Allez, dernier fil de la semaine (avant un retour aux cours, oraux d'examen et articles à écrire).
Dans ma mission auto-attribuée de lampe-torche des angles morts, je ne pouvais éviter de dire quelques mots des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk.
🧶 1/18
Le retour des accords de Minsk dans la discussion, la volonté française de réhabiliter le format Normandie justifient qu'on s'y attarde un peu.
Je ne suis pas diplomate professionnelle, ni spécialiste de sortie de conflit, ce sont des remarques de sociologue et de politiste 2/18
Lorsque les accords de Minsk 2 sont signés, nous sommes en février 2015. La guerre est intense, elle dure depuis un peu moins d'un an. Une partie de la population a fui le Donbass. Les gouvernements autoproclamés sont des chefs de guerre téléguidés depuis Moscou. 3/18
Nous sommes aujourd'hui 7 ans plus tard et la réalité des républiques séparatistes est très différente. Si nous négligeons cette nouvelle réalité, nous risquons des erreurs grossières. Je souhaiterais donc partager quelques maigres éléments d'informations. 4/18
Il est difficile d'avoir une vision juste de ce qui se passe en LNR/DNR. Des trois côtés (Ukraine, Russie, locaux), les informations sont idéologiques et biaisées. Les enquêtes sociologiques et les reportages sur place ne se font que clandestinement. 5/18
C'est cependant suffisant pour savoir certaines choses.
a) Ce serait une erreur de réduire ces territoires à la "main de Moscou". La Russie les pilote politiquement, économiquement et militairement, mais il y a aussi des logiques locales de gouvernement et d'administration. 6/18
La population distingue d'ailleurs clairement les locaux de Moscou. Elle est très critique (à couvert) de l'administration locale, et garde en revanche une image positive du pouvoir russe. Ce qu'il faut retenir, c'est que nous ne sommes plus dans le chaos politique... 7/18
... de 2015 et de ses chefs de guerre: il y a des institutions, une administration, et une appropriation des places où il y a des ressources à se partager. Toute une série d'acteurs y ont aujourd'hui des intérêts politiques et économiques à défendre en cas de transition. 8/18
Si des élections étaient conduites prochainement, même si la Russie se retire et prend ses distances, les élites locales feraient en sorte de contrôler ces élections et leur résultat. Et même si on assurait une transparence du scrutin, le résultat peut être anti-ukrainien. 9/18
b) Car les 8 ans de guerre ont aussi eu un impact sur la population. Ceux pour qui la situation était inacceptable ont quitté la région. Ceux qui restent ne sont pas forcément restés par conviction, mais tous ont développé une profonde amertume à l'égard de Kiev. 10/18
Avoir été sous le feu de l'armée de son propre pays est pour beaucoup un traumatisme profond. Kiev est perçu comme anti-Donbass. Et n'oublions pas que les jeunes qui ont aujourd'hui 18 ans ont vécu la guerre à partir de l'âge de 10 ans. L'Ukraine n'est pas leur pays. 11/18
La population des républiques séparatistes voit l'avenir de ses enfants en Russie. Nombreuses sont les familles où un membre travaille ou étudie déjà en Russie. Celle-ci est perçue comme plus prospère, plus durable, offrant plus de perspectives individuelles d'avenir. 12/18
c) Ne l'oublions pas: la Russie distribue massivement sa citoyenneté aux habitants des républiques séparatistes. Plus de 600 000 personnes ont déjà obtenu des passeports russes aux dernières estimations, et ça continue. 13/18
interfax.ru/russia/777835
Si ces territoires sont intégrés à l'Ukraine, Kiev récupérerait des régions avec au moins 10% de population ayant la nationalité russe. Ce serait une formidable porte d'entrée durable pour la Russie pour défendre (avec les armes?) ses compatriotes au moindre clash. 14/18
d) Côté ukrainien, si la rhétorique officielle est de récupérer le Donbass et la Crimée, l'hostilité de la population envers les habitants des territoires séparatistes est grande. Il y a la douleur de la guerre, mais aussi un certain mépris à l'égard de cette population... 15/18
... vue comme manipulée, zombifiée, et au fond de plus en plus étrangère. Souhaite-t-on véritablement les voir redevenir citoyens ukrainiens? Pas certain. Leur réintégration risque de créer un très grand clivage dans une Ukraine plutôt satisfaite aujourd'hui de son unité. 16/18
e) L'existence des LNR/DNR a permis d'encapsuler les puissances corrosives. Leur intégration risque de libérer des conflits et de la violence. Et d'offrir un boulevard à Moscou pour dissoudre l'Ukraine à petites doses d'acide. J'arrête, car je risque de sortir de mon rôle. 17/18
Pour résumer: les républiques séparatistes ont aujourd'hui à la fois une existence politique et un sentiment de subjectivité de la population. Le temps a fait son effet, la réalité sociale est différente de 2015. Il est important de la comprendre finement. 18/18, end🧶
Merci à @roman_colas de m’avoir signalé que les autorités séparatistes ont récemment autorisé l’accès aux journalistes occidentaux. J’attends avec impatience d’autres reportages comme celui-ci! rtl.be/info/monde/eur…

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Feb 8
OK, besoin d'un petit éclairage.
Pas sur Macron/Poutine, mais sur le contexte social derrière ce décomplexé "Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter", lâché par Poutine en conférence de presse.
Voici un fil sur la violence ordinaire dans la société russe. 🧶 1/14
Notre indignation face à cette phrase est nourrie d'une sensibilité à la violence, et notamment à la violence faite aux femmes. Le président russe ne parle pas depuis le même contexte, pour lui cette phrase décrit de manière réaliste "les choses telles qu'elles sont". 2/14
Alors, comment sont-elles?
La Russie contemporaine est un pays où chaque génération a vécu des épisodes d'une immense violence. Servage, révolution, répressions staliniennes, 2e guerre mondiale, Afgha, années 1990, Tchétchénie. Ca, c'est quelques cataclysmes historiques. 3/14
Read 14 tweets
Feb 7
Parce que c'est Twitter, je me permets. Je n'écrirai jamais ça dans un article. Ce sera donc mon fil "café du commerce".
La métaphore qui me semble décrire le mieux la situation de l'Ukraine n'est même pas celle de l'otage, mais celle de la victime de violence domestique. 🧶 1/9
La perception de l'Ukraine comme "appartenant" à la Russie, comme biologiquement rattachée à la Russie, je l'ai lue pour la première fois aussi explicitement formulée en 2013, chez Zakhar Prilepine, écrivain à l'époque, viré paramilitaire et ami des républiques séparatistes 2/9
Le texte n'a plus l'air d'être disponible sur Internet, mais on y lisait, sous une forme extrêmement crue, le discours suivant: "toi, Ukraine, tu es une putain. Tu t'es laissée draguer par l'Europe. Elle est belle, l'Europe, elle sent bon, mais elle n'est pas pour toi. 3/9
Read 9 tweets
Feb 6
C'est un sujet qui n'est pas aussi spectaculaire que les interventions armées de l'Etat russe, mais qui a son importance pour les politistes spécialistes de la région, et pour les politistes en général: l'extension et les dérives du vote électronique en Russie. 🧶 1/8
Rappelez-vous les dernières élections à la Douma, chambre basse du parlement russe. Le vote électronique a permis des falsifications massives qu'on ne pouvait détecter que par des anomalies statistiques, faute de transparence et de contrôle. 2/8
letemps.ch/monde/vote-lig…
Heureusement, il y a en Russie des statisticiens géniaux comme Serguei Shpilkine qui ont prouvé la fraude - notamment le vote machine par des "bots électeurs" - de manière absolument limpide. 3/8
meduza.io/en/feature/202…
Read 8 tweets
Feb 4
L'armée russe, au-delà des blindés. 🧶
---
Un des sujets centraux de ma thèse de doctorat était la place du soldat dans l'armée russe post-sov. Autant vous dire que je suis sensible au sujet. Or, autant on a beaucoup de données sur la puissance technique de l'armée,... 1/11
... autant la dimension humaine est le parent pauvre de notre analyse. Il y a bien des publis sur les mercenaires, mais enfin, ce ne sont pas les Wagner qui sont stationnés à la frontière ukrainienne! Et que savons-nous de la motivation et de l'entraînement des troupes? 2/11
Dans les années 1990 et 2000, ce que j'observais était une pauvreté de l'armée doublée d'un archaïsme total de la formation militaire, d'une impréparation au combat et d'une démotivation des troupes. Qu'est-ce qui a changé? 3/11
Read 11 tweets
Jan 29
Du bon usage du chercheur (en sciences sociales) dans les médias
---
Petit pense-bête à destination des étudiants en journalisme. Conseils pratiques pour une expérience utilisateur optimale. 😜 🧶 1/10
1. Quand vous demandez au chercheur de commenter "la dernière déclaration de..." ou "les derniers chiffres de...", vous maximisez les chances de recueillir une platitude. Le chercheur n'est pas formé pour l'analyse à chaud; le recul est absolument central dans son travail. 2/10
2. Quand vous posez une question fermée, parce que vous avez besoin d'une citation pour votre papier, le chercheur le sait. Il se sent manipulé. Ca l'énerve. Et ça ne contribue pas à améliorer sa réponse. 3/10
Read 10 tweets
Jan 28
Le titre n'est pas très éclairant, et réplique tous les titres du moment, mais ce papier de @baunov mérite, me semble-t-il, notre attention en ce qu'il permet de porter un regard décalé et éclairant sur la position russe. ➡️ carnegie.ru/commentary/862… via @CarnegieRu
➡️ L'idée qui m'a semblé intéressante (mais je ne suis pas spécialiste des RI), c'est que la conception occidentale de la sécurité se base sur un présupposé: les régimes démocratiques ne seraient pas menaçants pour l'extérieur, à la différence des régimes autoritaires. ➡️
➡️ Les préoccupations de sécurité des démocraties seraient donc légitimes et défensives, là où les craintes pour leur sécurité des régimes autoritaires seraient infondées, puisqu'ils ne sont menacés par personne à l'extérieur et sont plutôt les agresseurs. ➡️
Read 8 tweets

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