La corrida n'est pas seulement une pratique barbare. Introduite en France en 1853, c'est aussi un exemple parfait de «tradition inventée», telle que définie dans cet ouvrage majeur dirigé par les historiens Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983). 1/25
Selon Hobsbawm, une tradition inventée est une pratique «de nature rituelle ou symbolique» qui n'a que l'apparence de l'ancienneté. En réalité, elle existe depuis peu et n'est pas si «traditionnelle» qu'elle le prétend. 2/25
Certes, «la où c'est possible, elles tentent normalement d'établir une continuité avec un passé historique approprié.» C'est pourquoi les partisans de la corrida se réfère souvent à une culture taurine censée être séculaire, voire millénaire. 3/25
L’ancien torero et journaliste André Viard explique ainsi que la culture taurine est «la plus ancienne de toute». Depuis la nuit des temps, le taureau a proposé à l’homme de jouer avec lui». (On apprécie l'usage du mot «jouer»). 4/25
sudouest.fr/landes/vieux-b…
Pour renforcer l'idée d'une continuité avec le passé (souvent fantasmé), une tradition inventée comme la corrida cherche «à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition». 5/25
C'est ce qui distingue la tradition inventée de la coutume, beaucoup plus flexible, même dans les sociétés traditionnelles. En effet, la coutume n'exclut pas le changement, «à la condition d'un changement qui soit en apparence compatible avec ce qui le précède» (Hobsbawm). 6/25
De même, la tradition inventée n'est pas une simple routine ou une convention, car ces dernières n'ont pas de «fonction symbolique ou rituelle significative». Si elles sont répétées, c'est de manière pragmatique : elles sont «efficaces» et «utiles». 7/25
Certains justifient bien sûr des traditions par leur «efficacité», comme les juifs et les musulmans qui soutiennent que la consommation de porc est interdite pour des raisons d'hygiène. Mais comme le souligne Hobsbawm, ce type de justification est très faible … 8/25
car il suffirait de prouver que la consommation de porc n'est pas moins hygiénique que celle du mouton pour rendre caduque cette interdit alimentaire traditionnelle. Pour perdurer, toute tradition doit dépasser les considérations purement utilitaires. 9/25
Cela est d'autant plus vrai pour les traditions inventées, car en raison de leur relative nouveauté, elles n'ont pas passé l'épreuve du temps. La dimension rituelle, symbolique, et même idéologique, leur est essentielle. 10/25
D'ailleurs, il n'est pas anodin que les traditions inventées apparaissent surtout dans des périodes de bouleversements sociaux, d'affaiblissement, voire de disparition des vieilles traditions. Elles sont la plupart du temps un produit de la modernité, et non des archaïsmes. 11/25
Encore une fois, la corrida illustre totalement ce phénomène : elle est défendue pour «sauver» l'identité du «sud de la France» (les territoires «entre le pays d'Arles et le Pays basque, entre garrigues et Méditerranée, entre Pyrénées et Garonne»). 12/25
Si l'on en croit les défenseurs de la tauromachie, cette identité serait menacée par l'uniformisation culturelle, l'américanisation, la massification de la société, etc. Leur objectif est donc de conserver une couleur locale, une «exception culturelle». 13/25
L'argument n'est pas totalement neuf : à la fin du XIXe siècle, il s'agissait déjà de promouvoir l'«l'exception culturelle» du Midi contre l'État centralisateur, lequel entendait imposer la loi Grammont de 1850 qui interdit de maltraiter les animaux. 14/25
Si Frédéric Mistral, grand nom de la littérature provençale, a présidé la corrida de Nîmes en 1894, c'est pour des raisons purement identitaires. «Sans être partisan personnellement des courses espagnoles», écrivait-il, «j’aime tout ce qu’aiment mes compatriotes». 15/25
L'écrivain Émile Ripert, proche de Mistral, a précisé la position de ce dernier : il n'était pas un aficionado, mais «il n’avait pu se défendre de présider une manifestation où semblait engager la défense des libertés méridionales.» 16/25
On voit bien que la tradition de la corrida a été inventée en réaction à l'affirmation d'un État modernisateur et uniformisant. Plus globalement, cette tradition s'inscrit dans un identitarisme méridional qui s'est construit sur une profonde inquiétude, … 17/25
celle de voir les vieilles traditions se perdre. L'uniformisation des lois n'était pas le seul danger : l'industrialisation, l'urbanisation ou encore l'exode rural sont autant d'éléments qui ont fragilisé la transmission des pratiques rituelles les plus anciennes. 18/25
Pour reprendre les fameuses catégories de Ferdinand Tönnies (1887) : la communauté, fondée sur le groupe et sur des traditions enracinées, a laissé place à la société, qui s'appuie sur l'individu et sur sa rationalité. 19/25
Cela dit, il ne faudrait pas croire que «les formes les plus anciennes de structures communautaires et d'autorité, et par conséquent les traditions qui leur sont associées, seraient inadaptables» (Hobsbawm). La tradition du mariage prouve le contraire. 20/25
Une autre erreur serait de croire que les traditions inventées ne font que renforcer la cohésion sociale. Elles visent aussi à inculquer des croyances, des valeurs et des attitudes (cf le 5e tweet). 21/25
C'est ce que prétend faire la tradition tauromachique, car d'après ses partisans, elle véhiculerait une «philosophie» du combat et de la mort (ce serait même «trop philosophique», dixit Rafi Raucoule). 22/25
D'autres traditions inventées ont un but très différent : légitimer des institutions et des relations d'autorité. C'est le cas de l'apparat qui accompagne les cérémonies publiques de la monarchie britannique : ce rituel ne s'est imposé qu'à la fin du XIXe siècle. 23/25
Bref, on ne saurait défendre la corrida au motif qu'elle est «traditionnelle». Et même si c'était vraiment une tradition millénaire, l'argument d'historicité est toujours un sophisme : ce n'est pas parce qu'une chose est ancienne qu'elle est bonne. 24/25
Toutes les traditions (récentes ou non) ne sont pas mauvaises. Beaucoup sont même nécessaires, mais la corrida n'est à mes yeux que la ritualisation arbitraire et folklorique d'un odieux massacre, que nos descendants peineront à comprendre. 25/25

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Nov 24
Je suis totalement d'accord avec @picharbonnier Affirmer, comme le font les long-termistes, que la priorité numéro 1 est de réduire la probabilité que l’humanité disparaisse, c’est un très bon moyen de s’aveugler sur toutes les catastrophes actuelles, même les plus graves. 1/15
J’ai évoqué le long-termisme dans ce thread, à partir d'un article d'Émile Torres (@xriskology), si cela vous intéresse : 2/15
Bien sûr, les long-termistes ont beau jeu de rétorquer qu’ils prennent au sérieux le risque climatique. Seulement, ajoutent-t-ils, ils s’intéressent aussi aux «risques existentiels», lesquels peuvent annihiler l’humanité toute entière. 3/15
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Nov 13
Beaucoup de choses ont été dites sur ce fil. On reproche notamment à son auteur d'omettre l'impact de l'impérialisme occidental. C'est l'occasion de revenir sur un classique de l'histoire économique globale : «La Grande Divergence» de Kenneth Pomeranz (2000) ! 1/25
Dans ce livre, Pomeranz part du constat suivant : jusque 1800 environ, il ne semble pas que l'Europe occidentale soit beaucoup plus avancée que la Chine. L'auteur est bien sûr tributaire de ses sources et se focalisent sur quelques territoires. 2/25
Ceux-ci sont les plus riches de ces deux régions. En Europe, il s'intéresse surtout aux pays du Nord-Ouest (l'Angleterre essentiellement), et en Chine, à la basse vallée du Yangtzi (le Jiangnan, proche de Shanghaï). 3/25
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Nov 5
L'une des choses les plus agaçantes avec les racistes, c'est que la plupart d'entre eux n'assument pas leur racisme en public. 1/3
Et pourtant, Julien Rochedy défend bien l'inégalité entre les races sur la base d'arguments pseudo-scientifiques : 2/3
Cela dit, il ne faut pas attendre grand-chose de ce pseudo-penseur. J'avais fait une série de threads sur sa "philosophie de droite" pour dégonfler un peu cette baudruche :
3/3
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Nov 4
Je voudrais ajouter un complément à ce très bon fil de @Kantinus45 : si «on appelle aujourd'hui démocraties des régimes qui furent pensés par leurs fondateurs en opposition à la démocratie», c'est parce que ces derniers avait conscience d'un problème de taille … 1/25
Un problème de taille, parce qu'il est extrêmement important (bien que négligé aujourd'hui), et plus directement parce qu'il concerne la dimension de nos sociétés. Ce problème a été évoqué par Olivier Rey dans ce livre passionnant, paru en 2014 :
2/25
Olivier Rey fait sien la thèse de Leopold Kohr, auteur de «The Breakdown of Nations» en 1954 (récemment traduit sous le titre "L'effondrement des puissances) :
3/25
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Oct 29
Beaucoup d'étudiants et d'étudiantes rencontrent des difficultés pour assimiler toutes les connaissances qu'ils doivent mobiliser pour l'agrégation et de le Capes. C'est l'occasion de faire un petit thread de méthodologie du fichage ! 1/30
Tout d'abord, je tiens à préciser que vais présenter ici la méthode que j'ai utilisée pour passer ces concours difficiles. Ce n'est bien sûr pas «la Méthode» absolue. Chacun peut en faire ce qu'il veut. 2/30
Selon moi, il faut éviter trois pièges : 1. résumer les manuels (cela prend bien trop de temps), 2. se perdre dans la littérature spécialisée, 3. accumuler trop d'informations. Le troisième point découle des deux autres. 3/30
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Sep 23
Samedi 17/09, dans le cadre des #JEP2022, j'ai donné aux Archives départementales du Nord une conférence intitulée «Face au "démon moderne" : les résistances aux pollutions industrielles dans le Nord de la France, 1810 – années 1870». Cela mérite bien un thread ! 1/30 Image
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Elles ont fait l’objet de résistances, de refus et de rejets. On ne parle pas encore de pollution (le mot appartient encore au vocabulaire religieux), mais l'idée existe : on a bien conscience que le développement industriel dégrade l'environnement. 3/30
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