L'histoire s'accélère-t-elle ? C'est l'une des questions que pose Christophe Bouton dans ce livre fascinant. La plupart des gens répondraient «oui», spontanément, mais pour l'auteur, la réponse n'est pas si évidente … Un peu de philosophie de l'histoire, donc ! 1/25
L'expression «accélération de l'histoire», inventée par l'écrivain Daniel Halévy en 1948, est censée rendre compte du fait que l'humanité fait face à des changements toujours plus nombreux et toujours plus rapides. 2/25
L'idée ne date pas des années 1940, car elle est déjà formulée au début du XIXe siècle, alors que la Révolution française et l'impérialisme napoléonien semblent avoir provoqué un emballement du cours de l'histoire. 3/25
Ainsi, dans la préface de la «Phénoménologie de l'esprit», publié en 1807, Hegel constate que son temps est celui «de la naissance et du passage à une nouvelle période» : l'esprit du monde ne se repose plus ; il est «pris dans un mouvement toujours en progrès.» 4/25
Quelques années plus tard, en 1819, l'écrivain Joseph Görres exhorte ses lecteurs à apprendre à l'école de la Révolution, car «en elle, le cours de tant de siècles indolents s'est accéléré pour se réduire à un cycle de quelques années.» 5/25
Sept ans plus tard, pour la réédition de son «Essai historique», Chateaubriand déplore que les événements courent plus vite que sa plume : pendant la rédaction de l'ouvrage, «il survenait une révolution qui mettait toutes [s]es comparaisons en défaut.» 6/25
1789 est effectivement le point de départ d'une accélération politique : en France, 10 régimes se sont succédé entre cette année et 1870. La carte de l'Europe a en outre profondément changé, notamment avec la création de nouveaux États-nations. 7/25
Mais l'accélération n'est pas seulement politique : elle est aussi technologique. Dans les usines, la mécanisation accélère le rythme et le volume de la production. Grâce au chemin de fer, les distances se raccourcissent et les échanges économiques s'accroissent. 8/25
De manière générale, c'est le rythme de la vie qui gagne en vitesse, de manière «monstrueuse» pour reprendre le mot de Nietzsche : «Dès maintenant on [...] a honte du repos : la longue méditation provoque presque des remords.» 9/25
On pourrait multiplier les exemples de phénomènes qui s'accélèrent aux XIXe et XXe siècles : du développement socio-économique aux dégradations environnementales ... 10/25
... en passant par l'explosion démographique et l'urbanisation galopante («la forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel», a dit Baudelaire dans le poème «Le cygne»). 11/25
Cela dit, peut-on vraiment parler d'«accélération de l'histoire» ? S'agit-il d'une «simple métaphore» (et donc d'une notion floue et peu rigoureuse) ou d'un concept solide ? Pour répondre à cette question, Christophe Bouton s'appuie sur les travaux de Reinhart Koselleck. 12/25
Selon ce dernier, la modernité a bien pour trait essentiel l'accroissement de la vitesse avec laquelle les changements ont lieu, non seulement dans le cours des événements, mais surtout dans l'évolution des structures. 13/25
Les événements peuvent survenir de plus en plus vite, mais ils ne se répètent jamais. À l'inverse, les structures ont traditionnellement une certaine inertie : les régimes politiques, la situation technologique ou la démographie ont longtemps été très stables. 14/25
Mais dans la modernité, les structures elles-mêmes se modifient avec une rapidité croissante : alors qu'un paysan du Moyen Âge pouvait penser que ses petits-enfants allaient vivre dans le même monde que lui, ce n'est plus le cas pour la plupart des humains du XXIe siècle. 15/25
Il s'ensuit que l'avenir devient complètement imprévisible, et que «l'horizon d'attente» se décorrèle du «champ d'expérience» : on s'attend à ce que le futur soit forcément très différent du présent. 16/25
Cependant, pour Koselleck, ces phénomènes ne traduisent pas une «accélération de l'histoire, mais seulement dans l'histoire, selon le degré d'expérience, que celui-ci soit défini comme initialement politique ou initialement technique ou économique». journals.openedition.org/trivium/4079 17/25
Christophe Bouton souscrit à cette analyse et précise que «même l'expression "accélération dans l'histoire" doit être maniée avec des pincettes, puisqu'il y a en fait des accélération dans l'histoire, dans des histoires.» 18/25
En effet, tout ne s'accélère pas en tout lieu, en même temps, et indéfiniment. Pour prendre l'exemple des transports, la vitesse n'augmente plus significativement. Le retrait du Concorde en 2003 peut même être perçu comme une décélération. 19/25
En ce qui concerne la population, on constate aussi une baisse de son taux de croissance : il est passé de 2% par an à la fin des années 1960 à 1% aujourd'hui. La démographie mondiale devrait redevenir stable au XXIIe siècle. 20/25
Bref, comme le dit Christophe Bouton : la thèse de l'accélération de l'histoire, trop englobante, ne tient pas. On ne devrait plus employer cette expression. 21/25
À partir de ce point de vue, Christophe Bouton se confronte à un élève de Koselleck : le sociologue Hartmut Rosa, qui n'hésite pas à parler d'«accélération de la société», et même d'accélération tout court. 22/25
Hartmut Rosa va même plus loin, d'une certaine façon, que les tenants de la thèse de l'accélération de l'histoire, car il affirme que l'accélération généralisée marque la fin de l'histoire. 23/25
Sa vision des choses n'a pas grand-chose à voir avec la fin de l'histoire de Francis Fukuyama. Elle illustre au contraire le "pessimisme" et le "fatalisme" dénoncés par Christophe Bouton. 24/25
Mais ce thread est déjà trop long : je parlerai donc de la conception de Hartmut Rosa, et de la critique qu'en fait Christophe Bouton, dans une deuxième partie. À bientôt ! 25/25
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Cette illustration est l'un des nombreux exemples de l'écart qui peut exister entre l'état des connaissances en histoire et le point de vue des non-historiens. Ce schéma sur les cycles d'innovation, très prisé chez les schumpétériens, est au mieux extrêmement simpliste. 1/25
Il correspond à ce que Jean-Baptiste Fressoz (JBF) a appelé dans un article qui vient de paraître le "phasisme matériel dans l'écriture de l'histoire" : cairn.info/revue-d-histoi… 2/25
Selon cette vision des choses, le temps historique peut être découpé en plusieurs âges successifs définis par une ressource naturelle ou un produit industriel. 3/25
Je viens de voir cette vidéo de Nota Bene sur l'histoire du climat et de ses variations. Comme l'histoire environnementale est mon domaine de prédilection (et je remercie NB de mettre un peu de lumière sur lui !), j'aimerais revenir sur quelques points. 1/28
NB expose avec clarté quelques unes des méthodes utilisées par les historiens du climat : dendrochronologie (étude des cernes de croissance des arbres), palynologie (étude des pollens dans les sédiments), étude du niveau des lacs, etc. 2/28
Il existe d'autres méthodes, comme l'analyse des bulles d'air dans les carottes de glace. C'est par cette méthode que Simon Lewis et Marc Maslin (2015) ont proposé l'année 1610 comme date pour le début de l'Anthropocène (l'époque géologique marquée par l'impact de l'homme). 3/28
Une des meilleures défenses de l'antispécisme que j'ai pu voir. Je suis convaincu de la justesse du combat des antispécistes et de la nécessité de revoir complètement nos rapports aux animaux. Quelques remarques cependant ... 1/20
La première concerne le principe de base de l'antispécisme : pour citer @MonsieurPhi, "l'espèce ne devrait pas être un critère pertinent pour la même considération morale d'un même intérêt à ne pas souffrir." 2/20
Je trouve ce principe assez intuitif, mais certaines de ses implications problématiques. Premièrement, si en effet il n'est pas si coûteux de se passer de viande ou de fourrure, peut-on se passer de l'expérimentation médicale ? 3/20
Hier, j'ai présenté une partie de mes travaux aux Palais des Beaux-Arts de Lille, à travers le sujet suivant : "Refuser la laideur et l'empoisonnement. Une autre histoire de l'industrialisation dans le Nord de la France (1810 - années 1860)". Résumé en 25 tweets #envhist 1/25
Aujourd'hui, nous sommes très largement conscients des atteintes que nous portons à l’environnement et donc de la nécessité de le préserver. Mais on se tromperait en croyant que cette conscience est récente. 2/25
Si le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont des enjeux réellement inédits pour l’espèce humaine, le rejet de la pollution et de la détérioration de l’environnement a une longue histoire, dans laquelle l'industrialisation occupe une place majeure. 3/25
Je viens d'apprendre la mort d'un maître du jazz funk, que j'écoute depuis une bonne quinzaine d'années maintenant : Bernard Wright (1963-2022), un artiste qui aurait mérité une notoriété bien plus grande. Un hommage sous forme de thread musical 🎶⤵️
Le premier morceau que j'ai découvert de Wright est le suivant : Nous sommes en 1981, "Nard" a à peine 18 ans et un très grand talent de claviériste. Notez la qualité du jeu du bassiste, qui n'est autre que Marcus Miller, 21/22 ans à l'époque !
Malgré son jeune âge Bernard Wright a déjà une riche expérience musicale, ayant grandi auprès de musiciens célèbres, et notamment de la grande Roberta Flack, que vous connaissez tous, bien sûr !
L'histoire semble se répéter (ou bégayer, disent certains), car il est très facile de faire des parallèles entre plusieurs situations historiques, même si ces dernières sont en fait très dissemblables.
Par exemple, on compare souvent, à gauche, le contexte français actuel avec celui des années 1930, en faisant le parallèle entre la montée du RN et celle du fascisme, entre l'islamophobie et l'antisémitisme, Zemmour et Maurras, etc.