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Aug 5 46 tweets 17 min read
Jesús Manzano, le cycliste fatigué d’être un rat de laboratoire.

Son témoignage sur le dopage a été le point de départ de l’affaire Puerto. En 2004, Jesús Manzano, coureur de la Kelme balance son équipe et le milieu. Mais pourquoi a-t-il franchi le Rubicon ? #Thread
Avant de commencer, voici la liste des articles utilisés pour rédiger ce fil
Mars 2004. Une rumeur enfle depuis plusieurs semaines: Jesús Manzano, de la Kelme, serait prêt à faire des révélations fracassantes. Le journal Marca appelle le coureur : « Je ne peux pas en parler, car j’ai déja tout vendu (…) Tout est à vendre dans cette vie » (1).
Puis il ajoute : « comme on dit en Colombie : tu me baises, je te baise » (1). La Kelme a mis fin à son contrat sous prétexte qu'il aurait couché avec une femme lors de la Vuelta 2003. Pour Jesús Manzano, ce mensonge, c'est de la goutte de trop pour cette trop longue année.
Retour quelques mois en arrière

Nous sommes le 12 juillet 2003, sur le Tour. Le peloton se dirige vers Morzine. Le matin, Manzano téléphone à sa petite amie et lui annonce une grande journée à venir. Peut-être une victoire. Une échappée part. Il n’y est pas.
Quelque chose ne va pas. « J’ai dit à deux coéquipiers que je me sentais bizarre, que j’avais une sensation de vertige (…) mes bras étaient comme des leviers de vitesse mous » (2). Poussé par son DS, il attaque dans les pentes du col de Portes, accompagné de Richard Virenque.
« je pouvais à peine changer de vitesses à cause de mes mains engourdies. Et au bout de 3 kilomètres, j’ai eu des sensations de vertige, des sueurs très chaudes et très froides » (2). Avant le sommet, il s’effondre. Insolation, pour la version officielle.
Il n'a pas supporté l’Oxyglobine, produit utilisé pour augmenter la teneur en oxygène sanguin chez les chiens atteints d’anémie. On dit qu’elle fait des merveilles. C’est le médecin Eufemiano Fuentes qui lui a injecté le produit le matin même.
Dans l’ambulance, il se réveille. « Je me sentais bizarre, ma langue était enflée, comme si je ne pouvais plus respirer. J’aurais été reconnaissant, s’ils m’avaient percé un trou dans la gorge  » (2).
Avant de partir pour l’hôpital, Joan Mas, manager de l’équipe lui parle.
Le dirigeant fait pression : « il m’a demandé de ne pas dire ce que j’avais pris, car nous étions en France. Si je l’avais fait, nous serions tous allés en prison » (27). L’Oxyglobine n’est pas détecté dans les analyses, et les médecins valident l’hypothèse d’un coup de chaud.
Un peu ébranlé, Jesús Manzano rentre chez lui. « J’éprouvais des sentiments bizarres, j’étais déprimé » (2). « Après le Tour, j’ai pensé à abandonner le vélo, parce que tu te rends compte que c’est ton corps, parce que tu prends peur » (1). Mais ce n'est qu'un début.
Il doit partir sur le Tour du Portugal. Son équipe, plus précisément, son médecin-chef — qu'il surnomme « le chef du gouvernement » — lui demande de descendre à Valence pour récupérer la poche de sang restante sur les deux qui devaient servir sur le Tour de France.
Il s’en va donc à la clinique. Un laboratoire accrédité par l’UCI qui appartient à l’un des médecins de la Kelme, Walter Viru qui est chargé d’envoyer les « vampires » de l’UCI pour prélever les échantillons. Accessoirement il alerte la Kelme la veille de la venue des contrôleurs
Un assistant inconnu, — « il pourrait même être vétérinaire » (29) — lui fait la transfusion. « à 125 ml de sang, j’ai commencé à me sentir très, très mal. Des frissons, des tremblements. Ils m’ont jeté des couvertures, mais j’avais plus froid que si j’étais au pôle Nord » (2).
Jesús Manzano craint que le sang injecté ne soit pas le sien. Pour pallier la réaction, on le pique avec de l’Urbason, qui est un corticostéroïde pour les problèmes allergiques. Pas une ampoule, non, mais deux boîtes.
Il quitte la clinique pour se rendre à la gare.
En le voyant, le chauffeur de taxi demande dans quel hôpital il doit le mener. À la gare, il grelotte, emmitouflé dans ses vêtements. Dans le train à l’arrêt, il a maintenant chaud. Un homme glisse en l’apercevant, « Ce garçon n’en peut plus, ce garçon est en train de mourir»(2).
Walter Viru en personne vient le reprendre et doit le porter sur ses épaules. À la clinique, il lui injecte à nouveau de l’Urbason. La nuit suivante, dans son hôtel, Manzano titube, tombe, n’arrive pas à dormir, entre angoisse, malaise et somnolence
Le lendemain, le médecin de la Kelme lui diagnostique une grippe. « J’ai déjà eu la grippe avant et je n’ai jamais été aussi mal » (2), grince-t-il d’autant plus, qu’il s’agit d’une grippe confidentielle : Le directeur de la Kelme lui intime l’ordre de n’en parler à personne.
Au Tour du Portugal 2003, rebelote. Aucun coureur de l’équipe ne termine la course. Jesús Manzano s'injecte des hormones de croissance, spécifiquement du Genotonorm. Le lendemain, malaise, diarrhée, urticaire et vertige. Il abandonne la course à cause de la chaleur.
La Vuelta sera sa dernière course. Dans un hôtel des Asturies, Fuentes accompagné de sa sœur, apporte une poche de sang dans un sac, prend une casserole, met de l’eau de la salle de bain et contrôle la température avec un thermomètre. Une transfusion de 30-40 minutes s’ensuit.
« Yolanda et Eufemiano se sont relayés pour vérifier si nous étions encore en vie » (25). Cette énième manipulation dopante lui vaudra à nouveau des complications, une pression dans la boîte crânienne ainsi que des gonflements.
À 2 jours de la fin de l’épreuve, il est surpris avec une femme dans sa chambre et licencié. Lui nie : « Si j’avais baisé avec une fille, j’aurais fermé la porte à clef(…)Je ne suis pas si stupide » (1). Il paierait ici ses critiques internes sur le dopage organisé par Kelme
Retour en mars 2004.

La bombe éclate enfin dans le quotidien As. Le coureur déballe tout, avec précision : les produits, les protocoles, les acteurs… toute l’équipe Kelme, de l’encadrement aux coureurs, est accusée d’avoir organisé un système dopage à grande échelle.
Tout commence en 2001 quand Vicente Belda (directeur sportif de Kelme) vient dans la chambre du coureur : « Il est venu pour me dire qu’il me donnerait “un petit quelque chose pour alimenter mon moteur” » (31). Ce sera de l’EPO, ce qu’il explique avoir compris après coup.
Le directeur de la Kelme n’est pas venu seul. Il est accompagné par un certain Eufemiano Fuentes, gynécologue de formation, alors médecin chef de Kelme, pape du dopage au carnet d’adresses long comme le bras et qui sera au centre de l’affaire Puerto.
En 2002, l’encadrement de l’équipe annonce à Jesús Manzano que « l’EPO se détectait en compétitions et qu’il fallait passer au traitement sanguin » (5). Le coureur accepte : « c’était obligatoire dans l’équipe. Si vous refusiez, c’était la rue qui vous attendait » (31).
Sa vie sportive sera ponctuée d’injections en tout genre. La première fois, le médecin de l’équipe lui explique qu’il doit diviser les fesses en 4 parties et commencer par le bord supérieur droit. Les coureurs ont un planning de dopage à suivre
📽️France 3
dailymotion.com/video/x1ai9v
Pendant sa carrière, Jesús Manzano aura subit une quarantaine de contrôle anti-dopage, tous plus négatifs les uns que les autres. Les médecins ont des protocoles à suivre selon que le contrôle est sanguin ou urinaire pour masquer le dopage.
Toute l’équipe s’adonne à la pratique du dopage. Sauf un seul coureur, Juanmi Cuenca, « parce qu’il avait un problème de rétrécissement des veines » (32), qui de fait, empêchait cette pratique. Sans quoi, lui aussi se serait dopé, affirme Jesús Manzano.
Les cyclistes prennent divers types d’EPO, des hormones féminines, de la nandrolone, de la cortisone, de la testostérone. Des produits prescrits par Eufemiano Fuentes au nom de sa sœur, Yolanda Fuentes. Mais aussi de l’Actovegin et donc, de l’Oxiglobin.
Au début du Tour 2003, chaque coureur doit déposer de l'argent (3000 euros pour JM) pour le « pigeon voyageur ». Cette opération surnommée « l’aumône » doit couvrir les frais de l’homme chargé de transporter le sang des coureurs dans des briques en carton censées contenir du vin.
Le docteur Fuentes ne s’encombre pas d’intermédiaires lors de la Vuelta. C’est lui qui assure le transport des poches de sang, à l’arrière de sa Porsche, directement à l’hôtel des Kelme. Il transporte également des stéroïdes anabolisants et des hormones de croissance.
À la Kelme, on goûte peu au témoignage de Manzano dans As. Le fait qu’il ait réclamé de l’argent ne joue pas en sa faveur. « Plus il prend d’argent, mieux c’est pour lui » (9) persifle une source interne dans l’équipe. Le but est désormais de dénigrer et décrédibiliser le paria.
« Il est clair que dans tous les métiers il y a des excès, mais de là à aboutir à ces atrocités… Il faudrait connaître le QI de Manzano pour évaluer son témoignage » (9) raconte un membre de l’équipe, tandis que d'autres l’accusent d’être grand consommateur de cocaïne.
Dans le milieu, pas de surprise, la réaction est similaire. Armstrong taxe Jesús Manzano de fou et de menteur. Jean Marie Leblanc, directeur du Tour de France de 1989 à 2006 est prudent : « Je ne peux m’empêcher de trouver douteuse cette vague de révélations » (39).
Le responsable de l’UCI Hein Verbruggen choisit son camp : « Ce que Manzano a dit a eu beaucoup de répercussions et je le déplore. Je ne sais pas si ce qu’il dit est vrai, je pense que non » (13). le protecteur de Lance Armstrong n’aime pas trop les lanceurs d’alertes ½
« Si la presse continue de payer pour ce genre de déclarations, il y aura toujours des coureurs prêts à raconter “leurs” histoires, et nous ne pouvons rien faire contre » (13), avant de conclure, « la majorité du peloton est propre, je le garantis » (13) .2/2
« un soir après une étape de la Vuelta en 2002, Valverde est venu dîner avec un patch de testostérone. Au bout d’une heure, il l’a arraché, sinon il aurait été testé positif. »(20) accuse Manzano. « Il est impliqué jusqu’au cou dans l’affaire Fuentes » (11). Valverde fulmine.
Quand en 2010, un journaliste demande à Manzano s’il pense que le murcian est désormais propre, il répond, « si tu atteins des objectifs en te dopant et que tu continues à les atteindre après, eh bien, tu peux te faire une idée » (33).
Jesus Manzano fournit toutes les pièces aux forces de l’ordre espagnoles et italiennes. En 2013, il se veut pessimiste. Il explique qu’un DS espagnol Pro Tour lui a révélé que rien n’avait changé. Le cyclisme professionnel « est un spectacle et non un sport » (26), assène-t-il.
Lors de son procès en 2013, Fuentes niera avoir dopé le cycliste : « Manzano m’a demandé un traitement, mais il consommait de la cocaïne et c’est très dangereux dans le sport de haut niveau. Je l’ai su parce que sa mère m’a appelé pour me le dire » (30).
Ce à quoi Manzano répondra en présentant au juge le document de l’Union cycliste internationale (UCI) dans lequel il était acté que le Dr Fuentes était bien son médecin quand il était coureur.
« Ces gens continuent à se plaindre que le cyclisme est constamment attaqué. Pourquoi ne disent-ils pas la vérité maintenant ? Est-ce que tu sais pourquoi ? Parce qu’en vélo on apprend à mentir toute sa vie, c’est la première chose qu’on vous apprend » (32) dit-il en 2013.
Jesús Manzano était-il fou, avide d’argent, cocaïnomane, affabulateur comme ont voulu le dépeindre ses adversaires ? L’avenir lui donnera raison sur plusieurs points : Fuentes tombera en 2006, tout comme la Kelme, Ullrich, Basso et —plus tard— Valverde.
Pour autant, le milieu ne voudra plus entendre parler de cette balance encombrante, surtout en Espagne, pays peu soucieux de traiter la question du dopage. Manzano se consacre désormais à la conception et à l’aménagement de jardins. Loin de l’omerta et des médecins cyclistes.#Fin
Je n'avais pas en tête cet extrait du livre d'Hamilton, mais il a toute sa place sans ce fil.

@dabzencinq

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