Cocaïne et vaginisme
TW : violences gynécologiques
A la fin du XIXe siècle, la cocaïne est employée pour remédier à une nouvelle maladie féminine : le vaginisme. Les médecins de l’époque y voient en effet un moyen simple pour contrôler la fécondité de ces femmes « réticentes ».
Je renvoie d’abord au super billet de @MortasPauline sur l’histoire du vaginisme pour comprendre l’apparition de cette nouvelle maladie dans la médecine de la fin du XIXe siècle, ici : sexcursus.hypotheses.org/670
Chez les femmes souffrant de ces symptômes, la douleur extrême de la pénétration ne permettait même pas dans certains cas aux gynécologues de procéder à un examen des patientes.
Comme le souligne Pauline Mortas, « Le vaginisme, en rendant le coït impossible, met en effet en péril la fonction procréative du couple, qui est alors au cœur du mariage. » Dans une société inquiète au sujet de la baisse de la natalité, il s’agit donc d’y trouver un remède.
Avant l’avènement de l’anesthésie locale, les médecins avaient un nombre limité de traitements contre le vaginisme, dont la plupart étaient extrêmement douloureux : pratiquer des incisions pour élargir le vagin, provoquer une dilatation forcée ou cautériser le col utérin.
Ils recommandent en général de « déchirer l’anneau vulvaire » avec les doigts de manière « brusque », étant entendu que « toutes les tentatives de dilatation graduelle » n’ont pas donné de bons résultats, comme l’indique le docteur De Soyre dans un dictionnaire médical en 1887.
La "dilatation lente" quant à elle consistait à introduire de force un spéculum laissé ensuite en place pendant une à deux heures, matin et soir. Les médecins ne précisent pas administrer des antalgiques à leurs patientes pour les soulager pendant cette épreuve.
Plus radicaux, certains médecins français et américains recommandaient de faire pratiquer le coït par le mari sur son épouse inconsciente sous l’effet du chloroforme, l’objectif étant de permettre la procréation.
Si la plupart des médecins constatent pourtant que ce sont les premiers rapports sexuels qui sont souvent à l’origine du vaginisme, c’est-à-dire que pour nombre de femmes éduquées dans l’ignorance la plus complète de la sexualité la nuit de noce constituait un traumatisme,
(et je renvoie à un autre billet de Pauline Mortas sur la défloration, ici : sexcursus.hypotheses.org/783#more-783), la possibilité d’utiliser la cocaïne leur permet de ne pas entrer dans la sexualité des couples en ne traitant que le symptôme.
A partir de novembre 1884 en effet, la médecine occidentale dispose du premier anesthésique local. La question du vaginisme est immédiatement mise à profit : dès le mois suivant un grand médecin publie ses résultats dans cette indication.
Hortense M., domestique de 35 ans, est à l’hôpital Cochin. Le médecin lui applique de la cocaïne et introduit le spéculum sans douleur "à la stupéfaction de la malade, qui, la veille encore, jetait des cris." Il présente donc la cocaïne comme « un des plus puissants
agents thérapeutiques du vaginisme simple ». Dès lors, en France, tous les travaux de gynécologie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe recommandent les applications de cocaïne dans cette pathologie. Les modes d’administrations sont variés : pommades ou badigeonnages,
ovules et suppositoires vaginaux, tampons d’ouate imbibés de cocaïne ou bougies voire même injection intra-lombaire. Les suppositoires à la cocaïne à insérer dans le vagin sont si employés dans les cas de vaginismes à la fin du XIXe siècle que l’auteur d’un mémoire
pour l’Académie nationale de médecine « n’insiste pas » sur leurs propriétés. On les retrouve régulièrement dans les registres de pharmaciens de l’époque, parfois additionnés d’autres substances psychotropes comme la morphine, mais aussi d’opium, de jusquiame et de belladone,
ces deux dernières étant des « délirogènes » particulièrement puissants. En mai 1886, le docteur Hériot, à langeais, une petite ville près de Tours, prescrit ainsi 4 suppositoires vaginaux composés de 50cg de belladone et de jusquiame additionnés de 5cg de cocaïne :
Toujours en 1884, le docteur Cazin reçoit une patiente de 24 ans, mariée depuis six ans, mais n’ayant pourtant jamais consommé le mariage : "depuis la première nuit de son mariage, n’a pu supporter l’approche de son mari. Le moindre attouchement de ses parties génitales externes
détermine une douleur atroce, dégénérant, si l’on insiste, en de véritables convulsions." L’examen réalisé par Cazin est qualifié de "véritable torture". La patiente refuse toutefois de se soumettre à une "dilatation forcée après chloroformisation", c’est à dire en
état d’inconscience. De nombreuses affaires témoignaient en effet de viols commis par des médecins sur leurs patientes endormies. Cazin badigeonne alors la vulve de la jeune femme avec une solution de cocaïne : "la jeune femme put, cinq minutes après l’application du remède,
subir sans aucune douleur le rapprochement sexuel. Depuis lors, pour l’accomplissement régulier du coït, il a toujours fallu recourir aux badigeonnages". Donc là on imagine la scène du mari qui attend le feu vert du médecin pour pénétrer sa femme...
La situation devait être assez gênante. Certains médecins proposent que les femmes puissent disposer du médicament pour se l'administrer elles-mêmes sans l'intervention d'un thérapeute.
Or si la cocaïne permettait la reproduction, elle supprimait aussi la possibilité de ressentir du plaisir. Pourtant, là où les médecins considèraient le vaginisme uniquement du point de vue de la reproduction, certaines de leurs patientes abordaient
également la question du point de vue du plaisir sexuel. Ainsi, en 1886, le docteur Pierre Garnier recevait-il une lettre d’une patiente de 32 ans, mariée depuis plus de quatre ans et ayant toujours éprouvé des douleurs lors des rapports sexuels. Après examen, Garnier parvient
à insérer un spéculum et permet ainsi au mari de la pénétrer suffisamment. Pourtant la patiente n’est pas satisfaite : "Mon mari peut consommer l’acte entièrement, sans qu’une goutte de sang ait jamais paru, mais je n’éprouve que de la souffrance sans aucune sensation de plaisir,
tandis qu’en rêve, au moins une fois par mois, j’éprouve cette sensation." En ne prenant en compte que la possibilité de pénétration, le médecin ignore donc la demande liée au plaisir sexuel que la patiente ne parvient pas à éprouver.
D’ailleurs, dans un contexte où le désir et le plaisir sexuel féminin étaient pathologisés, les médecins employaient également la cocaïne contre la nymphomanie, pour insensibiliser les parties génitales féminines.
Si les médecins français, dans leur prise en charge du vaginisme, ne traitent que de dilatation et de stérilité, leurs confrères étrangers, notamment allemands, ajoutent à leurs chapitres sur l’action de la cocaïne dans cette indication
que la dilatation brusque est une pratique "barbare", qu’il est nécessaire d’informer le mari sur la bonne manière d’effectuer un rapport sexuel, c’est-à-dire sans brutalité, "afin d’éviter les rechutes", et préviennent que "l’orgasme vénérien fera défaut"
La cocaïne, dans cette indication, sera employée en médecine au moins jusqu'à la fin des années 1920.

#histmed #doctoctoc #pharmatoctoc
J’ajoute cette précision de Pauline Mortas :

• • •

Missing some Tweet in this thread? You can try to force a refresh
 

Keep Current with Zoë Dubus

Zoë Dubus Profile picture

Stay in touch and get notified when new unrolls are available from this author!

Read all threads

This Thread may be Removed Anytime!

PDF

Twitter may remove this content at anytime! Save it as PDF for later use!

Try unrolling a thread yourself!

how to unroll video
  1. Follow @ThreadReaderApp to mention us!

  2. From a Twitter thread mention us with a keyword "unroll"
@threadreaderapp unroll

Practice here first or read more on our help page!

More from @ZoeDubus

14 Nov 20
Comme je viens de gagner un nombre important d'abonné·es (bonjour, merci pour votre intérêt!), je vais faire un thread de mes travaux (parce que oui, je galère, mais je travaille, aussi).
Vous pouvez me demander les PDF des articles si vous n'y avez pas accès gratuitement :
J'ai retrouvé dans les archives le cas de deux adolescents homosexuels placés dans un hôpital psychiatrique dans les années 60 en France, qu'on a forcé à subir des cures de conversion pour les rendre hétérosexuels, avec administration de fortes doses de LSD et de mescaline
J'ai écris un article sur le sujet : sciencedirect.com/science/articl…
Et j'ai présenté cette histoire dans une conférence qui a été filmée :
Read 11 tweets

Did Thread Reader help you today?

Support us! We are indie developers!


This site is made by just two indie developers on a laptop doing marketing, support and development! Read more about the story.

Become a Premium Member ($3/month or $30/year) and get exclusive features!

Become Premium

Too expensive? Make a small donation by buying us coffee ($5) or help with server cost ($10)

Donate via Paypal

Thank you for your support!

Follow Us on Twitter!

:(