Beaucoup de choses ont été dites sur ce fil. On reproche notamment à son auteur d'omettre l'impact de l'impérialisme occidental. C'est l'occasion de revenir sur un classique de l'histoire économique globale : «La Grande Divergence» de Kenneth Pomeranz (2000) ! 1/25
Dans ce livre, Pomeranz part du constat suivant : jusque 1800 environ, il ne semble pas que l'Europe occidentale soit beaucoup plus avancée que la Chine. L'auteur est bien sûr tributaire de ses sources et se focalisent sur quelques territoires. 2/25
Ceux-ci sont les plus riches de ces deux régions. En Europe, il s'intéresse surtout aux pays du Nord-Ouest (l'Angleterre essentiellement), et en Chine, à la basse vallée du Yangtzi (le Jiangnan, proche de Shanghaï). 3/25
K. Pomeranz remarque en premier lieu que, sur les plans économique et technologique, ces territoires ont à peu près le même niveau de développement. Par ailleurs, la propriété y est également respectée. Rien ne semble empêcher le Jiangnan de dépasser l'Angleterre. 4/25
Mais alors, comment expliquer la Grande Divergence entre ces deux régions (et plus généralement entre l'Europe occidentale et la Chine) ? Tout d'abord, rappelons que l'Europe ne part pas de rien. 5/25
Depuis le XVe siècle, les pays occidentaux se sont engagés dans l'exploration du monde et ont conquis une grande partie de ce dernier. Le Portugal et l'Espagne, puis la France, l'Angleterre et les Provinces-Unies sont les grandes puissances coloniales de l'époque moderne. 6/25
On pourrait même remonter au Moyen Âge et évoquer l'essor d'un système marchand très développé, à la fois en Méditerranée avec les Républiques italiennes et au nord du continent avec la ligue hanséatique. 7/25
Néanmoins, K. Pomeranz considère qu'on ne peut se contenter de ces explications. Celles-ci sont excessivement européo-centrées et négligent le dynamisme des pays asiatiques au Moyen-Âge et à l'époque moderne. 8/25
D'après l'auteur, les choses changent vraiment au XIXe siècle : alors que, vers 1800, le Jiangnan et l'Angleterre doivent tous deux faire face au problème de la déforestation, seule la seconde parvient à le résoudre en exploitant un nouveau combustible : le charbon de terre. 9/25
Certes, la Chine dispose aussi de très grandes réserves de charbon (elle en est aujourd'hui le premier producteur mondial), mais à l'époque, ces réserves sont difficilement accessibles : elles sont surtout situées au nord du pays, loin du Jiangnan. 10/25
En outre, c'est au XIXe siècle que l'impérialisme britannique atteint son apogée : l'Angleterre peut désormais bénéficier de millions d'hectares de terres à exploiter pour sa consommation en vivres et en matières premières. 11/25
Toujours d'après Pomeranz, ces «hectares fantômes» et le charbon de terre ont constamment nourri la machine industrielle britannique, notamment dans le secteur textile. L'Angleterre a ainsi pu écraser la concurrence et se convertir officiellement au libre-échange en 1846. 12/25
Loin du mythe libéral du «doux commerce», le libre-échange britannique est agressif et belliqueux. Dès 1839, Londres attaque la Chine pour la contraindre à libéraliser le commerce de l'opium. Deux guerres de l'opium ont lieu, en 1839-1842 et en 1856-1860. 13/25
Ces événements sont cruciaux : la Chine est désormais dominée par l'Angleterre, mais aussi, à partir du second XIXe siècle, par la France, les États-Unis, l'Allemagne, la Russie et le Japon. Au XXe siècle, l'Italie et la Belgique obtiennent à leur tour leur part du gâteau. 14/25
La thèse de K. Pomeranz est très stimulante, mais elle a des limites importantes. J'en évoquerais deux. Premièrement, on peut se demander si le charbon de terre a vraiment eu un tel poids dans la Grande Divergence. 15/25
En effet, au début du XIXe siècle, les machines à vapeur sont encore très peu efficaces. Les sources d'énergie «traditionnelles» (l'eau, le vent, le bois) et la mécanisation des métiers à tisser jouent un rôle économique plus important que le charbon (Malm, 2016). 16/25
L'industrialisation de l'Angleterre n'est d'ailleurs pas comparable à celle du reste de l'Europe, même occidentale. Les autres pays européens se tournent plus tardivement vers le charbon, surtout à partir du second XIXe siècle (Jarrige, Vrignon, 2020). 17/25
Du reste, la distance entre le Jiangnan et les réserves chinoises de charbon n'est peut-être pas un problème insurmontable. Le combustible est alors transporté par voies fluviales, parfois sur des milliers de km, vers les régions qui n'en disposent pas (Wright, 1985). 18/25
Cela étant dit, la thèse de K. Pomeranz est critiquable sur un second point, plus fondamental : il n'est pas sûr que la Grande Divergence démarre vers 1800. Pour certains historiens, l'Europe occidentale avait une large avance sur la Chine dès les années 1400. 19/25
C'est la thèse de Stephen Broadberry et al. (2015). Selon eux, au XVe siècle, le PIB par tête (approximation du revenu annuel moyen) de la Chine est bien inférieur à celui de l'Italie, de la Hollande et de l'Angleterre. L'écart ne fait ensuite que s'accentuer. 20/25
Robert Allen et al. (2011) ont également montré qu'au XVIIIe siècle, le revenu annuel d'un Londonien ou d'un habitant d'Oxford est déjà significativement plus élevé que celui d'un Pékinois ou d'un Shanghaïen. 21/25
Si ces données sont correctes, on peut dire que la Grande Divergence précède de plusieurs siècles l'exploitation massive du charbon et l'expansion coloniale européenne du XIXe. Ces phénomènes ont sans doute aggravé la Divergence, mais ils n'en sont pas à l'origine. 22/25
Que l'impérialisme européen ait accentué les inégalités de puissances entre l'Occident et le reste du monde, cela est indéniable. Mais il convient, pour finir, de nuancer le tableau : au XVIe siècle, les principales puissances impérialistes sont le Portugal et l'Espagne. 23/25
Et pourtant, ces deux pays déclinent dès le XVIIe siècle. Ils rejoignent la cour des pays riches seulement au XXe siècle, et après la décolonisation. Le lien entre l'expansion coloniale et la Grande Divergence n'est donc pas automatique. 24/25
Comme on peut le voir, il est difficile d'expliquer pourquoi l'Occident a fini par l'emporter. On ne saurait évacuer le rôle de l'impérialisme, mais on ne peut certainement pas tout réduire à l'impérialisme.
Merci d'avoir lu ! 🙂
25/25
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Cela dit, il ne faut pas attendre grand-chose de ce pseudo-penseur. J'avais fait une série de threads sur sa "philosophie de droite" pour dégonfler un peu cette baudruche :
Je voudrais ajouter un complément à ce très bon fil de @Kantinus45 : si «on appelle aujourd'hui démocraties des régimes qui furent pensés par leurs fondateurs en opposition à la démocratie», c'est parce que ces derniers avait conscience d'un problème de taille … 1/25
Un problème de taille, parce qu'il est extrêmement important (bien que négligé aujourd'hui), et plus directement parce qu'il concerne la dimension de nos sociétés. Ce problème a été évoqué par Olivier Rey dans ce livre passionnant, paru en 2014 :
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Olivier Rey fait sien la thèse de Leopold Kohr, auteur de «The Breakdown of Nations» en 1954 (récemment traduit sous le titre "L'effondrement des puissances) :
3/25
Beaucoup d'étudiants et d'étudiantes rencontrent des difficultés pour assimiler toutes les connaissances qu'ils doivent mobiliser pour l'agrégation et de le Capes. C'est l'occasion de faire un petit thread de méthodologie du fichage ! 1/30
Tout d'abord, je tiens à préciser que vais présenter ici la méthode que j'ai utilisée pour passer ces concours difficiles. Ce n'est bien sûr pas «la Méthode» absolue. Chacun peut en faire ce qu'il veut. 2/30
Selon moi, il faut éviter trois pièges : 1. résumer les manuels (cela prend bien trop de temps), 2. se perdre dans la littérature spécialisée, 3. accumuler trop d'informations. Le troisième point découle des deux autres. 3/30
Samedi 17/09, dans le cadre des #JEP2022, j'ai donné aux Archives départementales du Nord une conférence intitulée «Face au "démon moderne" : les résistances aux pollutions industrielles dans le Nord de la France, 1810 – années 1870». Cela mérite bien un thread ! 1/30
Il s'agit du fruit d'une partie de mes recherches, dont l'un des objectifs est de montrer qu'au cours de la première industrialisation, les pollutions engendrées par cette dernière n’ont pas été docilement acceptées par la population. 2/30
Elles ont fait l’objet de résistances, de refus et de rejets. On ne parle pas encore de pollution (le mot appartient encore au vocabulaire religieux), mais l'idée existe : on a bien conscience que le développement industriel dégrade l'environnement. 3/30
La critique de la valeur-travail est légitime, mais croire qu'il s'agit forcément d'une valeur de droite (voire d'extrême droite) est une erreur. Sans citer les hegeliens de gauche, même pour Marx, "le travail rend libre". Petite explication. ⤵️ 1/20
Dans un passage fameux de "L'idéologie allemande", datant de 1845-1846, Marx et Engels affirment que c'est l'extrême division du travail qui aliène l'individu, et non le travail lui-même. 2/20
Bien sûr, la division des tâches est dans une certaine mesure nécessaire, mais dans le contexte de l'industrialisation capitaliste, elle ne peut être qu'aliénante : le travailleur ne choisit ni son activité, ni la manière de la mener. 3/20
La fuite en avant dans l'accélération permanente nous a-t-elle fait sortir de l'histoire ? C'est la thèse défendue par Hartmut Rosa, dont nous avons dit quelques mots la semaine dernière. Elle est radicale et fait bien sûr l'objet de critiques. Résumons-les. 1/25
Avec Christophe Bouton (2022) on peut rétorquer que le politique n'est pas aussi impuissant que le prétend Hartmut Rosa. Il a encore une prise sur les normes temporelles (la "chronopolitique"), comme en témoigne la réduction du temps de travail ou le droit à la déconnexion. 2/25
Par ailleurs, l'idée selon laquelle le temps du politique est devenu trop lent pour rattraper celui de l'économie est contestable. Parfois, c'est l'inverse qu'on constate.