Cette illustration est l'un des nombreux exemples de l'écart qui peut exister entre l'état des connaissances en histoire et le point de vue des non-historiens. Ce schéma sur les cycles d'innovation, très prisé chez les schumpétériens, est au mieux extrêmement simpliste. 1/25
Il correspond à ce que Jean-Baptiste Fressoz (JBF) a appelé dans un article qui vient de paraître le "phasisme matériel dans l'écriture de l'histoire" : cairn.info/revue-d-histoi… 2/25
Selon cette vision des choses, le temps historique peut être découpé en plusieurs âges successifs définis par une ressource naturelle ou un produit industriel. 3/25
Le "phasisme matériel" est historiquement situé : il émerge dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sa première expression se trouve dans les titres de revues professionnelles : "The Railway Age" (1856) ou "The Age of Steel" (1857) par exemple. 4/25
De simples slogans, il prend progressivement la forme d'une véritable idéologie que JBF appelle "l'ageofism". Les intellectuels s'en sont en effet emparés pour interpréter les bouleversements engendrés par l'industrialisation. 5/25
Ils ont été influencé par le développement de la géologie (l'âge industriel du charbon est le résultat, voulu par Dieu, du carbonifère) ainsi que de la préhistoire (le charbon ou l'acier marquant la civilisation comme le fer et le bronze il y a des milliers d'années). 6/25
Pour la bourgeoisie capitaliste, l'ageofism a pour fonction d'invisibiliser le travail ouvrier : la "révolution industrielle" serait avant tout accomplie par des innovateurs libérant les forces de la nature, à l'instar de James Watt. 7/25
De manière générale, cette idéologie reflète "un sentiment historique nouveau", celui de vivre une dans une époque irrémédiablement tendue vers l'avenir. 8/25
Les idéologues industrialistes du XIXe siècle n'ignorent pas les inconvénients de "l'âge du charbon", mais si celui-ci a succedé "à l'âge du bois", comme l'écrit en 1868 un rédacteur de "L’Économiste belge", alors un nouvel âge plus prometteur lui succedera également. 9/25
Comme l'imagine le ministre et chimiste Marcelin Berthelot en 1896, l’an 2000 ne connaîtra plus le charbon, mais sera identifié à des énergies nouvelles et bien moins problématiques. 10/25
Ce type de discours se retrouve aussi bien du côté de la bourgeoisie capitaliste que celui des penseurs socialistes comme Bebel ou anarchistes comme Kropotkine. À partir de la fin du XIXe siècle, "l'âge de l'électricité", notamment, suscite tous les espoirs. 11/25
Certains savants veulent transformer cet espoir en véritable transition. En 1925, l'Écossais Patrick Geddes utilise ce mot pour encourager le Royaume-Uni, alors en crise énergétique, à sortir de "l'âge du charbon" pour entrer dans celui de l'hydroélectricité. 12/25
Dans les États-Unis des années 1930, le mouvement Technocracy Inc (qui a compté jusqu'à 250.000 membres) prône aussi ce genre de transition, qui ne doit pas seulement être matérielle, énergétique et économique, mais aussi politique. 13/25
Pour gouverner "l'âge de l'électricité", il faut des ingénieurs et non des hommes politiques à l'ancienne. La démocratie (en réalité dominée par des ploutocrates) doit se muer en technocratie. 14/25
Après-guerre, l'ageofism se nucléarise. Dès le 12 août 1945, alors que Hiroshima et Nagasaki sont encore fumantes, le New York Times annonce : "We entered a New Era: the Atomic Age". De très nombreux ouvrages, articles, etc., varient sur ce thème dans les années 1950. 15/25
Aujourd'hui, si on prend au mot le schéma du quote tweet, l'humanité serait à l'aube de "l'âge de l'intelligence artificielle" et des "technologies propres". Mais l'analyse de l'histoire réelle montre que l'ageofism est un écran de fumée. 16/25
JBF souligne que les experts compétents ont pour beaucoup pris le contrepied de cette idéologie. "Tous savaient que le XIXe siècle avait été l’âge du bois autant que celui du charbon ... 17/25
... et ils prévoyaient que le XXe siècle, annoncé comme celui du pétrole et de l’électricité, brûlerait encore beaucoup plus de charbon." De fait, il est très rare qu'une matière première ou une source d'énergie devienne obsolète (cf ce fameux graphique de Jancovici). 18/25
Dans un autre article, paru l'année dernière, JBF explique de manière très convaincante que l'exploitation d'une nouvelle substance matérielle a tendance à renforcer l'exploitation des anciennes. annales.org/re/2021/re101/… 19/25
Pour ne prendre qu'un exemple, le prétendu "âge du charbon" est tout autant un "âge du bois", étant donné les quantités astronomiques de bois nécessaires à l'extraction du charbon. 20/25
En 1913, 4,5 millions de tonnes de bois ont été utilisés de poutres, d'étais et de planches dans les mines britanniques. C'est plus que tout le bois brûlé au Royaume-Uni au XVIIIe siècle ! 21/25
Aujourd'hui encore, la production mondiale de charbon devrait atteindre un nouveau pic historique, évalué à 8.025 millions de tonnes par l'agence international de l'énergie. Mais il paraît que "l'âge du charbon" est dernière nous. iea.org/reports/coal-2… 22/25
Bref, il faut rompre avec la croyance naïve selon laquelle les gigantesques systèmes énergétiques et matérielles sur lesquels nous vivons, produits par des siècles d'accumulation, reposeraient essentiellement sur une ressource ou un produit en particulier. 23/25
Cette croyance est fausse, mais en outre elle sous-entend que ces systèmes seraient assez facilement pilotables pour opérer une transition et rendre possible un avenir toujours plus radieux. 24/25
Il me semble qu'elle s'apparente de plus en plus à un opium intellectuel, un nouveau rêve de "lendemains qui chantent", dont l'effet principal est l'occultation de la catastrophe écologique et sociale en cours. 25/25
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Je viens de voir cette vidéo de Nota Bene sur l'histoire du climat et de ses variations. Comme l'histoire environnementale est mon domaine de prédilection (et je remercie NB de mettre un peu de lumière sur lui !), j'aimerais revenir sur quelques points. 1/28
NB expose avec clarté quelques unes des méthodes utilisées par les historiens du climat : dendrochronologie (étude des cernes de croissance des arbres), palynologie (étude des pollens dans les sédiments), étude du niveau des lacs, etc. 2/28
Il existe d'autres méthodes, comme l'analyse des bulles d'air dans les carottes de glace. C'est par cette méthode que Simon Lewis et Marc Maslin (2015) ont proposé l'année 1610 comme date pour le début de l'Anthropocène (l'époque géologique marquée par l'impact de l'homme). 3/28
Une des meilleures défenses de l'antispécisme que j'ai pu voir. Je suis convaincu de la justesse du combat des antispécistes et de la nécessité de revoir complètement nos rapports aux animaux. Quelques remarques cependant ... 1/20
La première concerne le principe de base de l'antispécisme : pour citer @MonsieurPhi, "l'espèce ne devrait pas être un critère pertinent pour la même considération morale d'un même intérêt à ne pas souffrir." 2/20
Je trouve ce principe assez intuitif, mais certaines de ses implications problématiques. Premièrement, si en effet il n'est pas si coûteux de se passer de viande ou de fourrure, peut-on se passer de l'expérimentation médicale ? 3/20
Hier, j'ai présenté une partie de mes travaux aux Palais des Beaux-Arts de Lille, à travers le sujet suivant : "Refuser la laideur et l'empoisonnement. Une autre histoire de l'industrialisation dans le Nord de la France (1810 - années 1860)". Résumé en 25 tweets #envhist 1/25
Aujourd'hui, nous sommes très largement conscients des atteintes que nous portons à l’environnement et donc de la nécessité de le préserver. Mais on se tromperait en croyant que cette conscience est récente. 2/25
Si le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont des enjeux réellement inédits pour l’espèce humaine, le rejet de la pollution et de la détérioration de l’environnement a une longue histoire, dans laquelle l'industrialisation occupe une place majeure. 3/25
Je viens d'apprendre la mort d'un maître du jazz funk, que j'écoute depuis une bonne quinzaine d'années maintenant : Bernard Wright (1963-2022), un artiste qui aurait mérité une notoriété bien plus grande. Un hommage sous forme de thread musical 🎶⤵️
Le premier morceau que j'ai découvert de Wright est le suivant : Nous sommes en 1981, "Nard" a à peine 18 ans et un très grand talent de claviériste. Notez la qualité du jeu du bassiste, qui n'est autre que Marcus Miller, 21/22 ans à l'époque !
Malgré son jeune âge Bernard Wright a déjà une riche expérience musicale, ayant grandi auprès de musiciens célèbres, et notamment de la grande Roberta Flack, que vous connaissez tous, bien sûr !
L'histoire semble se répéter (ou bégayer, disent certains), car il est très facile de faire des parallèles entre plusieurs situations historiques, même si ces dernières sont en fait très dissemblables.
Par exemple, on compare souvent, à gauche, le contexte français actuel avec celui des années 1930, en faisant le parallèle entre la montée du RN et celle du fascisme, entre l'islamophobie et l'antisémitisme, Zemmour et Maurras, etc.
🧶 intéressant sur les limites d'une éthique de l'IA essentiellement tournée vers la question des "risques existentiels". Beaucoup de gens, trop fascinés par la puissance d'une hypothétique "superintelligence", oublient que l'IA très bête d'aujourd'hui pose déjà d'immenses pb.
S'il ne fallait citer qu'un exemple : l'incapacité des algorithmes a lutter contre la propagande génocidaire du gouvernement éthiopien et leur je-m-en-foutisme intégral face à ce drame atroce (merci @Vlanx pour cette capsule à rt !) :
De manière générale, la focalisation sur le risque de se trouver un jour confronté à une superintelligence hostile implique une relativisation très dangereuse de ce qu'il y a de pire dans le monde tel que nous le connaissons.