Dernièrement, nous nous demandions si l'histoire s'accélère. Réponse : pas tout à fait. Pourtant, on a bien l'impression que la société est prise dans une accélération généralisée, nous rendant impuissants devant la marche du monde. Est-ce seulement une impression ? 1/25
La thèse de l'accélération généralisée est principalement défendue par le sociologue Hartmut Rosa. Ce dernier distingue trois formes d'accélération. La première est l'accélération technique, qui concerne les « processus orientés vers un but » et « impliquant des machines ». 2/25
Son « moteur » serait économique : concrètement, il s'agit du capitalisme, dont la dynamique repose sur l'accroissement de la production et du taux de profit, ce qui nécessite la recherche de la plus grande efficacité au travail. 3/25
Harmut Rosa n'est bien sûr pas le premier à théoriser l'accélération technique, car comme nous l'avons vu dans le thread précédent, celle-ci est déjà formulée au XIXe siècle, siècle du « Progrès » par excellence.
Ainsi, en 1843, Heinrich Heine voit dans l'ouverture des chemins de fer de Paris vers Rouen et Orléans l'avènement d'une « nouvelle ère ». « Par les chemins de fer, l'espace est anéanti […] Je crois voir les montagnes et les forêts de tous les pays marcher sur Paris. » 5/25
La deuxième forme d'accélération selon Hartmut Rosa est l'accélération du rythme (ou du tempo) de la vie : les individus ont tendance à avoir des vies de plus en plus remplies, ce qui suscite chez beaucoup d'entre eux un sentiment d'urgence permanent. 6/25
Là encore, le constat n'est pas totalement nouveau. On le retrouve déjà chez Nietzsche, pour qui la modernité est un « prestissimo », une agitation excessive. Cependant, Hartmut Rosa souligne bien que l'accélération du rythme de la vie commence avec la modernité. 7/25
En effet, elle aurait un « moteur culturel » spécifiquement moderne : la sécularisation des sociétés. Croyant de moins en moins en l'au-delà, les individus chercheraient à profiter au maximum de leur vie présente, en s'affairant constamment. 8/25
Cette accélération, d'ailleurs, n'a probablement jamais été aussi forte qu'aujourd'hui : en témoigne l'explosion des cas de burn out et de surmenage. Le « culte de la performance » (Ehrenberg, 1991), auquel de plus en plus de gens se soumettent, aggrave les choses. 9/25
Hartmut Rosa évoque enfin une troisième catégorie d'accélération : celle du changement social, plus précisément des transformations des structures de la société. 10/25
Chacune de ces structures se complexifieraient, prenant toujours plus de ressources temporelles : c'est le moteur « socioculturel » de cette accélération. Celle-ci serait universelle et affecterait la famille, le travail, la politique, l'économie, la culture, l'éthique ... 11/25
Ces trois types d'accélération se renforceraient mutuellement, créant une « spirale d'accélération » : « l'accélération sociale de la modernité est devenue un processus autoalimentée » et engendre « en permanence plus d'accélération (...) » 12/25
De fait, quand l'accélération technique permet de dégager du temps, ce temps gagné est le plus souvent investi par de nouvelles activités, augmentant l'accélération du tempo de la vie et du changement social. 13/25
Hartmut Rosa sait bien que tout n'accélère pas uniformément. On peut tous faire le choix, dans une certaine mesure, de vivre moins vite, à l'instar des Amish. Parfois, on est même forcé de décélérer, en cas de crise économique ou, pour l'individu, de dépression. 14/25
Mais les phénomènes de décélération ne sont pour lui que « résiduels ou réactifs ». Ce ne sont que des exceptions à la règle, implacable, de la spirale de l'accélération, qui reste « une force totalitaire interne à la société moderne et de la société moderne ». 15/25
Il est difficile de faire plus pessimiste, mais il faut rappeler que Hartmut Rosa appartient à l'école de Francfort, courant de pensée dont l'un des principaux apports est la critique de l'aliénation. 16/25
Par aliénation, il faut entendre le fait de devenir étranger à soi-même, de ne pas être réellement autonome. Ce serait ce qui se passe dans la société de l'accélération, où les individus sont amenés « à vouloir ce qu'ils ne veulent pas ». 17/25
Ils veulent fondamentalement être libres, mais sont contraints à vivre dans un monde où leur marge de manœuvre est quasi nulle. La critique que Hartmut Rosa fait de l'aliénation est particulièrement radicale, car elle débouche sur le constat d'une « fin de l'histoire ». 18/25
Le fait est que l'accélération engendre paradoxalement une « immobilité fulgurante », selon l'expression de Paul Virilio : comme tout va trop vite, il est devenu pratiquement impossible de changer en profondeur l'état du monde. 19/25
Cette idée rejoint celle, déjà formulée par Max Weber, de la « cage d'acier » : le capitalisme serait un « processus gigantesque » impossible à arrêter, ayant conduit la société au stade de la « pétrification mécanique ».
On peut aussi songer à ce qu'écrivait Olivier Rey au sujet de l'accroissement démesurée de nos sociétés (la question de la croissance complétant très bien celle de l'accélération). 21/25
Hartmut Rosa considère notamment que le temps du politique est devenu bien trop lent pour rattraper celui de la société, de l'économie, de la finance ou de la technologie. Elle ne peut plus « fixer la cadence de l'évolution sociale pour façonner l'histoire ». 22/25
Le politique n'a donc plus de prise réelle sur le cours des choses. Il se réduit à des « stratégies de bricolage », à des tentatives souvent vaines de réguler des processus devenus incontrôlables. 23/25
Ici, le propos de Hartmut Rosa fait écho à celui d'Ivan Illich, pour qui « nous ne pouvons rien faire », hormis protester contre l'illusion de la faisabilité de l'histoire. 24/25
Cette thèse de la fin de l'histoire par l'accélération est fortement critiquée par Christophe Bouton, mais ayant été plus long que prévu, je laisse cette critique pour un prochain thread. À bientôt ! 25/25
La suite (une critique de l'idée de fin de l'histoire par l'accélération générale) :
La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25