la semaine dernière, alors que j'essayais de montrer combien la notion de "succès" peut être relative, j'avais évoqué rapidement la répartition du prix d'un livre. pour ce #JourDeMarché, on va revenir sur cette question des plus épineuses.
on peut croiser pas mal de versions du fameux camembert, certaines incluant la TVA, d'autres non, et avec des différences parfois notables dans les pourcentages affichés... et de manière générale, un flou artistique entourant les sources sur lesquelles ces données sont basées.
ainsi, la répartition affichée par le Ministère de la Culture sur sa page de synthèse sur "Le marché du livre" [culture.gouv.fr/Thematiques/Li…] reprend a priori les chiffres du Rapport Gaymard (ou "Rapport d'Hervé Gaymard sur la situation du livre").
... ce rapport, publié en mars 2009 et disponible ici [culture.gouv.fr/Espace-documen…] ne fournit aucune source pour la répartition donnée.
même chose pour cet autre camembert régulièrement repris, qui est tiré d'un article de L'Express titré "Ce que gagnent les écrivains" [lexpress.fr/culture/livre/…] et datant d'avril 2010. et à nouveau, pas de source fournie.
je subodore qu'il faut probablement aller chercher du côté du Syndicat National de l'Edition (SNE), mais je n'ai pas réussi à trouver de document permettant de confirmer cette hypothèse. ce qui, il faut le reconnaître, est un peu fâcheux.
un peu d'archéologie permet de trouver des sources, comme par exemple dans l'annexe 3 ("Le coût du livre") de l'article "Une évolution de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre" de François Ecalle, publié en 1988 [persee.fr/doc/ecop_0249-…]
je résume donc: concernant la répartition du prix d'un livre, les données "de référence" utilisées par toute la profession ne sont pas sourcées, et datent (au mieux) de 2009-2010. on pourrait partir sur de meilleures bases...
mais finalement peu importe, parce que ce qui me pose un véritable problème avec ces camemberts, c'est la vision fallacieuse qu'ils donnent du fonctionnement de l'industrie du livre. j'ai probablement déjà perdu la moitié de mes lecteurs, mais je vais essayer d'expliquer tout ça.
l'erreur que l'on fait, c'est de prendre ces chiffres à l'envers, et de les considérer non pas comme un constat a posteriori, mais comme une description a priori de la répartition de la rémunération. oui, dit comme ça, ça a l'air compliqué, alors qu'en fait non.
(l'exploration qui suit se base sur ce que je connais du petit monde de la bande dessinée, et donne les grands traits d'un fonctionnement qui peut présenter bien des exceptions. mais cela constitue, j'espère, une bonne première base de réflexion)
lorsqu'un éditeur décide de publier un livre, il a en tête une idée du potentiel de ventes que celui-ci peut réaliser. c'est sur cette base qu'il négocie le contrat qui le lie à l'auteur et détermine le montant des droits et de l'avance sur droits.
les droits, c'est le pourcentage que l'éditeur s'engage à reverser à l'auteur sur le prix de vente (hors taxes) de l'ouvrage. et l'avance sur droits, c'est un minimum garanti que verse l'éditeur, et qui sera ensuite remboursé sur les ventes.
le pourcentage de droits ainsi que l'avance sur droits sont ainsi fixés en amont, et résultent d'une négociation entre auteur et éditeur (et donc généralement établis en fonction de la notoriété du premier).
par ailleurs (et souvent un peu plus tard, au moment où la commercialisation de l'ouvrage approche), l'éditeur va fixer auprès de son imprimeur la quantité d'exemplaires que comptera le tirage initial.
l'ampleur de ce tirage dépend des prévisions de ventes, ajustées du retour des libraires via le diffuseur... sachant que l'on imprime plus que ce que l'on espère vendre: la chaîne du livre physique est structurellement inefficace et génère toujours beaucoup d'invendus.
l'ampleur de ce tirage en détermine également le coût, puisque les coûts fixes de fabrication (relecture, maquette, réglages des machines, etc.) deviennent progressivement marginaux à mesure que le tirage augmente.
(notez au passage qu'un retirage revient à remettre un jeton dans la machine, que ce soit au niveau des coûts puisque c'est une nouvelle impression, ou au niveau de la prise de risque, puisqu'il faut une nouvelle estimation du potentiel de ventes)
attention, le prix de vente de l'ouvrage n'est pas calculé sur la base d'un rapport (coûts de production / potentiel de ventes), mais s'aligne sur les standards pratiqués sur le marché. sur certains segments, ce peut être une contrainte particulièrement forte.
il y a toujours la possibilité d'ajuster un peu, comme par exemple en optant pour un niveau de prix légèrement plus élevé, dans le cas d'un ouvrage particulièrement coûteux. mais ça reste un arbitrage à faire au cas par cas.
lors de la commercialisation du livre, le distributeur envoie aux libraires les quantités qu'ils ont commandées, sur la base de l'argumentaire du diffuseur. c'est ce que l'on appelle la "mise en place".
le libraire bénéficie d'une remise sur le prix des livres négociée auprès des diffuseurs, en fonction de son chiffre d'affaire. opter pour l'office (soit un engagement sur un volume minimal de commandes pour les nouveautés à venir) permet d'avoir une remise plus importante.
le libraire s'engage à garder les livres 3 mois après leur sortie. jusqu'à 12 mois après leur sortie, les livres non vendus peuvent être retournés au distributeur et remboursés sous la forme d'un avoir. les frais de port des retours sont généralement à charge du libraire.
le libraire a donc intérêt à juger au mieux du potentiel de vente d'un ouvrage, pour limiter le nombre d'invendus (qui génèrent des coûts au moment des retours, et qui constituent une immobilisation de capital sinon).
de son côté, le distributeur est rémunéré tant pour les flux descendants (mise en place, vers les libraires) que pour les flux ascendants (retours, vers l'éditeur).
ce que je viens de décrire, c'est plus ou moins un compte d'exploitation prévisionnel, duquel découle un "camembert de répartition" prévisionnel lui aussi. pour l'éditeur, le défi est de faire en sorte qu'il soit au plus près de la réalité.
(bien sûr, en cas de "bonne surprise" et d'un succès d'une ampleur inattendue, ce n'est pas trop grave d'avoir sous-estimé les choses dans un premier temps. à condition de réagir suffisamment vite, et de ne pas rater trop de ventes à cause de ruptures de stock temporaires)
mais vous noterez qu'il comporte au moins deux quantités (l'avance sur droits et le tirage) qui sont déterminées *a priori*, et dont le poids dans le bilan final dépend des ventes effectivement réalisées.
en fait, éditeur comme libraires sont plus ou moins dans une situation comparable: leur rentabilité dépend de leur capacité à bien anticiper et évaluer le potentiel de vente de chacun des livres qu'ils proposent.
que les ventes ne soient pas au rendez-vous, et c'est mécaniquement que la part dévolue à l'auteur et à la fabrication augmente, au détriment de la part éditeur. même chose côté libraire, alors que la part distributeur tendrait à augmenter (car augmentation des flux).
c'est bien cette répartition *a posteriori* qui détermine véritablement la rentabilité de l'opération pour l'ensemble des maillons de cette chaîne du livre. avec une mention particulière pour l'éditeur, dont le rôle est central.
on l'a vu, l'éditeur est en position de décideur, et c'est donc lui qui détermine les paramètres de l'équation commerciale... et qui porte donc une large partie de la responsabilité de sa réussite ou de son échec.
(ce qui n'empêche pas Vincent Montagne, président du Syndicat National de l'Edition, de déclarer sans ciller: "La variable d'ajustement, c’est l'éditeur". [franceinter.fr/culture/statut…])
pour revenir au fameux camembert d'origine non contrôlée, il faut le voir comme une moyenne, comme un constat du fonctionnement global de l'industrie, mais qui montre rapidement ses limites dès que l'on veut l'appliquer à un cas particulier.
parce que justement, ce que nécessite l'analyse d'un cas particulier, c'est de voir en quoi cette performance s'écarte de la normale, et d'en explorer les raisons.
voilà, c'est tout pour cette semaine. comme d'hab' réactions / corrections / remarques / suggestions sont les bienvenues... et un immense merci à l'indispensable @librairesecache, pour sa relecture avisée et les précisions et clarifications qu'il m'a apportées.
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c'est mercredi, donc vous commencez à avoir l'habitude, c'est pour moi le #JourDeMarché. cette semaine, on va essayer d'explorer cette question épineuse de savoir ce qui constitue un succès. c'est parti!
dans un entretien accordé aux Echos en février 2020 à l'occasion de la publication du rapport Racine [lesechos.fr/tech-medias/me…], l'éditeur Vincent Montagne expliquait: "Notre métier repose sur une économie de l'offre, et donc une économie du succès, où le lecteur est souverain."
[pour rappel, Vincent Montagne, c'est le boss de Média-Participations (soit Dupuis-Dargaud-Le Lombard-Kana-etc.), et actuellement le président du Syndication National de l'Edition (SNE)]
nouveau mercredi, nouveau #JourDeMarché, et cette semaine on va se pencher sur la question de la place des femmes dans la bande dessinée, et en particulier des lectrices (mais pas que).
l'annonce du trio de tête pour le Grand Prix du Festival d'Angoulême en mars dernier a révélé les tensions qui existent toujours au sein du petit monde de la bande dessinée, Didier Pasamonik évoquant sur ActuaBD "une féminisation à marche forcée". [actuabd.com/Angouleme-2022…]
(pour rappel, j'avais fait à l'époque un thread pour montrer en quoi cet avis était pour le moins discutable, c'est ici:
puisqu'on parle beaucoup en ce moment de l'influence des mangas sur la création de bande dessinée, c'est l'occasion d'expliquer comment fonctionne, pour les mangakas, le système japonais. et c'est parti pour un nouveau #JourDeMarché.
on a souvent décrit le marché japonais comme un marché où domine le modèle de la prépublication: les séries paraissent en épisodes dans des périodiques (les "mangashi"), avant d'être publiées en recueil (les "tankôbon").
(histoire de démystifier un peu tout cela: littéralement, "mangashi" c'est "revue de manga" en japonais et "tankôbon" signifie "livre de poche")
throwing this in for my English-speaking followers: contrary to popular belief, Shigeru Mizuki was right-handed and did not have to relearn how to write and draw after losing his left arm during the war. he did enroll in a fine arts course at the University circa 1948 though...
... but that was to pursue his lifelong dream of becoming a painter. I suppose that where the erroneous idea originated.
in his autobiographical works, he clearly portrays himself as being right-handed before the war. you can see it when he's holding chopsticks, cissors, a hammer or his butterfly net. or, of course, painting or drawing, as can be seen on this page from Showa: A history of Japan
je viens de corriger la page Wikipedia consacrée à Shigeru Mizuki qui reprenait l'idée fausse qu'il eût été gaucher. c'est visiblement une erreur très franco-française, vu que la page anglaise n'en fait pas mention. je me demande quelle en est l'origine.
c'est un peu comme si l'on avait eu envie de rajouter encore plus de dramatique à une vie qui avait déjà eu son lot d'événements traumatiques. "et en plus, il lui a fallu réapprendre à écrire et dessiner". mais en fait, non.
la difficulté par rapport à ce genre d'affirmation, c'est de comment la contredire, sachant que le fait que la page Wikipedia en japonais qui lui est consacré ne mentionne pas ce fait qui devrait être remarquable. mais ça n'est pas suffisant.
le Festival d'Angoulême, c'est bientôt, mais en attendant revoici mon #JourDeMarché, avec cette semaine, une fois n'est pas coutume, un petit tour du côté des lecteurs.
dans le suivi de marché, les lecteurs sont essentiels: après tout, ce sont eux qui décident, au final, si un titre sera un succès ou un échec. d'où l'importance d'essayer d'un peu mieux les connaître. mais voilà: c'est compliqué.
c'est compliqué, pour deux raisons: d'une part, parce que la *pratique* elle-même présente une grande diversité et peut s'aborder sous beaucoup d'angles différents. il n'y a pas un lecteur-type, mais une multitude de typologies de lecteurs.