Je regrette, dans ce que je connais du travail associé au Politoscope, l'absence (ou du moins l'extrême discrétion) d'une perspective structurelle ou "de temps long".
La désintégration des "grandes démocraties" n'est pas un accident historique issu d'une "cascading failure" dont personne n'aurait pu anticiper le mode et le timing.
La "Structural Demographic Theory" (SDT - voir peterturchin.com/ages-of-discor…) associe ce type d'événements à une dynamique qu'elle modélise par l'interaction de 3 variables.
Deux que j'agglomérerai comme relevant de la "polarisation" (ie la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains d'une minorité de puissant), une que l'on peut assimiler à la confiance moyenne dans les institutions dominantes.
En admettant l'existence de ces variables, je peux essayer de résumer la théorie en deux arguments :
1) Plus une société est polarisée, plus ses institutions sont instables. Ceci en raison de la lutte pour la survie que doivent alors mener les classes populaires en raison de leur immisération, mais aussi du conflit accru entre les élites pour le contrôle du pouvoir.
Ce mécanisme est assez largement documenté en dehors de la SDT (par exemple dans Acemoglu, Daron, and James A. Robinson. 2012. Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity, and Poverty)
et me semble donc au delà de tout doute raisonnable.
2) Certaines sociétés présentent des mécanismes institutionnels permettant une concentration quasi illimitée du pouvoir entre les mains d'une minorité.
Ces mécanismes sont bien entendu très divers, mais incluent pour résumer différentes formes d'extraction de la force de travail (corvée, esclavage, taxation, dette, salariat) et de contrôle administratif, lesquels se trouvent être communs aux sociétés dites "complexes".
À nouveau, rien de neuf sous le soleil (voir par exemple Scott, James C. 2017. Against the Grain: A Deep History of the Earliest States.)
1) + 2) : les sociétés dites "complexes" présentent des dynamiques de désintégration, en raison d'une polarisation progressive du pouvoir en leur sein, et de l'intensification des conflits socio-politiques internes en découlant.
(à noter que je laisse de côté la question pourtant centrale du rôle de l'asabiyah dans cette dynamique, lequel ne m'intéresse pas ici car il est plus pertinent aux fondation micro de la théorie qu'à ses "prédictions". Voir : fr.wikipedia.org/wiki/Asabiyya)
Ce modèle dynamique est validé sur un jeu assez large de cas d'étude, dont les principaux sont présentés dans Turchin, Peter, and Sergey A. Nefedov. 2009. Secular Cycles.
(à noter que le terme de "cycle" a ici le même sens non-déterministe que dans le cadre des cycles circadiens, et qu'en terme de communication Turchin est souvent le meilleur ennemi de ses propres travaux)
Ce modèle conteste l'idée que la désintégration des démocraties est attribuable à la polarisation sur Twitter et au complotisme d'extrême droite. Ce sont certainement des phénomènes proximaux la révélant/l'accélérant, mais pas des causes structurelles en expliquant l'existence.
Dans la mesure et dans le domaine où le domaine est valide (cela semble inclure notre société), ces dynamiques de désintégration s'expliquent avant tout par
l'institution de la propriété privée et du contrôle politique d'une majorité par une minorité.
En des termes propres au champ politique contemporain, ce sont l'État et le capitalisme qui propulsent la désintégration du contrat social, et prépare de ce fait le terrain pour les forces fascistes et peut-être pour l'effondrement de la société telle qu'on la connaît.
Ce résultat dispose d'un niveau de validation considérable (en ordre de grandeur plus élevé que celui des modèles du GIEC), et si il n'est certainement pas exact (quel modèle l'est ?) il donne une image vraisemblable des trajectoires possibles pour le futur proche.
Son importance pragmatique est majeure, puisqu'il signifie que toute lutte pour la démocratie implique une lutte contre les mécanismes de contrôle de la population par l'élite, c'est à dire pour une forme ou une autre de socialisme libertaire.
A fortiori, toute lutte pour la survie collective implique une lutte acharnée contre le mouvement néolibéral, et sa volonté de prolonger le contrôle politique exercé par la minorité possédante.
Pourtant, si il est discuté en mode "regardez ce prophète russe qui prédit le futur avec des maths" par quelques élites, il reste essentiellement absent du champ de la prospective socio-politique. Pourquoi ?
Outre son positionnement pas idéal sur l'échiquier des sciences wars, la polémique en cours sur l'islamo-gauchisme montre la ferme volonté des gouvernants de maintenir la recherche sous contrôle idéologique.
La tentative grossière du gouvernement ne fait à mon sens que prolonger des dynamiques socio-politiques plus insidieuses légitimant les projets de recherche qui soutiennent les intérêts des entités administratives qui en décident du financement.
Dans un contexte où le licenciement et la crimininalisation de l'opposition politique sont des opinions acceptables il est difficile d'exagérer l'amplitude du soft power s'exerçant à l'encontre de toute critique motivée des institutions dominantes.
Pour des académiciens, au risque d'être étiqueté déviant par les élites gouvernantes s'ajoute celui de s'appuyer sur un programme de recherche peu institué, qui ne s'intègre proprement ni au découpage administratif des disciplines ni à l'inflation techniciste.
Bref, des freins institutionnels considérables s'opposent à l'étude des déterminismes de temps long dans la désintégration actuelle des institutions démocratiques. J'apprécierais beaucoup que des institutions aussi influentes que l'@ISCPIF s'emparent de cette thématique...
..., quitte bien sûr à mettre en lumière les limites de la SDT ou d'autres approches dominantes en histoire profonde, au lieu de se limiter à photographier le champ politique avec une méthodologie innovante et média-friendly qui brosse les financeurs dans le sens du poil.

• • •

Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh
 

Keep Current with Serval

Serval Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

PDF

Twitter may remove this content at anytime! Save it as PDF for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video
  1. Follow @ThreadReaderApp to mention us!

  2. From a Twitter thread mention us with a keyword "unroll"
@threadreaderapp unroll

Practice here first or read more on our help page!

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just two indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3/month or $30/year) and get exclusive features!

Become Premium

Too expensive? Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal Become our Patreon

Thank you for your support!

Follow Us on Twitter!