des deux côtés de la génétique."
"Tout au long de son histoire, l'humanité s'est transformée en mieux, et à présent elle se transforme en pire, c'est ainsi."
"Tout le monde est condamné à se transformer, c'est ainsi."
"Moi-même qui te parle en ce moment, qui suis devant tes yeux, alors que j'ai l'air de rien faire en particulier, je me transforme sans que je le sache (sauf que je le sais, et maintenant toi aussi)."
"Seules les bêtes sauvages ne se transforment pas : elles sont déjà à leur point d'arrivée : il n'y a rien de plus sauvage que le sauvage, crois-en ma vieille expérience."
Je l'ai écouté me dire ce qu'il m'a dit sans sourire ; j'avais l'impression d'entendre la voix off d'une vieille pub pour Dior.
Je lui ai demandé si son bétail s'était déjà fait goûter ou ponctionner de la chair par une bête en général, ou un loup en particulier.
Pendant qu'il m'accompagnait au-dehors pour me montrer ce qui selon lui me donnerait "matière à réfléchir", j'ai réalisé que ma question était mal posée, que c'était la raison d'être de la viande d'élevage de se faire dévorer par des bêtes, sauvages ou pas.
Que nous étions tous des bêtes en quête de la pitance en barquette, à chasser de façon civilisée la chair froide sous blister dans des allées carrelées de supérettes ou de supermarchés.
Le mot "supérette" est drôle aussi en anglais ("minimarket") mais beaucoup moins qu'en français ("supérette").
Je l'ai suivi le long d'un décor invu la veille, puisqu'enseveli sous de la brume plus lourde que l'air, cette fois les yeux ouverts, de manière à pouvoir sentir le grain de la lande, le mirage des massifs, la proximité du ciel et le dessin des flux, des cours d'eau.
On a suivi un chemin l'un à la suite de l'autre, lui l'ouvrant moi le fermant, un mètre ou moins entre nous, jusqu'à un champ plein d'ovins, sans bovins.
Là, près des clôtures, pieds à terre devant son vélo béquillé, siège enfant fixé à l'arrière et enfant sanglé dans le siège enfant, casqué mais bras nus, un homme se vidait sous le regard des bêtes et celui de sa progéniture, du genre : "regarde mon lapin, Papa pisse".
La pupille des moutons, qui est ovale, paraît rectangulaire perçue par une pupille humaine, qui elle est ronde et paraît ronde, et là j'en étais à me demander quelle allure pouvait bien prendre le jet rectiligne de l'urine de cet homme dans une forme aussi instable.
"Vous avisez pas de croiser le fer avec les clôtures : c'est électrique", a dit l'éleveur pour que l'autre s'en aille, avant de se tourner vers moi : "les hommes qui veulent que les bêtes les regardent faire sont des porcs, et je mâche mes mots".
Suite à quoi il m'a fait approcher des barbelés ("c'est pas ça que je veux te montrer"), il m'a conduit aux bêtes ("c'est pas ça que je veux te montrer"), il m'a fait traverser la zone herbeuse ("c'est pas ça que je veux te montrer"), il a montré un cabanon ("c'est là-dedans").
À l'intérieur, il y avait des bêtes encore, mais des bêtes différentes de celles qui paissaient à l'extérieur et, bien que celles-ci ne paissaient en rien, ma première pensée a été de me dire : on ne peut pas "paître" au passé simple.
J'ai vu briller au présent trois paires de pupilles dans la semi-obscurité de la paille.
Confinés dans la maille des lueurs, c'était des loups.
Trois loups sombres mais clairs, des langues vives, gueules ouvertes.
En réalité, la part lupine de ces bêtes était loin dans leur ADN et moi je ne voyais que ça.
Pas leur pelage pâle, pas leurs oreilles tombantes, pas la queue basse mais l'éclat au fond de leur œil.
C'était des Kuvasz, ou des Maremmano Abruzzese portant colliers dotés de pointes.
C'était des ex-prédateurs dressés pour défendre des proies domestiquées contre d'autres prédateurs.
Bref, c'était des chiens.
"Ce sont eux", m'a dit l'homme, "qui protègent le troupeau des bêtes sauvages."
"Ils sont trois : ils sont là sous nos yeux et on peut les compter : le sauvage, c'est ce qu'on n'est pas en mesure de compter : son monde va au-delà de notre champ de vision : la civilisation, c'est ce qu'on peut distinguer, dénombrer : quelque part, c'est de la comptabilité."
Il disait trois mais moi j'en voyais six, dans le tissu des zébrures, entre la paille et les reflets sur leur pelage : six globes d'yeux sur quoi la lumière prenait doucement ses appuis.
Être vu par ces yeux...
Ils avaient l'air bons, ces loups qui n'étaient pas des loups.
Ils avaient l'air doux.
Moi, moins.
Moi, ce n'était pas de la douceur qu'il me fallait mais du croc et de la bave.
Ce n'était pas un protecteur que je cherchais mais un assaillant : un prédateur capable d'arracher la vie d'un coup de mâchoire.
Les chiens continuaient de me regarder comme un étranger à leur cause et à leur espèce.
Les moutons, eux, me regardaient dans le dos, c'est-à-dire la part passée de mon corps.
L'homme me voyait de profil, sondant peut-être ce que j'avais dans la tempe, or donc dans l'esprit, à l'instant t.
J'étais donc parfaitement triangulé.
J'étais moi-même.
Comme tout le monde, jusqu'à un certain point.
J'ai touché aux chiens sur la tête et j'ai touché aux moutons sur la laine, me disant : la meilleure façon d'attirer un loup c'est encore de porter sur mon corps les odeurs de ces corps.
Je me suis vu pendant de longues secondes vêtu d'une de leurs peaux attendant, offert, la venue de la bête.
Il existe aussi des tableaux représentant des Indiens sous des peaux de loups chassant par exemple le bison : pouvait-on chasser le loup vêtu de peaux de proie ?
L'éleveur a voulu savoir ce que j'étais : un écologiste, un antispéciste, un extrémiste, un chasseur, un étudiant, un illuminé ou un lycanthrope.
Je pouvais être plusieurs de ces choses à la fois, disait-il.
Je pouvais même n'être rien.
Mais il voulait savoir.
"Moi aussi, je cherche à savoir", j'ai dit, "car pour l'instant je ne vois rien."
"Ce loup a peut-être tué Léo, ou peut-être que ce loup est Léo réincarné sous une autre forme, ou peut-être qu'il n'est ni l'un ni l'autre mais qu'il a encore dans l'empreinte de sa pupille la scène de sa mort, à moins qu'il ne soit qu'une bête parmi les bêtes."
"Quoi qu'il en soit, on aura des choses à se dire lui et moi quand on se retrouvera face à face... des choses que je regrette n'avoir pas su articuler quand nous étions à ça de nous toucher l'autre jour."
Sachant peut-être qu'il parlait dans le vide, l'éleveur m'a fermement déconseillé de repartir sur les traces de ce loup, et pendant qu'il parlait dans le vide moi je l'ai écouté.
À la fin de son speech, après en avoir conclu que je ne suivrais aucun de ses conseils, il est allé chercher quelque chose au fond de son cabanon pour me le tendre : ce n'était pas une pétoire, comme je l'ai cru d'abord, mais un "flare gun".
Bien qu'en ayant la forme, un flare gun n'est pas une arme mais un outil capable de tirer des fusées de détresse, par exemple à bord d'un bateau, qui sont soit rouge (SOS), blanche (réponse à un SOS) ou verte (alerte déclenchée).
Bien évidemment, comme à peu près l'ensemble des outils qui ne sont pas des armes, un flare gun peut être utilisé de façon détournée comme une arme.
Ce n'était pas grand-chose, disait-il, mais en cas de problème c'était mieux que rien, que ce soit pour alerter des secours ou pour faire fuir le loup (y avait-il une couleur de fusée capable de le faire venir jusqu'à moi ?).
Après m'avoir tiré hors du cabanon, pendant que les pupilles des chiens s'amenuisaient, à mesure que la lueur du jour imprégnait les fibres de mes épaules, mais avant de m'inviter à marcher le long du chemin bordant son champ, il a dit : "regarde, le monde déborde de beauté".
C'était le cas.
Avant de compléter : "N'en prends pas congé trop tôt."
J'ai naturellement pris congé de lui et non du monde (le monde pouvait attendre).
J'ai repris la route vite, c'est-à-dire le chemin.
Je me suis construit mentalement une carte des loups.
J'ai cherché les cimes, j'ai suivi le sens du vent, je marchais le nez sur mes chaussures et pour autant le ciel me débordait de toute part.
J'expérimentais la chaleur dans le froid, le vent mauvais versus la sueur d'une machine en mouvement.
Ce truc qui s'appelle donc le corps et qui mène sa vie propre.
J'étais à l’affût du moindre bruit et de la moindre silhouette, de la moindre tache d'ombre, de la moindre odeur et du moindre signal qui me laisserait à penser qu'une bête était dans les parages.
Spoiler : qu'on sache les voir ou non, il y a toujours des bêtes dans les parages.
Je ne sais plus exactement combien de jours j'ai marché ; je sais que je buvais aux ruisseaux dans la forme de mes mains jointes ; je sais que je mangeais le fruit du labeur des poules, quand il m'arrivait de longer des exploitations ; je sais que les nuits étaient lentes.
Tout en n'ayant aucune intention de m'en servir, je gardais le flare gun à portée, restant toujours à un geste d'en faire usage, au cas où.
Lorsqu'il m'arrivait de m'imaginer dévoré par une bête sauvage, que le sang dans ma gorge s'emballait sous l'action de la pompe, ou que les rêves, la nuit, filmés mais non visibles à l'œil nu, me montraient l'esquisse violente de ma mort, j'envisageais brièvement de faire feu.
Feu jusqu'à ce qu'une petite voix me dise : c'est Léo l'animal que tu tues ?
Cette voix, comme souvent les voix font quand on est seul à les entendre, c'était la mienne.
S'en suivaient alors d'interminables négociations avec moi-même sur les issues possibles à des conflits imaginaires homme-bête et c'était épuisant.
Il valait mieux ne pas penser.
Je m'astreignais à le faire.
Pendant que je ne pensais pas le monde, autour de moi et en, défilait.
C'était une expérience à part entière.
Et voilà comment j'en suis venu à ouvrir les yeux sur un paysage de montagne, avec au milieu un homme à l’air concentré genre prise de tête métaphysique qui se demandait si ça sentait la lavande ou le fioul.
Il ressemblait au fils caché que Victor Lannoux jeune aurait eu avec Alex O’Loughlin.
Au téléphone, on l'entendait se plaindre des boiteries de ses brebis.
Écoutant son interlocuteur, ou trice, parler il laissait ses yeux opérer la triangulation des bêtes sauvages, au cas où.
Près de lui une femme, assise sur une marche d'escalier, qui plumait une poule morte dans une bassine.
Elle était au centre du village et se parlait toute seule : "toute ma vie j'ai rêvé d'avoir un perron, et maintenant que j'en ai un je ne sais pas quoi en faire."
D'autres figures humaines étaient là aussi à ne rien faire d'autre que regarder dans le vide, où par ailleurs je me trouvais, me rapprochant d'eux.
Il faut m'imaginer passant progressivement dans leurs pupilles du flou à la netteté.
Comme chacun sait, il est toujours plus délicat d'apparaître que de disparaître.
Qui plus est la première image qu'on imprime chez quiconque va au-delà de l'œil et touche jusqu'à la matière même des pensées.
Une fois qu'elle est ancrée en soi, c'est quasiment impossible de s'en défaire.
Je dois donc encore figurer dans leur mémoire sous cette forme aujourd'hui, des années plus tard, celle d'une tache floue affermissant ses traits à mesure qu'elle prend de l'ampleur dans leurs yeux.
Il y avait aussi des jeunes, du village ou d'ailleurs, par groupes de cinq ou six, habillés dépareillés, avec aux pieds des chaussures à semelles lisses, et dont les lèvres duveteuses crapotaient de la vapeur sous le nez des adultes.
La plupart de ces mecs (car c'était tous des mecs) n'avaient pas d'âge légal.
D'autres qui les encadraient savaient se soustraire aux regards ; on voyait à leurs ombres portées que c'était des fusils de chasse qu'ils avaient entre les mains.
On serait tenté de dire en pareilles circonstances que ça sentait la poudre, mais ça ne sentait pas la poudre : ça ne sentait pas rien, mais rien qu'on puisse identifier par la parole ou par l'usage d'un mot, d'un son, ou d'une pensée : juste, ça sentait.
Celle qui plumait sa poule portait sur le monde un regard sans regard, et je me suis mis dedans.
C'est elle qui m'a présenté la situation : les hommes préparaient une battue aux loups ; ces loups n'étaient pas les bienvenus, et n'étaient pas d'ici ; ils avaient été réintroduits illégalement de Suède ; c'était pourtant illégal aussi de les chasser mais elle n'en avait cure.
Pendant qu'elle me parlait les yeux dans les yeux, ses doigts s'affairant sous eux à plumer cette bête, j'avais la même impression que face à quelqu'un qui, tout en menant une conversation, continue de taper sur son clavier d'ordinateur sans rien voir de l'écran.
À la question de savoir ce qu'on leur reprochait (aux loups) : "Ils rôdent."
Mais pour un loup, n'est-ce pas le degré zéro de son existence, est-ce que le simple fait d'être là quelque part ne le conduit pas à rôder aux yeux des autres ?
Les plumes s'amoncelaient dans cette bassine.
Un petit tas de neige dans une conque de fer.
Un cercle dans un autre cercle.
La bouche de cette femme a formé un autre cercle encore par quoi sa voix est passée pour me dire : "si j'étais vous, mais je ne le suis pas, je disparaîtrais vite".
Tout le monde voulait me voir disparaître, personne ne savait me trouver.
Entre ces deux grosses mains, dépourvue de ses plumes, la volaille ressemblait moins à une volaille qu'à un petit hibou.
Je n'ai pas suivi son conseil et elle s'en moquait : "Moi, a-t-elle dit, cela fait juste soixante-quinze ans qu'on ne m'écoute pas, alors une fois de plus ou de moins..."
Je me suis rapproché des hommes sur le pied de guerre et j'ai proposé mes services ; "quels services ?" ; je voulais les accompagner dans leur battue, j'ignorais juste jusqu'à quel point ; "rentre chez toi", m'a dit l'homme au fusil ; je n'ai pas suivi son conseil non plus.
Ensemble nous sommes partis.
Nous, soit une douzaine de ces jeunes, qui se prenaient pour des adultes ; trois vrais adultes, armés, plus moi, qui adulte l'étais aussi, dont un plus vieux que les autres et enflé de toute part, comme croûlant sous plusieurs couches de textiles mises les unes sur les autres.
Pour autant, c'est lui qui ouvrait la route, c'est lui avait la science, et le fait est que je n’ai jamais vu un homme plus solide que ce gros tas.
Passant près de lui, adaptant mon pas au sien, rapide malgré son âge, j'ai vu dans l'oblong de ses yeux la somme des connaissances qui pesaient sur lui profondément de l'intérieur et, sans doute aussi, à ce moment-là du moins, la tristesse.
Il ouvrait la voie les mains derrière le dos, le corps posé entre les sons de ses chaussures de marche au sol et celui régulier de son souffle.
Pendant un long moment il n'a rien dit, se contenant de mener, avant de céder la première place à un autre après avoir prononcé la phrase suivante à l'attention de tous : "à partir d'ici, nous verrouillons trois vallons qu’il va nous falloir remonter en battant les aires".
Nous nous sommes tous regardés.
Nous nous sommes remis en marche.
En file indienne on se talonnait tous, le ciel nous bordait de toute part, on avançait dedans ; on avançait dans le bruit de chacun, le nôtre fondu au contact des leurs ; tout convergeait jusqu'à la dissonance.
Certains (ceux aux semelles trop lisses) dérapaient régulièrement ou manquaient de se tordre la cheville.
On pouvait suivre au son, les yeux fermés, le surgissement de leurs approximations.
À partir du point désigné par l'homme un peu plus bas, nous nous sommes séparés en trois groupes, avec un fusil par groupe, pour circonscrire la zone.
Chaque groupe s'est dispersé dans son val en plusieurs autres groupes, de trois personnes au moins.
Longtemps on a attendu des signaux qui se feraient sans un bruit, avec les bras.
Le plus vieux d'entre nous, qui était aussi le plus lourd et le plus solide, était celui qui savait.
Ses yeux, il s'en servait pour voir le loup là où personne d'autre ne le voyait : au ras du sol il se plaçait, l'écoute active de la terre ou l'odeur accrue des laissées proches le guidait, de sorte que ce qu'il voyait pouvait être vu toutes paupières closes.
Où qu'on se trouve, tous on avait le regard tourné dans sa direction dans l'attente que ses bras se lèvent, et nous orientent dans nos déplacements, ou pas.
Cet homme était un sémaphore.
Même (et surtout) son ombre suivait au millimètre près ses indications.
Il disait qu'il "sentait" la situation.
Que l'air ambiant même à vent nul pouvait porter l'odeur des bêtes plus loin que même les bêtes le savaient, et y compris la nôtre, puisque nous étions des bêtes nous aussi.
Tous, à cette évocation, nous nous sommes reniflés pour savoir si (et ce que) nous sentions.
Certains en ressortaient renseignés, d'autres pas.
Puis soudain c'était l'heure : l'homme a fait des signaux à bras à tous les groupes et tout le monde s'est déployé en tirailleurs avant de monter vers le bois.
On s'est fait le plus silencieux et inodore possible le moment venu de se mettre en mouvement.
On retenait notre souffle et pourtant notre souffle nous précédait.
On était manifestement ça nous autres : une guirlande de souffles, un bataillon de ces souffles, un doux vent calme prêt à se corser, un cyclone en son centre.
On marchait à pas de serpent et le décor autour de nous dans l'ombre nous rappelait qu'on n'avait rien à faire là.
Au-delà des sentes ou des clairières, les arbres dans ce bois étaient si serrés que même leurs ombres avaient des ombres.
Des ombres pesaient aussi sur nos regards, et chacun vérifiait en coin le regard des autres pour en estimer sinon la qualité du moins la résistance à la pression ambiante.
Plusieurs fois certains, à cause de la texture un peu glaiseuse des sols, à cause de la lisseté des semelles, ont trébuché ou failli le faire, signe qu'on n'était pas toujours aussi maître de soi qu'on le semblait.
J'ai vu de la boue sur des paumes et sur des pantalons témoigner d'écarts passés.
J'ai vu des boiteries dans les démarches et les silhouettes, des entorses ou des torsions, des courbatures, des tendinites.
Le pire, c'était dans les épaules : c'était le poids de la chair dans la chair : c'était cette contracture qui nous pliait la nuque en deux : le pire, alors, c'était la peur.
Si tous nous étions là pour voir le loup, personne ne souhaitait qu'il survienne.
Nous, c'est-à-dire les plus jeunes et moi, n'étions pas armés : seuls les plus vieux l'étaient : eux aussi avaient peur mais ne le montraient pas : ils gardaient tout en dedans : ils traitaient la peur comme des reflux œsophagiens.
Notre rôle, c'était de rabattre et de bloquer les points de fuite, pas de tuer.
On marchait sur des centimètres, on se faisait le plus lent possible.
On plissait les yeux pour voir loin, et longtemps.
La plupart du temps, on ne voyait rien.
Jusqu'à y voir, très furtivement, cela : une esquive grise, comme le balancement d'une branche de sapin.
Nous avons tous pris d'un coup dix pulsations minutes de plus en cadence ; tous nous avons couvert avec le même volume de sang une plus ample distance ; l'équivalent d'au moins plusieurs fois le tour de nous-mêmes.
Le tout sans battre un cil.
Chacun savait sauf moi qu'au fond du bois le bois s'évasait à pic en falaise.
On avait donc dû rabattre le loup là dans l'idée que nous l'y acculerions.
Pendant que l'on tenait, bouchait, fermait les lignes de fuite, tous ceux qui avaient des armes se sont approchés des buissons dans quoi l'esquive grise avait pu se fondre et ils sondaient ça du canon tout en tapant du pied par terre pour la faire réagir.
On commençait à croire, ou craindre, ou espérer que ce n'était qu'un courant d'air ou une fausse impression, cette forme, qu'il n'y avait aucune autre bête à part nous.
Il faut prendre garde à ce que l'on souhaite.
Il faut se méfier du décor.
Des fois le décor, c'est nous.
On est dans le décor, pour l'autre.
Or là, l'autre, c'est le loup.
Impossible de savoir si nous étions vus par lui, donc, pendant que nous nous efforcions (sans succès) de le voir.
On ne parlait pas, non plus : on entendait voler les mouches : les mouches allaient de tête en tête et d'homme en homme : nul âne : nul chien : que des guetteurs, des rabatteurs, des tueurs et, donc, tapie là-dedans, un prédateur : une proie.
À petits pas on resserrait l'étreinte, en peu de gestes on fermait le périmètre, de petits souffles alimentaient en oxygène nos anatomies.
Rien n'émanait, aucun bruit (si ce n'est les bruits qui s'échappaient de nous).
La friction des matières sur nous, synthétiques le plus souvent : comme des froissements d'ailes pour quiconque sait voler.
Nous nous sommes faufilés au ralenti dans les bosquets, suivant l'invitation du plus vieux de devant, jusqu'à atteindre cette air nue juste avant la falaise, soit la dernière avant le vide.
Nous n'étions séparés les uns des autres que par des branches, des branches et des non-dits.
C'est alors que j'ai distingué à la convergence des regards un pelage.
Sans être en queue de cortège j'étais à l'arrière, je voyais donc peu ce que ceux de devant voyaient bien, mais je peux dire cela : les bras de beaucoup sont tombés de bien des centimètres, pendouillant à leurs flancs, comme des pantins dont on aurait coupé les fils aux ciseaux.
En première ligne, le plus vieux, le plus sage, le plus armé d'entre nous a continué son œuvre de sémaphore humain : face à l'animal il a fait de son corps une croix, sans que l'on sache, d'abord, à qui elle était destinée.
Soit il cherchait à "gandalfer" le loup pour le retenir ("you shall not pass"), soit il voulait nous tenir à distance de lui ("fly you fools").
Résultat, personne n'a bougé, et même un battement de cil c'était trop.
Même le frisson des feuilles pendues aux arbres par-dessus nous et entre, c'était trop.
Et si l'inspiration de chacun était ok, l'expiration du souffle, aussi, était de trop.
Ce que je sais du loup, coincé, le dos à la falaise, je ne le tiens pas de moi, incapable de voir quoi que ce soit d'où j'étais, mais de ceux mieux placés pour l'avoir en ligne de mire et à qui j'ai parlé, après coup, de ce qui s'est passé là, et qu'aucun de nous n'a compris.
Tous n'ont pas assisté directement à tout ; chacun n'avait qu'un souvenir partiel dont il a fallu raccommoder la trame ; certains n'ont même vu que des ombres portées ; je m'en remets à elles, je m'en remets à eux.
Quoi qu'il en soit : la bête était couchée, elle jetait des regards.
Dos au vide, elle clignait des yeux sous le crépitement des rayons du soleil, soleil éparpillé par le vent dans les feuilles, par la timidité des arbres.
Ses oreilles étaient couchées en arrière, et ses pattes croisées à l'avant.
Certains ont dit du loup qu'il s'était redressé sur ses pattes (et ça ne peut être que vrai), d'autres qu'il aurait suffit de le tirer à bout portant (et ça ne s'est pas produit) ; d'autres, enfin : "Il s’en est passé des choses pendant le silence !"
Moi, la seule chose que je revois, c'est l'ombre tachetée du vieil homme de devant, le sémaphore, et ses bras dépliés comme s'il planait sur cette bête, et sur ce temps, et sur nos propres souvenirs régurgitant la scène.
On sortira de ce moment avec dans les cheveux, entre les fibres de nos vêtements, sur nos peaux pourtant couvertes une odeur de fumée, bien qu'il n'y ait aucun feu.
Quelque chose brûlait en nous et hors.
Quelque part, c'est toujours le cas.
Si on se donnait la peine de sonder nos âmes, on n'y trouverait qu'un tapis de cendres grises, le rouge à blanc des braises et quelques flammèches bleues.
C'est étrange, mais pendant que l'animal croisait le fer avec l'homme juste en plongeant dans ses yeux les siens (ou le contraire), je me suis dit qu'on avait de la chance, tous, d'être en vie, là.
Peut-être que ce n'est pas si étrange que ça.
Peut-être que cette phrase me hantait, lue quelque part (mais où ?) : "The friendly Cairngorms : a milion and one horrific ways to die up there".
Peut-être, peut-être... on peut repeindre le monde avec des peut-être.
On aurait tout aussi bien pu très vite ne plus l'être, vivants.
Accule une bête sauvage au sommet d'une falaise et regarde un peu ses réactions.
Était-ce la différence entre Léo et ce loup : l'un s'est retourné et a tourné le dos au vide et l'autre pas ?
Au fond, celui qui a affronté la mort en face est celui qui s'en est tiré.
Quand j'ai voulu me décaler assez pour parvenir à voir ce que je ne voyais pas (le duel silencieux entre l'homme et la bête), j'ai pris le parti des ombres.
J'ai cherché la silhouette au sol répliquant la forme des corps au-dessus.
De là où j'étais, c'était le mieux que je pouvais faire.
Alors tout en ne voyant pas j'ai vu.
D'abord, l'ombre animale et celle humaine ne plus faire qu'un, se fondant l'une dans l'autre ; ensuite, l'ombre humaine accoucher de la bête par le dos, de sorte que d'une certaine façon le loup a transpercé l'homme lentement.
En marchant, même.
En marchant.
C'est l'un des rabatteurs, après coup, qui m'a dit ce à quoi il avait assisté de son côté, sous un autre angle, et la bête lui est passée entre les jambes, à l'homme, faisant fi de son corps en croix, comme s'il n'existait pas.
La suite, je l'ai vue venir dans le lacis des ombres avant de la constater de mes yeux : le loup a avancé en ligne droite, faisant abstraction des rabatteurs qui n'ont pas esquissé un geste, et ont laissé leurs semelles trop lisses bien au chaud sous leurs pieds.
Parfois, canis lupus ne déviant pas de sa trajectoire, certains d'eux-mêmes se sont écartés pour qu'il passe, et toute sa masse est passée, roulant des épaules, ses oreilles longues, triangulaires, maculées d'un panache qu'on appelle un pinceau, aux aguets.
Pendant, c'était le silence ; seules les feuilles au vent tremblaient ; et les ombres des plus jeunes ; et les ombres des plus vieux ; et mon ombre mienne aussi quand j'ai croisé, passant à ma hauteur, le temps de quoi à peine une fraction de seconde, son œil au loup.
Nous étions tous des petits monticules de sueur sur son passage, nous autres ; nous étions ses statues de sel.
Mais je peux dire ceci : je l'ai vu me voir et inversement : nous nous sommes touchés sans pour autant qu'il y ait contact : nous nous sommes reconnus pour ce que nous étions : moi, celui qui l'avait vu une fois déjà sur cette photo venant auréoler la mort de Léo, et lui...
Lui, le loup qui n'était pas un loup : un placentaire, d'accord : un carnivore, évidemment : mais féliforme et non cani : plus félidé, féliné que lupin : une œuvre d'art tétrapode qui n'émettait pas son, n'émanait pas l'odeur : une masse ronde de 80kg : plus qu'un leu : un lynx.
* * *
Le temps fit, en et hors de moi, ce que le temps sait faire de mieux : passer.
À peine le cil bat-il qu'un demi-siècle t'a percuté de fouet ("blink of an eye").
En cinquante ans d'ellipse, de blink, de vie, jamais je n'oubliai Léo.
Tout ou partie de lui, si : son visage (oublié), le son de sa voix (oubliée), la forme de son pied (oubliée), la couleur de ses yeux (oubliée) mais pas l'idée de lui, pas l'image de son corps longeant la ligne de touche ou en extension vers la zone, le ballon dans la main.
Pas le bruit de la balle lancée de moi vers lui, pas le geste du poignet mien, pas l'impulsion mise dans ce geste, pas la prémonition (avant même d'avoir moi reçu le ballon sans rien savoir de sa position) conduisant à ce geste.
Pas les automatismes, donc, qui resurgissaient le plus souvent la nuit, pas nécessairement chaque nuit, mais assez régulièrement pour que rien ne s'épuise, tant je rejouais dans mon sommeil des matchs entiers à des ans de distance.
Il m'arrivait de rêver des photos aviaires au-dessus du terrain, où la position de chaque joueur était si parfaite que le tableau d'ensemble répondait aux lois du nombre d'or, et moi j'en étais le centre, et lui la cible d'une passe à la trajectoire équiangle formant sa spirale.
C'était vivre une vie souterraine à soi, c'était se réveiller en pleine nuit poisseux d'une sueur qui n'était pas que de la sueur mais bien du temps à l'état pur : le passé sourdant d'une peau incapable de tenir ses vannes.
C'était, d'une certaine façon, se retrouver hanté par sa propre forme, par sa propre enveloppe, par un masque à présent inadapté à nos traits vieux.
Face au miroir, je ne me reconnaissais plus qu'après un genre d'opération savante visant à effeuiller un à un les visages qui s'étaient accumulés en moi et sur au fil des années.
Il y en avait légion : ceux hyperglycémiques de l'enfance, les boursouflures adolescentes, l'étudiant inquiet puis apaisé, le demi-centre sur un terrain de hand, l'adulte hanté par la mort de Léo, celui happé par la vie active, le mari, le divorcé, re le mari, le père, le vieux.
Par-dessus le marché, j'étais à présent perclus de douleurs, du genre arthritiques, moi qui toute ma vie ne tombais jamais malade, et le tout dans une langue qui ne prévoit pas que la douleur coule en soi mais qui au contraire nécessite que l'on dise "je suis dans la douleur".
J'étais dans la douleur, donc.
Et à l'exception d'X allers-retours express, toujours pour enterrer, veiller et/ou incinérer quelqu'un, je n'ai pas remis les pieds en France.
Je ne voyageai pas beaucoup non plus, au fil de ces années : rester circonscrit dans les 78 772 km2 de l'Écosse m'allait bien.
Ma progéniture prit l'habitude d'ironiser sur cette obstination dans la sédentarité ; je pris sur moi de ne rien leur révéler des vies passées m'ayant mené sur les chemins d'elle ; le fait est que personne ne m'aurait cru si j'avais raconté mes périples lupins de naguère.
Ils m'appelaient "l'ermite" ; je disais d'eux "ma progéniture" ; quelque part nous étions quittes.
Personne ne comprit que je prenne part à un procès pour une affaire vieille d'un demi-siècle ; du reste, je n'essayai pas d'expliquer rien à quiconque ; de la même façon, cela m'était égal qu'on ne saisisse pas pourquoi, chaque matin, je reproduisais le croquis d'un même œil.
On me questionnait peu là-dessus : on pressentait le terrain palustre : on craignait la névrose : on préférait regarder ailleurs, tout en s'inquiétant de ce qu'il conviendrait de faire, une fois ma mort venue, d'une pareille masse de carnets sombres, et donc, oculaires.
Moi-même je ne prononçais pas le nom de Léo en leur présence ; ils ignoraient tout de ce passé mien ; le nom de Léo était rangé avec l'œil de Léo (c'est-à-dire l'œil du loup, c'est-à-dire l'œil du lynx) dans un repli de ma mémoire ; et puis dans mes carnets.
Le nom de Léo, je le gardais pour moi, je me le servais "pec", comme le hareng fraîchement salé, c'est-à-dire à vif, chaque matin au réveil, au sortir de la nuit, avant de me plier au rite du croquis, après avoir récupéré mon corps échoué sur le drap, rincé par le sommeil.
Combien de fois m'arriva-t-il de me dire, au fond, "personne ne sais qui suis-je" ?
Je me posais précisément la question au moment ce matin-là de nouer une cravate autour de mon cou, étant entendu qu'on ne va pas au tribunal vêtu de la veille.
Sur le chemin, dans les rues de la ville, inquiet, je n'arrêtais pas de regarder mon ombre, sans savoir si je cherchais sa présence, pour me rassurer de ce que j'étais moi-même en mouvement, ou si j'espérais secrètement ne pas l'y trouver.
Plusieurs fois je fus bercé par la tentation du demi-tour.
Le geste le plus révolutionnaire, au sens propre, étant bien sûr de continuer à marcher dans la même direction sans dévier.
J'arrivai vite et tôt à la Haute Cour de justice, laquelle tourne dos à la Abhainn Chluaidh, c'est-à-dire donc la Clyde, entre Albert et Victoria Bridge, en face du Riverside College et de la Grande Mosquée.
On me fouilla ; on me détecta les métaux dans un portique puis à la main ; on ne trouva nulle arme magnétique, amagnétique, ou en alliage mixte sur moi ou en ; on me rendit mes clés, mes affaires, ma ceinture ; on m'indiqua en deux trois mots et gestes le chemin vers l'audience.
C'est à la High Court of Justiciary que se tiennent les procès des crimes les plus graves ; un juge y siège, doublé d'un jury de quinze âmes.
Pas âme à mon arrivée, ou presque, ou pas encore, ou sous la forme de leurs ombres devançant des corps sur le point d'arriver.
J'avais mal au dos et les cheveux gras ; assis à l'écart j'attendis le Lord Advocate et son équipe ; quand je les vis venir j'attendis d'être vu ; une fois proche je leur demandai ce que tout le monde leur demandait, si l'accusé viendrait ; "nous allons vite voir".
Nous vîmes.
Il vint.
On l'installa dans le box (c'est une façon de parler : le box n'était pas un box, et il s'y installa tout seul).
Il ne ressemblait en rien à l'image qu'on peut se faire d'un criminel comme lui : Hannibal Lecter muselé et momifié debout : non, c'était un nonagénaire blême, peu présent dans son corps et loin dans sa tête, perdu dans ses pensées (si c'était des pensées).
Quelques fois le ressac lui prenait à la gorge : ce n'était pas une crise de larmes ni même un mot, c'était de la toux, de la toux dans les tons secs et non glaireux, non mousseux, non caillouteux, de la toux de circonstance et non de compulsion, une toux peu ou prou respectable.
Autour de lui, tout était de bois : panneaux de bois, pupitres, sièges, des genres de coffrages sous des plafonniers blancs, le tout sur une moquette très moquette, et par-dessus le marché bleue.
Il avait l'œil de gauche fin, malouvert, consciemment ou non, indépendamment de sa volonté ou pas, et il se le tâta de l'ongle, peut-être pour se forcer à déciller avant la venue des juges, des jurés, de ses conseils, des assesseurs, des greffiers, des quidams, de tout le toutim.
Léger fut le toutim : des Lord oui, des hommes-femmes du commun oui, des sbires certes, des journalistes non : on avait commencé à se lasser des frasques d'un ex-ennemi public purgeant ses peines depuis des éons, réduit à l’inoffensivité en cellule, en fin de course voire de vie.
Coupable d'une vingtaine de meurtres sur le territoire national, en cavale puis arrêté, arrêté puis jugé, il se "Michel-Fournira" avec le temps, se manifestant pour commenter chaque affaire non-résolue pouvant être de près ou de loin reliée à son parcours géographique.
Or il était dans les Cairngorms l'année de la mort de Léo.
Si certains dans l'assistance s'émurent du grand âge du prévenu, d'autres pas : "avec l'augmentation de l'espérance de vie, tant qu'ils ne sont pas centenaires ils sont justiciables, surtout quand il y a eu mort d'homme".
Il n'avait pas l'air particulièrement ébranlé, touché ou scarifié par la mort d'homme, cet homme, qui du reste avait un nom, Boyd, et si Boyd vivait en paix avec ses fantômes rien sur son visage n'en témoignait vraiment, et rien dans son corps, rien en son âme.
Pendant un bref moment, il fit avec son ombre ce que d'autres font avec leurs mèches de cheveux : il la remit à sa place, s'assura qu'elle prenne bien la lumière, que son profil en cas de flash ressorte, et qu'aucune mouche, guêpe ou tipule ne vienne s'y poser.
Puis il papillonna, se posant sur le regard de chacun, cherchant à deviner ce que chacun pensait, de lui ou pas de lui, pensait en général, penser étant, manifestement, son dernier champ d'action possible, en pareilles circonstances.
Lorsque nos yeux se rencontrèrent nos yeux se rencontrèrent.
Je vis dans les siens deux billes d'un bleu métallique, claires, intouchées par la dégénérescence, la cataracte, le glaucome ou même la première myopie venue, semblait-il.
Quel genre d'homme pouvait bien avoir atteint l'âge canonique sans au préalable y avoir laissé des plumes, sans que son corps ne serait-ce que commence à se dégrader ?
Vu comment le globe humectait sous l'éclairage artificiel, et compte tenu des mimiques bouche fermée que Boyd accomplissait à l'insu de tous, on pouvait supposer qu'il s'adonnait à des bâillements furtifs, entraînant eux-mêmes la contraction de ses sacs lacrymaux.
D'où les larmes.
À moins d'un mètre de lui en toute circonstance se trouvaient deux gars du SPS (Scottish Prison Service) capables de le ramener par la peau du cou comme un lapereau jusqu'en cellule si nécessaire.
Entre Boyd et ses gardes, aucun des trois ne touchaient jamais l'autre et pour autant parfois leurs ombres à leur corps défendant si, comment était-ce seulement possible ?
C'était.
La lumière électrique rendait les perspectives flottantes et la peau humaine proche vitreuse, tirant sur le jaune queue de vache, ou le vert caca d'oie.
Par effet de constraste, la moquette bleue projetait sous les corps des abîmes de douceur.
Entre ces deux sphères d'influence chromatique, celles et ceux qui se meuvaient sans grâce, comme enfermés dans des labyrinthes pour rongeurs en séances d'expérimentation laborentines, avaient l'air de léviter debout.
Boyd prit conscience que son corps était présent, dans cette pièce, au même titre que son esprit, et qu'il était perçu comme tel par tous ; il n'y a que comme ça que je peux interpréter le geste qu'il fit de redresser sous une couche adipeuse de peaux et de nerfs son squelette.
Tout en lui suivit l'impulsion partie sans aucun doute de sa moelle épinière, de ses omoplates ou de ses épaules ; jusqu'aux intestins (gros et grêle) qui alignèrent leurs rubans.
Cet homme tout spirituel qu'il était était un sac d'organes et d'humeurs et de sang vieux, et moi aussi.
Savoir combien de fois ce sang avait de kilomètres au compteur, combien de tours de piste, combien de fois l'orbite autour d'un cœur sachant atteindre et dépasser l'année nonante, combien encore il en viendrait, jusqu'où et quand le conduirait ce mouvement de balancier ?
Il sembla un instant défaillir, tomber non en arrière ni en avant mais sur lui-même, si la chose est possible, comme les Tours jumelles dans ces vidéos sues par cœur par toute une génération, avant d'être peu à peu oubliées par les suivantes.
Ou comme cette autre scène d'un film vu jadis au cours de laquelle une bonne sœur s'évanouissait sur elle-même derrière une vitre, sans un bruit ; lorsque la caméra plongea pour la rattraper avant qu'elle ne touche sol, on ne trouva plus par terre que les voiles de ses vêtements.
Je tentai (sans succès) de me souvenir si ce film sous la forme d'une affiche figurait au mur de la chambre de Léo ; je tentai (sans succès) de saisir si ce film je l'avais vu moi entier ou si je ne savais de lui que cette scène ; je tentai (sans succès) d'en retrouver le titre.
Mais Boyd ne vacilla pas, non, ni ne trembla même, ni ne fit rien ; juste il se tint droit engoncé dans son corps, les billes de ses yeux bleues serties dans sa face, l'air d'avoir déjà enterré un fils mort vieux (c'était le cas), et de pouvoir enterrer toute la salle à son tour.
"Même à perpétuité derrière des barres, je vous survivrai", semblait-il dire, ou croire, ou savoir, ou craindre, ou penser.
Il ressemblait et à la fois ne ressemblait pas à ce qu'on s'attendait à voir quand on imaginait un homme jugé coupable de 270 chefs d'accusation, en premier lieu d'homicides, le plus souvent volontaires, le plus souvent sans autre mobile que celui de vouloir s'adonner au chaos.
J'aurais tout aussi bien pu l'avoir vu apparaître derrière le carreau d'un hospice en passant dans la rue, et aussi bien c'était mon père (mort), mon grand-père (mort) ou n'importe quel quidam égaré dans un couloir aseptisé, coupé du reste du monde par le prisme d'une vitre.
C'est vrai : circulait sur sa peau, dans ses iris, une froideur, une dureté révoltante mais ses gestes étaient doux, d'eux semblaient émaner des Nocturnes de Chopin ou, je ne sais pas moi, mettons des Gymnopédies.
Insaisissable bien que parfaitement fixe, le regarder c'était le perdre.
Dans l'autre sens, se laisser voir de lui c'était se perdre soi.
Il fallait donc ne pas laisser les faisceaux là, à l'air libre, au vu et au su de tous, se croiser.
Autour et derrière, face à Boyd, portant lourdement la robe et la barbe, la joue le plus souvent rosacée, des hommes blanchissant ou déjà plus que poivre et sel sur la tête desquels on avait posé des perruques blanches elles-mêmes, même si vaguement tintées d'or, prirent place.
Ils avaient l'air de peser (dans leur tête, dans leur corps) une tonne.
Ils avaient l'air éteints, ces juges, ces avocats, ces masses pénibles, quand par ailleurs l'accusé irradiait de l'intérieur.
La vie était en lui, pas en eux, en lui, pas en moi, en lui, plus en celles et ceux qu'il avait sacrifiés à l'époque et pour quoi ? pour se tenir lui debout, fait de chair, quand les autres étaient cendres.
De fait, dans cette scène comme tant d'autres ayant eu l'occasion de se répéter X fois au cours des années, Boyd était le centre et le système judiciaire dans son ensemble la périphérie.
Les victimes ou présumées telles, de leur côté, n'étaient nulle part, ou si présentes reléguées aux limbes sous la forme de visages figés dans des photos, des vidéos peut-être, des bribes de paroles émises maladroitement par des proches ayant presque tout oublié d'elles et eux.
De Léo, un demi-siècle après sa disparition, me restait quoi ? pas le contour de ses traits en tout cas, pas la couleur de ses yeux, pas le grain de sa voix, pas l'odeur de sa sueur, pas la forme de sa silhouette à contre-jour dans ce souvenir où il s'en va.
Tout juste le déplacement d'air quand il appelait le long de sa ligne une passe que je n'étais plus depuis longtemps, au-delà de ces questions purement temporelles, capable de lui faire.
Des déplacements d'air il y en eut ce jour-là, le premier jour du procès, ou ce ne fut que palabres palabres, et nous souhaiterions ceci cela, et la défense s'oppose-t-elle, votre honneur la défense ne s'oppose, et qu'en pense donc la Cour, et la motion convient-elle, etc.
L'air leur entrait par les poumons et ressortaient inchangé, intouché par aucun de leurs mots.
Ce qui les animait était issu d'une respiration inapte, leur existence entière semblait consister à sommeiller debout, à argumenter sans être là, à dire sans peser tout en pesant mollement eux-mêmes sur le monde, pendant qu'à côté Boyd, qui ne faisait rien, savait valoir plus.
Tant plus.
La preuve, c'est que mon regard sans arrêt, bien qu'occupé à suivre les débats, revenait s'aimanter à lui.
"Qu'en pense la défense ?", demanda le juge, "qu'en pense le prévenu ?" (mais personne ne pensait), "à quelle heure arrivent les jurés ?" (on répondit) "cela nous laisse une heure".
L'heure passa.
Les jurés vinrent.
Le silence se fit.
J'ignore pourquoi mais je me mis à penser que contrairement aux glaces à l'italienne, en russe, l'expression "roulette russe" se dit aussi "roulette russe" (Русская рулетка / Russkaya ruletka).
Suite à quoi le juge dit aux jurés, mais sans regarder réellement dans leur direction : "on ne peut pas dire que vous ayez l'air heureux d'être là mais, moi je peux vous le dire, nous sommes heureux de vous avoir avec nous", suite à quoi ils opinèrent, suite à quoi je suffoquai.
Le visage de Léo venait d'apparaître un instant, comme une image subliminale, sur l'un des écrans, sous la forme d'une photographie : naturellement rien en lui n'avait vieilli, même cinquante ans après.
"Je tiens", reprit le juge, "tout de même à vous avertir : l'expérience de ce procès n'aura rien à voir avec les films que vous avez pu voir, ou les livres que vous avez pu lire, et la recherche de la vérité aspirera à d'autres fins que des fins commerciales."
"Quoi qu'il se passe, quoi qu'il se dise, dans quel ordre que ce soit et sous quelles modalités au fond, sachez que vous serez les seuls, ici, au cours de cette audience, bien que ne vous exprimant qu'en dernier recours, à répondre aux questions."
Le juge dit cela d'un ton morne, automatique, on sentait qu'il s'agissait d'un préambule habituel, de pure forme, routinier, si bien que sa bouche n'avait que peu l'occasion de s'ouvrir, et que le son semblait sourdre des croix rouges marquant l'étoffe de sa robe blanche.
"Enfin, pour les raisons que vous imaginez, il vous est demandé de ne pas discuter de cette affaire avec quiconque, de ne pas contacter ou être contacté par quiconque des parties en présence, y compris et surtout les équipes, y compris et surtout les médias, est-ce là clair ?"
Oui.
L'un des jurés eut une question, demanda s'il pouvait poser cette question (oui), demanda s'il pouvait changer de place pour mieux voir (mais oui), le fit, remercia (est-ce que tout le monde est bien installé et voit bien ? manifestement oui) ; l'accusé, Boyd, lui, ne bougea pas.
Le reste de la journée, on le passa à écouter des témoignages ineptes et vieillissants de bouches qui ne savaient presque rien, d'yeux ayant peu vu, de tympans à demi-sourds, le tout en présence d'un Boyd planté comme un bloc de calcaire, stoïque.
Compte tenu de l'ancienneté de l'affaire (la mort de Léo n'était plus depuis longtemps la mort de Léo mais un cold case à réchauffer, une enquête à rouvrir, un mystère à élucider), la plupart des acteurs potentiels étaient désormais loin, vieux, abîmés, un pied dans la poussière.
Moi le premier.
Mais pas lui ; pas celui qui la poussière la faisait mordre à d'autres ; pas le multi-récidiviste ; pas le polycondamné ; pas le mythe ; pas le mystère ; pas l'énigme ; pas le prévenu ; pas Boyd, non.
Tout le monde attendait au fond qu'il s'exprime : que sa voix recouvre celle de celles et ceux qui n'avaient en tout et pour tout, à un moment de leur vie, au cours de leur chemin ici bas, fait qu'apparaître dans le décor d'une scène qui ne les concernait pas.
Des témoins indirects.
Des yeux mus par la peur.
Des silhouettes indistinctes.
J'étais une silhouette.
Je m'attendais à être appelé à la barre à tout moment pour, à mon tour, témoigner mais non, car on me fit attendre, et on me repoussa au lendemain, comme si ma parole était dispensable, et ma présence accessoire.
Le lendemain, je n'étais pas plus présent que la veille, et le surlendemain non plus ; d'autres bouches donnaient d'autres mots, à d'autres questions on opposait d'autres réponses, la mémoire floue d'autrui embrumait jusqu'à la mienne.
Si bien qu'à un moment donné, j'en vins à douter de ma perception des choses : avais-je réellement été appelé à comparaître, prêtions-nous attention à mon point de vue dans cette affaire, étais-je seulement encore en vie après toutes ces années ?
Le regard que me lança ce jour-là Boyd, comme transperçant tout ou partie de mes chairs, me mit plus que le doute en tête et la tête à l'envers : la lumière passait à travers moi.
Des araignées dans des coins sombres et intouchés par les outils de nettoyage des équipes de nuit, comme Boyd pour ce que j'en sais, tissaient des toiles.
Et moi j'étais mis au centre de l'une d'elles.
Léo en son temps s'était-il retrouvé au centre, lui qui ne frayait qu'avec les ailes sur un terrain de hand ?
Avant la fin de cette journée, un sbire de la cour vint me demander si j'acceptais de décaler mon témoignage de 24 / 48 heures pour que que l'on puisse entendre celui de Boyd en priorité ; ils craignaient qu'il ne tienne pas jusque-là.
Il était là (Boyd), à des mètres de moi, de dos comme si plus en mesure de pouvoir jamais se retourner pour me faire face, comme on le voit dans "Chronique d'un être vivant" de Kurosawa, où souvent les personnages regardent hors champ la catastrophe venir ; un film aimé de Léo.
J'acceptai (bien qu'en définitive on ne me demandait pas mon avis, j'avais mal compris bien sûr, on m'informait d'une réorganisation des plannings, voilà tout) que Boyd me passe devant dans la dernière ligne droite menant vers (nous l'espérions du moins) la vérité.
La personne apprécia que je lui dise ce qu'elle voulait entendre et précisa qu'ainsi, je serais la dernière personne auditionnée avant les plaidoiries et les réquisitions ; quelque part j'aurais, s'amusa-t-elle, le mot de la fin.
Une pensée me vint qui vira vite à l'obsession : quel mot fallait-il choisir ?
La soirée qui suivit je la passai à traverser les ombres jaunes de l'éclairage public dans des rues noires de vide, vu que personne n'y marchait, cherchant à avancer sur cette question du mot.
Je faisais du surplace, je m'imaginais loin, le décor de la ville remontait le temps et déplaçait l'espace, je me voyais aller sur des routes de campagne et des chemins de terre en quête d'un animal dont je ne savais même pas le nom, l'espèce.
Qui a écrit : "Tout est bruit, noire tourbe saturée qui doit boire encore, houle des fougères géantes, bruyère aux gouffres de calme où le vent se noie" ?
Je m'y voyais.
J'avais l'hémisphère droit du cerveau plongé dans le passé et le gauche... le gauche était tout autant disparu dans le temps que le droit.
Le lendemain, tout le temps imparti par la cour fut consacré à faire sortir de Boyd une parole.
Son corps sous les lueurs du soleil était traversé par des papillons de poussière.
La voix que l'accusation lui tirait de la gorge trahissait plus qu'une faille, plus qu'une fêlure, plus qu'une fragilité : là seulement là il faisait bien son âge, et vocalement parlant il avait l'air d'un vieux monsieur perdu dans les allées d'un supermarché.
"Je ne sais pas, je ne sais plus, je ne me souviens plus" : ces trois réponses, généralement enchaînées, revenaient le plus souvent.
Ce n'était ni une posture ni une tactique ni une consigne d'avocat, mais l'expression même d'un trouble.
Il me sembla perdu dans le présent.
Des mots sortaient de lui sans qu'aucune pensée les irrigue.
Il en serait bientôt à faire des bulles de salive avec sa voix.
Après avoir cherché à savoir ce que Boyd savait, le tribunal chercha à connaître la nature exacte de ce que Boyd prétendait ne pas savoir : "tout", se contentait-il de répondre, balayant toute cette histoire avec ses mains, avec ses bras, comme répétant une routine pour l'envol.
Sauf que sa peau n'était faite ni de plumes ni d'écailles mais de peau, et que l'oiseau de malheur resta amarré au sol.
Sa tête osseuse resta vissée sur le manche de son corps.
À le voir ainsi fixe au-dehors, pantelant au-dedans, on doutait de ses forces, on doutait de son mal.
Lobotomie ou transhumanisme ?
Sauf qu'il était bien humain, aussi, à l'intérieur.
À la question de savoir s'il n'avait pas déjà tué dans les mêmes configurations par le passé (pousser quelqu'un dans le vide), il tempéra : "c'était un pont en milieu urbain, là vous parlez d'une falaise dans les Cairngorms, ça n'a rien à voir".
D'ailleurs à l'entendre les Cairngorms n'avaient pas besoin de lui pour tuer : le vent là-bas tuait, le blizzard tuait, la neige et le dégel tuaient, la glace fendant sans même qu'on réalise que c'en était tuait, sans compter ses innombrables et hypothétiques créatures...
J'entendis quelqu'un dire, au micro, sans comprendre précisément qui, qu'on n'était pas là pour disserter sur l'existence ou la non-existence des bêtes, et quel que soit le sens que je pus trouver à cette phrase j'en conclus que ce procès était une perte de temps.
Boyd corrigea : "je n'ai pas dit bêtes, j'ai dit créatures".
Entre l'articulation de ces deux mots, son regard sembla brièvement celui de l'une d'elles.
Pour mieux ensuite se reverser dans son humanité.
On demanda ensuite à Boyd s'il n'avait donc jamais tué ailleurs qu'en ville, ce à quoi il répondit que si, mais pas en poussant qui que ce soit où que ce soit, en usant d'un objet artificiel (ce fut son mot) comme un couteau ou une seringue emplie d'un produit létal, par exemple.
"Il m'est également arrivé, comme vous le savez, de tuer quelqu'un en ville avant de découper, de déplacer, puis d'enfouir son corps dans la nature (mais pas dans les Cairngorms, pitié pour les Cairngorms)..."
Ce qui jeta un froid.
Quant à la question de savoir si Boyd préférait tuer plutôt des femmes ou plutôt des hommes, plutôt des jeunes ou plutôt des vieux, plutôt des britanniques ou des étrangers, elle fut tranchée très vite : "le fétiche, c'est un luxe, et dans la vie on fait avec ce qu'on trouve".
Ambiance.
"M. Boyd, est-il vrai que vous avez séjourné plusieurs années dans les Cairngorms (oui), on peut dire que vous en connaissez bien les contours (oui), voire que vous vous y sentez dans votre élément (oui), chez vous qui sait (oui), et y étiez-vous l'année où la victime fut tuée ?"
"Oui."
"L'avez-vous tuée, M. Boyd ?"
Mais c'était un demi-siècle plus tôt et il n'en avait pas mémoire ; et il le regrettait ; et il l'acceptait également ; "dans la vie, il faut accepter de ne pas tout maîtriser, autrement la folie nous guette" ; ou encore : "il faut savoir lâcher du lest".
"Avez-vous donc tué tant de gens au cours de votre vie qu'il ne vous soit plus possible à présent de vous les remémorer tous ?"
"Oui."
On eut beau lui montrer des photos de celui qui était appelé ici "la victime", mais que moi je savais de source sûre être Léo, il ne parvenait pas (ou prétendait ne pas pouvoir) le retrouver dans sa mémoire : c'était le flou.
Lui (Boyd) s'obstinait à appeler Léo "that boy".
Il était respectueux de sa vie comme de sa mort, qu'il jugeait "remarquable" : ne faire plus qu'un avec la noirceur des gouffres et de la nuit.
"L'aurais-je croisé de nuit entre l'ombre et la sente, était-il concevable que je l'effleure assez pour qu'il perde pied, oui, mais quelle valeur cette phrase si je n'ai pas l'épaisseur d'une mémoire à lui opposer pour attester de la scène ?"
Ni par son timbre ni par son ton, ni par sa posture il n'était possible de comprendre si Boyd était, ou non, à prendre au premier degré, s'il se jouait de ses inquisiteurs.
Qui a écrit : "Je ne vous exagère pas, tout ceci reste dans les limites de l'obscur (qui, lui, est sans limites : l'illimité même) - de fourrures et de fourrés (c'est toujours le même loup qui revient - remarquez vous ?)" ?
On fit défiler devant ses yeux d'autres photos, des photos d'un autre temps, des visages figés dans des époques que beaucoup ici n'avaient connues qu'indirectement, par le biais de l'image et de la documentation, par le biais de fictions plus ou moins bien sourcées.
On le fit jouer au jeu du "avez-vous tué cet homme, cette femme ?" et parfois il se souvenait et disait tout naturellement oui (tout était jugé depuis longtemps déjà) ; parfois il semblait perdu dans le brouillard ; souvent il se trompait, bredouillant des bulles de salive.
Jamais il ne s'excusait d'avoir tué quiconque : quiconque, à ses yeux, c'était personne.
Toujours il se grattait la tête avant de se replonger dans un passé qui semblait loin, obscur, prêt à s'arracher des squames avec les ongles, voire des touffes de cheveux restantes puisque je me retrouvais bien souvent à me dire : "il se clair-sème à vue d'œil".
Et puis, fatalement, expliquant qu'il avait perdu le compte des morts tués par sa main, un sourire venait couronner ça comme pour dire : vous savez ce que c'est.
"Pour autant M. Boyd, vous avez longtemps pratiqué la marche dans les Cairngorms (oui), la marche nocturne dans les Cairngorms (oui), et vous avez parfois allié l'utile à l'agréable si je puis dire en tuant (oui) notamment des joggeuses (oui) et des randonneurs (oui) en chemin."
"Alors comprenez que nous considérions comme plausible l'hypothèse selon laquelle la mort de ce garçon ('that boy') vous incombe."
"Votre honneur", répondit en substance Boyd, "comment voulez-vous que je réponde autre chose que 'oui' à votre question, qui d'ailleurs, contrairement à la mienne, n'est même pas une question ?"
Puis, pour illustrer son propos, il compara son incapacité à se souvenir du supposé meurtre de Léo ("that boy") avec ce genre de troubles au retour d'un supermarché quand on est infoutu de dire si, oui ou non, on a pensé à prendre de l'eau minérale, quand bien même on la porte.
"Est-ce que vous comprenez ce que j'essaye de vous dire ?" (et, oui, tous nous comprenions, tout en ne comprenant pas).
Quand il s'exprimait à voix haute, Boyd donnait l'impression d'être doublé par un comédien à la synchronisation labiale appliquée, laissant le trouble à ceux qui cherchaient à en identifier les écarts, sans bien sûr jamais y parvenir.
"Je vais devoir ramener votre attention à la date de la mort de la victime, M. Boyd ; qu'avez-vous fait cette nuit-là, et le jour précédent cette nuit, et le jour d'après, et les autres ?"
Incapable de répondre au jour près, ou à la semaine, il se concentra sur l'année : pour "se ressourcer si la chose est possible" il avait "loué un cottage rural près du Loch Moy", zone depuis laquelle il "rayonnait en sillonnant la région" et, donc, tuait parfois des inconnu·e·s.
Les questions se firent plus précises : "randonnait-il ?" (oui), "campait-il ?" (oui), "avec quel matériel ?" (il le donna), "toujours seul ?" (oui), "buvait-il ?" (non), "consommait-il des substances illicites ?" (ça dépendait des fois), "et cette fois-là ?" (mais laquelle ?).
Ce n'était pas une posture, ce n'était pas de la fausse amnésie : c'était la dissolution d'une partie de sa mémoire dans une mémoire plus vaste, héritée qui sait d’ancêtres, qui dépassait son simple cas et touchait à l'ensemble de l'espèce.
À le regarder perdu dans son silence, on le sentait aussi proche de la mort de Léo, peut-être ou non advenue de sa main 50 ans plus tôt, que de l'érection de Stonehenge, peut-être ou non survenue, à 4 000 ans de distance, sous l'impulsion de sa propre pensée.
"Pouvez-vous répondre à la question, si vous vous souvenez de la question, et si ce n'est pas le cas, nous la reformulerons pour vous ?"
Boyd ne se souvenait pas de la question (on la reformula donc pour lui), mais il ne fut pas en mesure d'y mieux répondre après l'avoir entendue une seconde fois, et dans d'autres termes, raison pour laquelle le juge nota : "pas de réponse du prévenu" et on passa à la suivante.
Laquelle suivante parut encore obscure à Boyd, et la suivante de la suivante après elle, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'on s'extirpe de cette nuit où tout avait eu lieu sans que personne, semblait-il, ne soit là pour le voir.
On essaya de recomposer son itinéraire à base de témoignages de gens prétendant l'avoir vu et s'en souvenant (ou prétendant s'en souvenir), de photos prises par des tiers et de ses notes d'agenda dans quoi Boyd notait à la fois presque tout et, il faut bien le dire, presque rien.
Quand il partait randonner, rôder et bivouaquer dans le wild, il écrivait à la page du jour des choses aussi évasives que l'emplacement d'un arbre ou d'un roc, l'odeur d'un sous-bois, la vue depuis un col ; mais rien sur des choses aussi triviales que le meurtre de quelqu'un.
Il y avait également quelques croquis à l'encre noire, parfois de personnes, parfois pas, parfois semblant de loin correspondre aux traits de Léo avant qu'un détail, une expression, une posture ne l'en éloigne complètement.
Et on interrogea pendant mille ans ces encres ; et on tira des plans sur la comète d'un trait, d'une courbe, d'un point fixe sur une page ; et on déblatéra ; et on ergota ; et on chercha du sens sur ce que Boyd lui-même n'avait pas souvenir d'avoir jamais voulu dire.
"C'est toujours comme ça", dit Boyd, "avec vous autres ayatollahs de la justice et de la vérité : vous vous croyez au-dessus du lot pensant que tout a du sens, alors qu'en réalité rien n'en a et que vous êtes déjà, sans le savoir, six pieds sous terre."
La cour lui demanda si c'était une menace mais "non, c'est un fait".
Suite à quoi ne fredonna-t-il pas cette vieille chanson de Billie Holiday, reprise depuis par d'autres, et amenée à nous trotter dans la tête à tous ever since : "I'll be seeing you / In all the old familiar places..." ?
Bien sûr qu'il fredonna.
Et bien sûr aussi qu'il s'en défendit devant le juge lorsque celui-ci lui demanda "est-ce une menace ?"
Bien sûr qu'il continua de s'en défendre, arguant qu'il n'avait fait que maugréer à peine, qu'il n'était plus désormais à cet âge-là qu'inoffensif, comme "l'agneau venant de naître", tout en ayant, paradoxalement ou pas, "un pied déjà dans la poussière".
Pas dans la tombe (pire que la tombe) : dans la poussière !
Revinrent alors les litres de Léo : litres de lait crayeux versés sur la surface du mégalithe quasiment à équidistance, temporellement parlant, de la chanson de Billie Holiday et du déroulement de ce procès :

Le temps est un tour que l'on fait sur soi-même et les autres, quand ils sont présents, sont pris dans le faisceau des phares.
Personne n'est là, en revanche, pour voir la tôle déchirée comme une feuille de papier une fois la glissière de sécurité franchie, et broyée.
Et lui, Boyd, qui avait vu tant de crash s'opérer aux premières loges, les ayant causé si souvent lui-même chez d'autres, était manifestement à ça de s'y livrer à son tour, le cœur léger.
"J'ai atteint en détention un tel degré de sagesse et de bonté qu'aucun tribunal au monde ne pourra plus m'atteindre dans mon âme (et il répéta ces mots, 'dans mon âme'), alors vous pouvez tout aussi bien continuer à palabrer sans moi."
Après quoi il refusa de prononcer le moindre mot.
Il restait présent physiquement dans la salle d'audience, et nos yeux le voyaient, mais absent à l'intérieur de l'enveloppe de son corps.
La cour l'invectivait mais lui ne répondait rien, ni en mots ni en geste, se contentant de poser son regard sur les formes alentour comme l'aurait fait, à sa place, un oiseau sauvage entré par accident par une fenêtre du tribunal, curieux de comprendre où il était tombé.
Une espèce de sérénité lui coulait sur la figure ; l'air de quelqu'un qui avait enfin trouvé le secret du silence en plein cœur du tumulte.
On ne cessa pas de lui poser des questions pour autant.
On alla au bout de l'interrogatoire.
On releva à chaque fois ses silences.
Comme la vie était simple quand on s'abstenait de jouer le jeu.
Contrairement à cet acteur célèbre qui avait cessé sa carrière après avoir incarné Pierre Guyotat dans un biopic, Boyd ne souffrait pas d'aphasie ; c'était un choix conscient, un renoncement salvateur.
À défaut d'avoir pu faire advenir sa conception du paradis autour de lui de son vivant, il fit sur le seuil de la mort le paradis en lui.
Si cette vision ne fut pas de nature à troubler ni mes pensées ni mon sommeil une autre oui : la justice était-elle là pour rendre les uns et les autres responsables de leurs actes devant la communauté ou pour décréter quelle était, et n'était pas, la vérité dans ce monde ?
Par exemple si le tribunal décrétait que Boyd était coupable du meurtre de Léo, qu'il l'avait effectivement poussé dans le noir une nuit qu'il s'était aventuré en terrain crénelé pour le livrer aux bêtes sauvages, était-ce une raison suffisante pour y croire ?
La décision d'un juge perruqué et stoïque était-elle de nature à (sic) impacter le passé ?
Sans parler de ma propre mémoire : serait-elle altérée par le verdict d'une cour ?
Altérée ou éclairée peut-être ?
Le problème de la lumière, c'est qu'elle noircit ce qu'elle ne fixe pas.
Le problème du passé, c'est qu'il ne passe pas.
Celui du futur, qu'il vient continuellement.
Dans la tension de ces différentes nappes (temporelles, mémorielles), noircies par la lumière se déversant tout en se retirant des entrailles de mon corps, la veille du jour qui devait me voir témoigner à la barre pour clore la séquence du procès Boyd-Léo, je ne pus fermer l'œil.
La plupart des personnes appelées à s'exprimer au cours de ce procès devaient savoir dans les grandes lignes ce qu'elles diraient une fois venue l'heure H, Boyd compris ; moi pas.
Moi, il me fallut m'avancer à la barre et jurer "solennellement, sincèrement et véritablement de dire la vérité, la vérité pleine et entière, et rien qu'elle" tout en ne sachant pas quelle était cette vérité que l'on exigeait de moi, ni quelle forme elle prendrait dans ma bouche.
J'espérais pouvoir apprendre de mes propres paroles.
Je ne savais pas très bien quels mots choisir en premier.
Aucun de ces mots en réalité.
Pour une raison qui m'échappe, je me retrouvai à répondre à la question "qui était Léo ?" par deux choses : 1) le souvenir de quelqu'un jonglant avec un ballon de basket sur un terrain de tennis dans un soleil rasant et 2) qu'un lynx de 80kg, ça n'existait pas.
J'avais pourtant vu chacune de ces scènes de mes yeux.
Respectivement la première et la dernière fois que je me suis trouvé en présence de Léo.
Le reste de mon témoignage, toutes les autres réponses à tant d'autres questions, c'est-à-dire donc l'entre de ces deux images et la totalité de ce récit, n'a que peu d'importance.
* * *
Il faut savoir qu'un demi-siècle plus tôt, après avoir participé à cette battue au loup qui n'avait de loup que le nom, après avoir aperçu (une fraction de seconde) ce qu'il était vraiment...



... je me suis retrouvé le seul de notre équipée à le suivre.
J'avais beau me tenir à bonne distance du lynx, je savais qu'il savait ma présence.
Non qu'il se retournait comme le cycliste se sachant point de mire dans les lacets d'une ascension (il ne se retournerait pas) mais quelque chose dans son attitude, ou dans sa nonchalance, voire dans son absence de nonchalance, me laissait à penser que j'étais repéré ; et toléré.
À compter de ce jour le lynx devint ma vie et ma vie lynxienne m'emmenait haut, toujours plus haut, en altitude et en, disons, dilution de mes facultés de raisonnement dans le plus pur endorphinariat.
Jusqu'au point où le moindre mouvement me rapprochant de lui en vint à se traduire dans mon organisme comme une espèce de sève ou de sirop de morphine endogène.
Je m'attachais à garder mes distances, cela dit.
Je me suis dit : brûle les étapes et il détalera ; alors prends patience ; calque-toi sur ses pas de pattes ; minimise ta surface d'appui au sol ; dors quand il dort, mange quand il mange, bois quand il boit ; à défaut de pouvoir être lui sois ça : l'ombre de lui.
Jusqu'à un certain point : lui dormait sur de la roche à nu, sous la clameur de la lune ; moi je m'enfouissais dans des sous-bois, tapi sur un tissu de feuilles, de mousse.
Lui chassait de la chair encore chaude, moi j'avais des barres énergétiques en-plastiquées, toutes de seigle et de sirop de sucre tressées.
Lui buvait avec la langue face vers le sol ; moi en faisant usage de la gravité de la planète, les yeux au ciel.
Réduit à l'état de bête allant après les bêtes, je ne m'étais jamais senti aussi bien de ma vie, c'est-à-dire autant débarrassé de moi-même.
Lui prenait soin de ne jamais me perdre : lorsque l'escarpement virait à l'abrupt, dans l'étrécissement de la sente, il alourdissait sensiblement son allure.
Sur des arêtes fines comme mon doigt il funambulait jusqu'à ce que ses 80kg pèsent aussi peu que l'âme soyeuse, alaninique des araignées.
Vissé au sol, je ne pouvais que prendre des chemins détournés pour le suivre, loin des corniches, le plus souvent parmi les feuilles et les aiguilles, résidus de matière ayant chu, bref l'humus de saison.
Lorsque je le perdais de vue, je le retrouvais par l'ouïe : le lynx hurle comme le loup, mais un hurlement court, un aboiement plus ouvert que fermé quand il sort, plus fermé quand il finit ; on dit qu'il chante ("aouh").
Une miaule mais sauvage.
Le rut lui passait par la gorge, il appelait de ses vœux l'alter égo à travers branches et vaux.
Quand il ne chantait pas il se frottait les joues sur de l'écorce, ou il marquait son territoire au niveau de quelques souches de choix.
Jamais il n'a cherché à me faire face : toujours il m'a gardé dans son sillage, comme sachant où j'étais (pour ne pas dire qui), et moi j'ai consenti à ne pas croiser le moindre de ses regards.
Je n'ai tenté par exemple de faire le tour de lui pour me retrouver dans son champ de vision, ou dans son périmètre olfactif impliquant que je sonde avec un doigt humecté de salive le sens du vent.
Pas plus n'ai-je voulu attirer son attention par un bruit ou un cri voire, même, l'appel de son prénom à voix haute.
J'ai toujours pris soin de laisser entre nous une distance de sécurité telle qu'elle me permette de lui échapper si d'aventure l'envie lui venait de fondre (de me fondre dessus).
Distance en réalité illusoire si effectivement l'animal avait ressenti le désir de se jeter sur moi.
Le lynx en général et celui-là en particulier est une machine à prédater tout ce qui bouge.
J'ai pu avoir le loisir de regarder la machinerie de son corps faire : ses pattes boréales énormes prendre appui sur des sols même meubles sans s'enfoncer, ses oreilles pinceautées de noir se tendre au moindre son, sa pupille s'éfiller nuit venante.
Le plus impressionnant chez lui, c'était son âme.
Je veux dire, il suffisait de regarder la scène autour de lui se faire, le prendre lui pour centre.
Il n'y a pas eu une seule seconde du temps que j'ai passé à le suivre dans ce monde où le monde ne répondait pas à sa présence en son cœur.
Le panorama, c'était une chose ; la forêt, c'était une chose ; la roche à nu, les mégalithes, l'écorce, c'était une chose ; les Cairngorms, d'une certaine façon, c'était une chose ; mais la bête en leur sein leur accordait à tous, à toutes, leur point d'équilibre.
Qu'on imagine un peu la force qu'il fallait à un corps, quel que soit ce corps, pour tenir une pareille osmose en permanence.
La force et l'absence de force.
Sa présence : une disparition.
J'aurais très bien pu me perdre dans son sillage.
Le pelage, j'aurais pu ne plus voir que les motifs pigmentés dans son pelage.
Son ombre aurait pu prendre toute la place.
On peut tout à fait se vêtir d'une ombre, de toute façon, surtout quand ce n'est pas la nôtre.
Mais rien d'aussi spectaculaire ne s'est produit en vérité.
En vérité, après qu'une ondée de deux heures a déferlé sur nous, le lynx est sorti de son antre de feuilles et de branches, a remonté la sente jusqu'à un à-pic moucheté par l'herbe et exposé à l'éclaircie via les rayons solaires et s'est immobilisé là.
La lumière en séchant irisait son pelage bleu.
J'ai regardé longtemps l'essence de sa fourure.
Avec le lac en contre-bas, le ciel était visible ausi bien en hauteur que dans le vide.
À cause de l'eau de pluie en suspension sur son corps de lynx, on lui voyait des nuages accrochés à ses flancs.
De sorte qu'entre les flaques au sol et lui, et le ciel véritable, et la surface du lac, le ciel était partout et nous sur (voire en) lui.
Dans l'incapacité de bouger, à quelques mètres de lui, aussi figé que moi, je n'arrêtais pas de me dire : "si tu ne tentes rien, ce sera quand même quelque chose".
Qui pour me dire que c'est faux ?
C'est probablement pour ça que j'ai tenté un pas puis un autre après lui.
Les pinceaux sur ses oreilles ont su avant ses autres sens que j'amorçais un mouvement.
Longtemps après je me demande encore, à supposer qu'une encre les ait jamais gorgés, quelle forme ils ont pu peindre lorsqu'ils m'ont pris pour cible, ou du moins pour objet.
Leur vue ne m'a pas arrêté.
J'ai fait ce que n'importe qui se serait abstenu de faire à ma place : j'ai réduit la distance de sécurité qu'on laisse généralement aux bêtes sauvages pour se protéger d'un mouvement de défense ou d'offense atavique de leur part à peau de chagrin.
Et j'ai fait pire que ça : j'ai émis le son nécessaire aux aguets de la bête, j'ai réclamé d'un bruit son attention pleine et entière.
J'aurais tout aussi bien pu subir les foudres du lynx et de ses 80kg.
L'animal, lui, aurait tout aussi bien pu fondre : je veux dire me fondre dessus.
Tout était possible à ce stade.
Tout était beau.
J'ai fait un pas.
Un autre.
La distance amenuisée m'a plu.
J'en étais presque à pouvoir le toucher.
Le sentir, je ne faisais que ça, bien que ne faisant rien.
L'ouïr, idem.
L'espace d'un instant, j'ai eu le sentiment que tout croissait autour de nous : la végétation poussait lente, mais suffisamment vive pour être vue à l'œil nu ; l'humus aussi gonflait ; un branchage convulsait ; des soleils se tournaient autour.
Giclaient des ombres fauves où que l'on se tourne.
Tombait sur nos épaules un grésil gros de milliers d'insectes.
De la salive fluait et refluait au rythme des marées dans des bouches plus tout à fait nôtres.
Sans parler de l'oxygène et du rythme des respirations, des sueurs séchant avant même de couler, de la germination des végétaux proches, de la pousse des cheveux, du pelage, de la griffe ou de l'ongle, des lacrimations dues à la jonction de l'œil avec le vent, et j'en passe.
Toutes ces choses ont eu "lieu", ce qui est une curieuse façon de dire que si elles sont advenues, c'est d'abord (et peut-être seulement) en nous.
Qui sait combien de temps a pu durer cet aparté.
En nous comme hors.
D'un an à une seconde, et vice versa.
Brusquement, tout s'est aboli.
La lenteur a repris possession du monde et de nos organismes.
L'oxygène, comprimé, s'est changé dans nos poumons en sucre.
Les moucherons et les ombres se sont taris.
Le lynx était toujours tourné vers la vallée et moi vers lui.
Ce que je lui ai dit alors, personne d'autre que nous n'a pu l'entendre.
S'il m'a obéi ou répondu, je passe ça sous silence.
Seule m'a voix m'a vu faire.
En l'occurrence, dire.
Mes pensées m'ont lâché, à commencer par celles ayant gardé captif, ces derniers mois durant, un souvenir à vif :

J'ai regardé la zone herbeuse sur quoi nous nous tenions le lynx et moi, qui n'était qu'un éclat d'une terre jadis arrimée à ce qu'on appelle aujourd'hui l'Amérique du nord (pendant le Cambrien, l'Écosse n'en était qu'un rebord).
400 millions d'années de pluie, de neige, de lave, de glace et de basalte carbonifère nous contemplaient.
Que dire de plus ?
Parler j'ai su le faire, comme si c'était la dernière chose au monde que j'accomplirais.
Quelque part, c'est le cas.
Et je me suis entendu lui dire, à cette bête sauvage, les mots suivants suffisamment germés pour qu'ils puissent d'eux-mêmes éclore à ma bouche : "Retourne-toi enfin, que je puisse voir une dernière fois le vrai visage de mon ami."

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