Thread by @BounouaSamy

Samedi 17/09, dans le cadre des #JEP2022, j'ai donné aux Archives départementales du Nord une conférence intitulée «Face au "démon moderne" : les résistances aux pollutions industrielles dans le Nord de la France, 1810 – années 1870». Cela mérite bien un thread ! 1/30

https://twitter.com/BounouaSamy/status/1571182269745795074

Il s'agit du fruit d'une partie de mes recherches, dont l'un des objectifs est de montrer qu'au cours de la première industrialisation, les pollutions engendrées par cette dernière n’ont pas été docilement acceptées par la population. 2/30

Elles ont fait l’objet de résistances, de refus et de rejets. On ne parle pas encore de pollution (le mot appartient encore au vocabulaire religieux), mais l'idée existe : on a bien conscience que le développement industriel dégrade l'environnement. 3/30

Sous l’Ancien Régime, la régulation des «nuisances» (le terme utilisé à la place de «pollutions») se fait à l’échelle locale : les édiles cherchent à limiter la pollution en éloignant des villes les établissements potentiellement nuisibles à l’environnement et à la santé. 4/30

À partir de 1810, un décret donne un cadre national à cette régulation : les capitaines d’industrie doivent désormais demander une autorisation administrative avant de créer une fabrique. Ils sont alors nombreux à installer leurs établissements à l'intérieur des villes. 5/30

Une fois autorisée, il est très difficile de faire supprimer une fabrique qui serait trop polluante. Le voisinage peut éventuellement obtenir un dédommagement, mais il doit continuer supporter les nuisances industrielles. 6/30

Mais de quoi se plaint-on au juste au voisinage des fabriques ? Tout d'abord, de l'odeur. Les habitants associent quasi systématiquement les émanations malodorantes à un danger sanitaire, suivant en cela la théorie des miasmes. 7/30

D'après cette théorie, le mauvais air serait chargé de substances invisibles et dangereuses pour la santé. Citons un exemple parmi mille autres : le 16 juillet 1837, des propriétaires valenciennois ont soumis une pétition au sous-préfet de l’arrondissement, M. Jaussaud. 8/30

Ils s’opposent collectivement aux fumées nauséabondes et «délétères» émises par une fabrique de potasse située dans le faubourg de Paris. D'après eux, ces fumées «portent à plus d’un quart de lieu une odeur irritante, causant des suffocations, des nausées, des maux de tête». 9/30

Ce faubourg de Valenciennes est particulièrement empesté, car les plaintes sont continuelles. En juin 1842, un journal local, le Courrier du Nord, rapporte qu’il a même fallu suspendre une séance du Conseil municipal «tellement l’odeur répandue dans l’air était infecte». 10/30

Un deuxième motif de plainte est à la fois environnemental et économique, car il concerne les dommages que certaines pollutions font à la végétation et aux cultures. Ici, la principale pollution visée est celle des vapeurs acides. 11/30

Dans de nombreux cas, des agriculteurs s'opposent à la création de fabriques d'acide par crainte que leurs champs soient ravagés.

Cela dit, le charbon est aussi accusé de faire périr les produits de la terre. 12/30

En 1854, la commission roubaisienne d’hygiène et de salubrité affirme que «les légumes et les fruits ont été considérablement avariés par les inconvénients graves produits par l’épaisse fumée [de charbon] sortant [des] nombreuses cheminées.» 13/30

Mais quand on se plaint du charbon, c'est surtout pour dénoncer son caractère salissant : ses fumées et ses poussières noircissent la ville. J'en parle dans ce thread :

https://twitter.com/BounouaSamy/status/1534665345981718530

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On pourrait multiplier les exemples. Il apparaît que la pollution est bien un «démon» moderne, qui hante, salit, empuantit et contamine la société industrielle. À cause de lui, l’industrialisation n’est pas vécue pleinement comme un progrès, mais aussi comme un déclin. 15/30

Les conséquences sanitaires des pollutions industrielles seraient un signe de ce déclin. Elles sont si importantes que, selon certains médecins, elles pourraient à terme entraîner une dégénérescence physique irrémédiable. 16/30

C'est l'avis du Dr. Jean-Baptiste Dupont, qui rapporte en 1833 que, selon les anciens, les maladies qui frappent les Lillois sont plus nombreuses et plus graves qu’auparavant. S’il n’est pas sûr de la véracité de cette opinion, cette fragilité physique serait bien visible. 17/30

Les habitants des grandes villes manufacturières seraient atteints par quantité de maux (pleurésie, hépatite, rachitisme, varices, cachexie, etc.), à force de travailler «dans un lieu humide et peu aéré, ou bien dans l’atmosphère chargée de vapeurs […]» 18/30

L'insalubrité des usines, conjuguée à l'excès de travail dès le bas âge, serait ainsi responsable d’un «décroissement de la race ouvrière», selon le mot du médecin lillois Thouvenin. En 1840, à Lille, ce dernier a compté, pour 100 hommes valides, 333 qui ne l’étaient pas. 19/30

Dès lors, une question se pose : pourquoi, malgré des nuisances qui nous paraîtraient aujourd’hui insupportables, celles-ci ont de fait été tolérées ?

On peut répondre que le Nord est imprégné par la «culture de la cheminée qui fume», symbole de travail et de prospérité. 20/30

Une autre raison est qu'une partie de la population, notamment parmi l'élite économique et politique, s'est illusionnée sur la capacité de l'industrie à répondre aux problèmes que l'industrie elle-même a causés. 21/30

Concrètement, les autorités ont recommandé de construire des cheminées de plus en plus hautes et de les doter d’appareils servants à «brûler la fumée», ou «fumivores». Dans le Nord de la France, c’est surtout à partir des années 1850 que ces appareils sont promus. 22/30

Un appareil fumivore suscite beaucoup d'espoir : celui de Beaufumé, qui selon l'album de l'exposition universelle, «brûle complètement la fumée, et permet l’emploi de toute espèce de charbon, ce qui est un avantage immense pour l’industrie.» 23/30

Cette technologie est testée et n'est pas si efficace qu'on l'a dit. En 1862, l'ingénieur en chef M. Boudousquié écrit au préfet que "les avantages qu'on lui attribue sont loin d'être démontrés". Les autres appareils sur le marché font l'objet d'un constat similaire. 24/30

Malgré ces préventions, le 25 janvier 1865, le gouvernement rend obligatoire la mise en place de fourneaux fumivores dans les usines.

Cette décision permet-elle de mieux lutter contre la pollution ? Il est difficile de répondre par l'affirmative. 25/30

En effet, les plaintes demeurent abondantes. Elles peuvent même déboucher sur des affaires considérables, comme celle de la fabrique de glucose de Gœthals à Valenciennes, à l'été 1871. 26/30

Quand la population a pu donner son avis sur la mise en place de l'établissement, le 31 juillet, elle l'a fait manifestant très vivement. La presse a relayé leurs récriminations (ici L'écho de la frontière). 27/30

On craint tout de même dans le faubourg une autorisation car l’usine pourrait se doter d’un appareil fumivore. Mais même si elle pouvait se débarrasser de la fumée, l’odeur persisterait, ce qui pourrait aggraver le risque épidémique. 28/30

Aujourd'hui, nous savons que la «solution» technologique de la fumivorité est en fait un échec écologique. Elle a surtout été un moyen de faire accepter les poisons du «démon» de l’industrie, les pollutions s'aggravant dans les décennies suivantes. 29/30

Bref, on voit bien à quel point l’histoire de l’industrialisation dans le Nord est traversée par des conflits et des oppositions, à cause de ce qu'on pourrait appeler la «question environnementale».

Je m'arrête là. J'espère que la lecture vous aura intéressé ! 30/30