Un 🧵d'histoire des neurosciences, parce que pourquoi pas ? Comment on a mis en équations de l'activité électrique des neurones: quelques moments marquants ou marrants.
En 1907 Louis Lapicque publie sur le modèle "intègre et tire" (à fuite), *toujours utilisé* dans les simulations de réseaux de neurones. Ce modèle représente l'évolution du potentiel électrique de la membrane jusqu'à un seuil où le neurone émet un "pic".
1 tweet de background : une membrane de cellule est un circuit RC: la membrane c'est de la graisse (isolant) avec des canaux qui laissent passer des ions (résistance) qui ne sont pas en même concentration à l'intérieur et à l'extérieur de la cellule (ce qui fait une pile).
A l'époque on sait qu'il y a de la bioélectricité qui parcourt les nerfs pour activer les muscle; et qu'il y a un seuil de potentiel où l'action musculaire se déclenche.
Lapicque propose que ce seuil est atteint comme si on chargeait un circuit RC.
Lapicque dérive une prédiction expérimentale de son modèle : si le neurone charge de manière exponentielle comme un circuit RC, il doit y avoir une certaine relation entre la durée et l'intensité du courant injecté nécessaires à atteindre le seuil du potentiel d'action.
Lapicque veut donc tester l'effet d'un courant bref sur le potentiel d'un neurone mais n'a pas de générateur de courant qu'il pourrait mettre sur on/off rapidement, et il ne peut pas mesurer le potentiel électrique d'un neurone. Comment va-t-il faire (*suspense scientifique*) ?
Il prend un générateur de potentiel avec une grosse résistance en sortie pour générer un courant constant, relié à des fils qui vont être coupés par un système comme un pistolet: une balle coupe le 1er fil et c'est ON, puis le 2e fil et c'est OFF. C'est le "rhéotome ballistique".
Il utilise ce système sur un nerf de grenouille et le seuil du potentiel d'action est observé par... l'action musculaire.
Lapicque se plaint de l'odeur de l'explosif (fulminate de mercure) qu'il utilise pour contrôler le système 😤.
Donc Lapicque montre que l'évolution du potentiel est cohérente avec une certaine équation différentielle, sans enregistrer le potentiel 😎.
Le tradeoff entre intensité de courant et durée d'excitation pour déclencher l'action (rhéobase et chronaxie) sera aussi utile en médecine.
Mais on ne sait pas ce qui génère le potentiel d'action lui-même. Il faudra attendre qu'Hodgkin et Huxley (frère d'Aldous, famille de oufs en.m.wikipedia.org/wiki/Andrew_Hu…) enregistrent le potentiel de membrane et identifient les courants par lesquels le potentiel d'action est généré.
Après plusieurs mises au point techniques, Hodgkin et Huxley (HH) arrivent à mettre une électrode dans un axone de calamar (car 100 fois plus large qu'un neurone), ils enregistrent un potentiel d'action et le publient dans Nature en 1939.
Oui ils tapent un article dans Nature avec *deux panels* : une photo "HD" d'électrode dans l'axone et un seul potentiel d'action (quelle beauté 😍).
Pensée émue au nombre de potentiels d'action que les collègues doivent enregistrer pour publier dans Nature en 2022 😂.
Si vous avez suivi un peu l'Histoire, en 1939 c'est pas les conditions idéales, ils doivent laisser leur matos au labo à Plymouth, pendant la guerre ils doivent bosser sur des sujets militaires, et puis leur labo sera bombardé. Mais ils se retrouvent et remontent leur setup.
H&H reprennent après guerre avec l'idée d'enregistrer les courants (les ions) qui sont responsables du potentiel d'action. Pour ça ils fixent un potentiel et enregistrent des courants, ils s'aperçoivent que la résistance (oui, U=RI) n'est pas constante : des canaux s'ouvrent.
Plus précisément ces canaux ioniques s'ouvrent en fonction du potentiel de membrane : plus le potentiel augmente, plus on ouvre des canaux qui laissent entrer les ions sodium (+) qui vont augmenter encore plus le potentiel... ce feedback positif engendre le potentiel d'action ↗️
Mais HH voient que le flux d'ions sodium s'arrête et est suivi par un flux d'ions potassium (+) qui *sortent* cette fois, ce qui rebaisse le potentiel. On a donc une dynamique couplée entre le potentiel de membrane (E_M) et l'ouverture des canaux à sodium Na et potassium K 🤯
HH bloquent un des courants (en virant le sodium ou le potassium de la solution) et mesurent l'autre, à différents temps et niveaux de potentiels. Puis ils modélisent ça avec des équations différentielles (Huxley ayant bossé pendant la guerre sur la prédiction ballistique).
Maintenant pour bloquer le canal sodium on utilise de la tétrodotoxine (le poison du poisson fugu, qui est paralysant car il bloque donc... les potentiels d'action. D'ailleurs ces poissons ne le produisent pas, ils l'accumulent en mangeant des algues). fr.m.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9tr…
Pour calculer les valeurs des équations, H&H doivent intégrer numériquement plein d'équations différentielles. Initialement ils devaient utiliser cet ordinateur 1ère génération EDSAC-1 mais comme d'hab vous réservez du temps de calcul et le cluster tombe en rade (6 mois...).
Du coup ils se retrouvent à résoudre toutes ces équations différentielles à la machine à calculer 🥲 mais bon ça vaut le coup leur série de 5 papiers est mythique (1952a,b,c,d,e): c'est la base de l'électrophysiologie moderne.
D'abord ils sont déçus de pas arriver à fitter parfaitement leurs data. Ils s'aperçoivent que le fit est meilleur avec des variables à la puissance 3 ou 4 🙈: ils postulent que chaque canal est constitué de plusieurs "portes" qui le font passer en condition ouverte ou fermée.
Cette prédiction "pour la beauté du fit" sera confirmée par la structure des canaux ioniques par cristallographie (canal potassium, par MacKinnon): ils étaient bien composés de plusieurs sous-unités, les "portes" sensibles au potentiel postulées par HH.
Bien sûr l'histoire ne s'est pas arrêtée là, on a identifié d'autres canaux qui permettent aux neurones d'avoir plein de types d'activité neuronale ultra stylés : activité retardée, en bouffées, en rebond après une inhibition, résonance... canaux qu'on peut modéliser comme HH.
Ce qui est intéressant c'est qu'à chaque fois on a postulé des processus qui n'étaient pas directement observables mais avec de bonnes raisons de le faire (la puissance 3 ou 4 des fits HH était motivée) et surtout une prédiction forte sur le niveau observable.
Le genre d'idée à méditer à l'époque où l'on est capable de générer plein d'observations expérimentales en neuro, sans toujours avoir un modèle théorique en tête, que des traitements statistiques poussés ne peuvent pas forcément remplacer.
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Les mascus-fafs-réacs qui hurlent à la mention banale que "l'instinct maternel est une invention, une supercherie". 💀
Pourtant, l'instinct est une notion floue et paresseuse, que les neurosciences ont abandonnée. Il n'y a pas d'instincts, donc pas d'instinct maternel.
"L'instinct est devenu l'explication passe-partout".
"Un examen plus approfondi révèle que les "instincts" ne sont pas décrits de manière satisfaisante comme étant innés, préprogrammés, câblés ou déterminés génétiquement."
Invoquer l'instinct masque la façon dont des comportements complexes se développent selon un contexte écologique donné.
Cette citation de Kuo est toujours vraie : "les psychologues pro-instinct arrêtent leur investigation là où les psychologues anti-instinct la commencent".
La "plasticité cérébrale" ou "neuroplasticité" est présentée par des gourous comme illimitée.
Est-ce que ça veut dire que toute mention de la neuroplasticité, par exemple comme base des comportements appris et du "socio-constructivisme", c’est forcément du neurobullshit ?
👇🧵
Les discours de développement personnel et de coaching en mode "libérez votre cerveau" prétendent que la neuroplasticité permettrait de "développer votre cerveau comme vous le souhaitez" [avec un coach ou un webséminaire à 400 balles]. C'est de la pensée magique :
La neuroplasticité désigne une propriété générale du cerveau à se modifier en fonction de l'expérience vécue, de la pratique : on ne peut pas "vouloir" faire de la plasticité, et encore moins décider de sa direction. La plasticité obéit à des règles (je développe plus bas).
Débat de neuro: les fonctions cognitives sont-elles localisées dans une aire indépendemment du contexte, ou bien émergent-elles de l'interaction de tout le cerveau avec l'environnement ?
LFB défend dans cet article qu'il n'y a pas de relation (mapping) 1-1 entre une aire cérébrale et une fonction cognitive, et que le réseau d'aires impliquées dépend du contexte dans lequel le comportement est effectué.
Mais NK rappelle que 1) la plupart des articles associent plusieurs aires cérébrales à une fonction psychologique, cependant 2) certaines aires sont assez spécialisées fonctionnellement. (Et conclut que le localisationnisme est bien vivant).
L'expérience de la prison de Stanford est un exemple d'expérience ayant servi à plein d'interprétations sur la nature humaine ("mis dans certaines conditions les humains font le mal") mais le chercheur, Zimbardo, l'a complètement truquée.
Dans la prison "simulée", les participants jouant le rôle des gardiens auraient développé d'eux même des tendances au sadisme. Mais Thibault Le Texier, qui a eu accès aux archives de Zimbardo, montre que les gardiens ont été briefés par le chercheur sur la façon de se comporter.
Numéro spécial désinformation : on s'attendrait à trouver des personnes précises qui nient des données biologiques précises. Il n'y a que du vent.
Les "obscurantistes" seraient :
- Butler, Hoquet, Fausto-Sterling (sur des controverses de philo, pas des données biologiques)
- "des antiracistes qui répondent sur un blog de psychologie"
- les étudiants de Sciences Po qui n'aiment pas le cours de L. Orlando (d'après L. Orlando)
La redac cheffe de l'Express a le droit d'exprimer son opinion d'essayiste sur la philosophie de la biologie et contre les philosophes de la biologie, mais présenter ça comme si ses adversaires niaient des données biologiques c'est n'importe quoi.
Allez petit quizz de fin d'année.
Des quatres extraits de neurobullshit suivants, lequel vient d'un vrai publi-reportage ?
Pour Jean-Eudes, en utilisant des exercices de respiration, il est possible de réguler ses niveaux de noradrénaline et de développer une attitude plus agile face aux défis de la vie professionnelle connectée. La disruption, "c'est dans notre cortex cingulaire".
Reconnecter le dirigeant à sa "raison d'être", maintenir dopamine et sérotonine, sont aussi les clefs du succès. Il est acté que notre biochimie conditionne notre psychologie. Et pas l'inverse. En ce sens, Marie-Capucine intègre pleinement les apports des neurosciences.