André Loez Profile picture
Dec 1, 2022 323 tweets >60 min read Read on X
Jour 1 pour #AventDesControverses #AventHistorio avec chaque jour un débat historiographique intéressant ou marquant pour la discipline. On débute avec les causes de la Grande Guerre : question classique et difficile s’il en est ! Image
Difficile pour des raisons politiques (tous les États ont cherché à rejeter les accusations d’avoir déclenché le conflit) documentaires (masses d’archives, avec des « trous ») et conceptuelles (articulation causes immédiates / profondes) ImageImage
Le traité de Versailles en désignant une responsabilité allemande (article 231) en 1919 enflamme durablement les passions, y compris chez les officiels et archivistes allemands qui trafiquent leur publication de documents diplomatiques ! Image
De superbes efforts de synthèse voient le jour (Renouvin, Albertini) mais après 1945 un consensus mou s’installe sur une guerre « inévitable », un engrenage mécanique, en raison des plans de mobilisation, ou d’une fatalité impérialiste… ImageImageImage
Jusqu’à ce que Fritz Fischer en 1961 bouleverse entièrement le débat, choquant ses collègues, par Griff nach der weltmacht (= en quête de puissance mondiale) où il exhume des docs suggérant une préméditation allemande ! Image
Le débat est relancé ; plus récemment Christopher Clark a tenté (de façon abusive, de l'avis général) de diminuer les responsabilités allemandes ; mais le gros travail bio sur les diplomates et décideurs notamment des puissances centrales a permis d’avancer de façon plus sûre ImageImageImage
Pour finir trois belles synthèses à mes yeux montrant à la fois le poids plus élevé des décisions austro-allemandes, et les conditions générales de possibilité d’un conflit européen inscrites dans une dynamique sociale, celle de la rivalité entre "sociétés impériales" (C. Charle) ImageImageImage
Parmi les ressources accessibles en ligne cet article de @19141918online, ref incontournable (+ celui sur July crisis).
À demain pour la suite (moins détaillée loin de mes spécialités) ! #AventDesControverses #AventHistorio
encyclopedia.1914-1918-online.net/article/the_hi…
Jour 2 #AventDesControverses #AventHistorio Quelle était la population des Amériques en 1492, à la veille de la conquête européenne ? Question simple, réponse très compliquée. Et lourde de sens : plus elle était élevée, plus la catastrophe démographique est énorme.
(Comme à chaque fois qu’on parlera d’une période antérieure à 1850, c’est via des lectures de non-spécialiste, si vous repérez une erreur ou simplification excessive n’hésitez pas à corriger ou compléter, plus c'est collaboratif et cordial mieux c'est :)
Comme il n’y a évidemment pas de statistiques toutes faites les chiffres ont énormément varié : 10m dans les 1930s (« low counters »), parfois jusqu’à 100m dans les 1960-70s (« high counters », plus critiques et anticoloniaux, Cook et Borah à Berkeley notamment) ImageImageImage
C’est l’estimation haute de ces "high counters" que pulvérise méthodiquement David Henige en 1998 dans Numbers form nowhere, The American Indian contact population debate. ImageImage
Henige semble être un drôle de personnage, hyper-critique, non seulement sur ce sujet mais aussi envers le recours à la « tradition orale » en histoire de l’Afrique initiée par Jan Vansina, qualifiée de "chimère" (ce qui serait sans doute l’objet d’un autre fil, passons) Image
Là où Numbers from... est intéressant c’est dans la méthode : un retour systématique sur les extrapolations de chiffres incontrôlées, à partir de sources notamment narratives pas (assez) critiquées, d’une extrême fragilité. Comment comptaient ceux dont on reprend les comptages? ImageImage
Même lorsqu’on dispose dans la 2e moitié du XVIe s de recensements faits par les Espagnols, les incertitudes statistiques sont énormes, du fait des catégories employées, de sous-évaluations possibles (pour échapper à l’impôt etc), de discordances entre sources diverses etc.
Le livre est aussi rempli d’attaques ad hominem perfides que de passages méthodo et épistémo stimulants, y compris sur bcp d’autres périodes et enjeux, comme les chiffres des barbares lors des invasions germaniques au Ve s. C'est de la pure controverse pour le pire et le meilleur ImageImage
Les critiques du livre ont été semble-t-il partagés entre saluer cet effort méthodo, et déplorer l’ "homme de paille" rhétorique qu’il combat (assez classique lors d’une controverse : se donner le beau rôle en pourfendant un savoir "dominant" qui ne l’est pas) Image
Dans les années qui ont suivi les débats se sont complexifiés en raison du raffinement croissant des méthodes d’extrapolation, des apports de l’archéo, sans qu’une synthèse unique n’apparaisse (à ma connaissance)
en.wikipedia.org/wiki/Populatio…
Des parutions récentes suggèrent pourquoi on s’écarte en tout cas des maladies comme source unique de la dépopulation des Amériques, trop "impersonnelles" pour décrire avec justesse la violence de la conquête
cf ce papier très intéressant de M. Livi-Bacci
local.disia.unifi.it/livi/pubblicaz… Image
Le débat a en tout cas des implications fascinantes et des échos pour toutes les périodes anciennes où les estimations de population reposent sur des extrapolations à partir de données fragmentaires, opérations compliquées à concevoir et à contrôler…
Mais aussi pour toutes les périodes récentes où compter (des victimes d’une guerre ou d’un massacre, des grévistes, des manifestants, des mutins… < insert your own event / period >) est une opération aussi fondamentale que difficile
Cf
jourdan.ens.fr/~mariot/hopfic… Image
Surtout quand des données de départ fragiles donnent des estimations fausses, qui donnent à leur tour chiffres employés sans la moindre précaution dans d’autres disciplines comme chez ces économistes critiqués par E. Monnet
alternatives-economiques.fr/eric-monnet/li…
On se retrouve demain pour la suite #AventDesControverses #AventHistorio avec au choix, à vous de décider. Thanks !
Jour 3 #AventDesControverses #AventHistorio aujourd'hui l'un des plus importants débats ayant animé et agité l'histoire médiévale sur des décennies : la mutation de l'an mil, ou mutation féodale
Un fil twitter ne peut prétendre en présenter les enjeux aussi je souhaite surtout indiquer quelques grandes lignes, et donner envie de lire les textes de synthèse qui le présentent (et moins j’en dis, moins je risque de me faire taper par mes médiévistes préféré-es)
Deux articles m’ont semblé particulièrement éclairants: celui de Patrick Boucheron dans Historiographies concepts et débats (@Offenstadt Folio histoire) ; celui de Christian Lauranson-Rosaz lisible en ligne
academia.edu/3515366/Le_d%C… Image
Quels sont les enjeux ? D’un côté des historiens qui dans la lignée de Duby observent une " mutation féodale" autour de l’an mil, avec l’installation d’un nouveau type de pouvoir, la seigneurie châtelaine, encadrant mieux les hommes, rupture avec le haut Moyen âge ImageImageImage
Face à ces vues, une vive opposition menée en particulier par Dominique Barthélémy au début des années 1990, insistant sur la lenteur des évolutions, la continuité des structures sociales juste "remaniées", la nécessité de relativiser la "nouvelle" violence chevaleresque/féodale ImageImage
Sans être entièrement clos le débat semble aujourd’hui passé au second plan/déplacé.
Cf
cairn.info/revue-historiq…
La périodisation du volume de Florian Mazel "Féodalités" 888-1180, tend à souligner plutôt les continuités, au détriment de lectures "mutationnistes" par exemple Image
Trois aspects me semblent donner matière à réflexion au-delà des spécialistes.
1. Les mots. Un changement de vocabulaire, l’apparition de « miles » (« chevalier ») dans les sources signifie-t-il un changement de structure sociale, l’apparition d’un nouveau groupe ?
2. La temporalité. Comment penser l’articulation des périodes entre elles ? L’an mil délimitait un "Moyen âge central" suivi du "Bas MA" après 1300-1350, aujourd’hui c’est plutôt la Réforme grégorienne/XIe s comme pivot entre 1er et 2e MA
Cf.
lycee-chateaubriand.fr/wp-content/upl… Image
3. Les espaces. On ne peut pas se demander ce qui change sans se demander où ça change, à quelle échelle. Les changements en Mâconnais sont-ils visibles en Vendômois ? Et en Catalogne ? Et en Souabe ? Exception méridionale? etc. Spatialiser la question est fondamental
Je vous encourage si possible à lire sur le sujet, tant il renvoie à une opération essentielle en histoire (mais si souvent laissée de côté dans nos timides et modestes monographies): penser, dans son ensemble, le changement social. À demain!
#AventDesControverses #AventHistorio
Jour 4 #AventDesControverses #AventHistorio retour en contempo pour le grand débat des 1970s-1980s et le "révisionnisme" en histoire de l’URSS. Je rappelle le principe de ce fil : présenter (en non-spécialiste) différentes controverses intéressantes pour la discipline
Un grand intérêt de cette controverse est de faire saisir que RÉVISIONNISME N’EST PAS UN GROS MOT. Abusivement employé en France surtout dans les années 1980 comme synonyme de négationnisme, il désigne en fait une opération normale, banale, de révision des savoirs établis
Révision de quoi ? retour en 1965 environ. La "soviétologie" suit le paradigme "totalitaire" né après la 2e GM. Associant nazisme et stalinisme, chez H Arendt par ex, il postule un état tout-puissant et une société atomisée. Conquest, Pipes, Schapiro en sont les grands noms. ImageImageImage
C’est à la fois un reflet de la guerre froide, qui conduit à faire de ces deux régimes un même repoussoir, et du primat de l’histoire politique (par manque de sources également), donnant une place exclusive au dictateur, à la propagande, à la terreur. Approche par le haut.
Dans les 1970s une nouvelle génération (et ce prisme générationnel est fondamental), moins marquée (euphémisme) par l’anticommunisme de guerre froide, déplace le regard et la clé d’explication : le stalinisme est un produit des évolutions et contradictions sociales en URSS ImageImage
(Au passage ce déplacement de l’histoire politique à l’histoire sociale du « top down » au « bottom up », en attendant le triomphe de l’histoire culturelle dans les 1990s, s’opère dans bien d’autres champs parallèlement, celui de la Grande Guerre en particulier) Image
Sheila Fitzpatrick qui fut une des principales actrices (révisionniste) de ces controverses a raconté dans la Slavic Review cette période, et la charge politique énorme qu’avaient ces prises de position. Texte +++ sur un parcours de recherche
jstor.org/stable/2765294… ImageImageImage
On peine à imaginer aujourd’hui le climat des colloques, séminaires etc. en pleine guerre froide, sa virulence : les révisionnistes qui prétendaient décrire sans juger la terreur stalinienne étaient accusés de relativiser, voire d’être complaisants, ref au nazisme à l’appui Image
La controverse n’est pas résolue (comme tant d’autres) par un lent oubli mais par un renouvellement massif des sources, l’ouverture des archives après 1990-91, qui permet de faire le tri et de valider/invalider/prolonger au cas par cas les intuitions des 2 écoles. Sabine Dullin : Image
Pour prolonger je recommande un texte très bref et accessible de Sabine Dullin, un TB @Coll_Quesaisje de @Ducoulombier_R et une exploration fouillée et appuyée sur la notion kuhnienne de paradigme, par Sheila Fitzpatrick

sciencespo.fr/histoire/sites…

jstor.org/stable/4502285… Image
Aujourd’hui c’est un champ d’une extraordinaire vitalité et activité (cf nombreux épisodes de @parolesdhist) et j’espère que ça vous donnera envie de vous y plonger. RV demain pour la suite (en Grèce antique) #AventDesControverses #AventHistorio Image
Jour 5 #AventDesControverses #AventHistorio une controverse fameuse en histoire grecque: la Paix de Callias de 449 av NE a-t-elle existé? pour ne pas oublier qu’une part fondamentale du travail historien consiste tout simplement à établir des faits. Ce qui est parfois compliqué…
Posons le décor : après la victoire des Grecs coalisés contre le vaste empire perse lors des guerres médiques, finalisée en 479 av NE (bataille de Platées), les Athéniens dirigent une alliance appelée "Ligue de Délos" qui poursuit la lutte contre les Perses pendant des décennies ImageImage
Jusqu’au milieu du Ve siècle av NE, nous disent plusieurs auteurs anciens, lorsqu’intervient la paix de Callias (du nom du négociateur athénien) qui met fin aux hostilités, par une répartition territoriale. Lisons Diodore de Sicile (12.4) dans une traduction ancienne Image
Seuls petits problèmes :
*Diodore écrit de seconde (3e?) main environ 400 ans après les faits
*Un historien du IVe s., Théopompe, dit explicitement dans un de ses fragments que c’est un faux
*l’historien le + proche et théoriquement le plus fiable, Thucydide, n’en dit pas un mot
Une situation frustrante qui a fait naître des dizaines d'articles, et des trésors d’ingéniosité et d’efforts argumentatifs chez les antiquisants, pour ou contre l’authenticité de la "paix de Callias", sur une base documentaire ultra-réduite et contradictoire. Donald Kagan : Image
D’autant que les implications ne sont pas minimes : loin d’être un détail ponctuel, l’existence ou non de cette paix athéno-perse engage toute l’interprétation de l’impérialisme athénien au Ve s av. S’il y a une paix avec les Perses, l’alliance athénienne perd sa raison d’être… Image
Comment malgré un corpus de sources inchangé depuis plus de deux siècles (même si on peut toujours espérer une miraculeuse découverte épigraphique) peut-on malgré tout avancer dans une telle controverse apparemment insoluble ? Comment un consensus minimal a fini par se dégager ? Image
Comme toujours, par d’opiniâtres efforts de critique documentaire et de contextualisation (coupés à une moindre croyance en l’infaillibilité de Thucydide). Cela vaut la peine de lire les discussions serrées, techniques, du grand Ernst Badian
jstor.org/stable/630067 ImageImage
Un intérêt pour moi de la controverse : nous rappeler les inégalités documentaires entre périodes. Imagine-t-on les contemporanéistes discuter de l’existence des accords de Genève, les modernistes de la paix de St Germain ou les médiévistes de la réalité du traité de Brétigny ?
En parlant de MA cela rappelle un autre débat sur une datation quasi indécidable, le baptême de Clovis. Lire Bruno Dumézil permet de voir comment un historien peut brillamment proposer une solution raisonnable en l’absence de certitudes du fait de sources ambiguës/lacunaires Image
La controverse sur la paix de Callias résume bien une vertu de l’histoire à mes yeux : modestie (on ne sait pas tout, pas parfaitement) et ténacité (on fait tous les efforts possibles pour savoir "comment les choses se sont réellement passées"). À demain ! #AventDesControverses
* un mini ajout pour indiquer que les renouvellements historio du côté de l'empire perse, importants en général pour dépasser l'athénocentrisme / hellénocentrisme, n'ont pas produit ici d'effets décisifs. cf. Pierre Briant ("si traité il y eut jamais" p575) et John O. Hyland ImageImageImage
Jour 6 #AventDesControverses #AventHistorio
Aiguisez vos katanas : la controverse du jour est saignante. Le cliché culturaliste est voulu puisqu’on parle de l’armée impériale japonaise (1931-1945) et de ses violences, en lien avec le livre de Jean-Louis Margolin
Paru en 2007, L’armée de l’empereur connaît un franc succès, recevant le prix Augustin-Thierry, passant en poche dès 2009. Des historiens comme le sinologue Alain Roux saluent un livre "nécessaire" et "indispensable", tant il dévoile de crimes méconnus
persee.fr/doc/etchi_0755… ImageImage
Le livre et son succès relèvent de plusieurs logiques. (1) un auteur, JL Margolin, aux positions tranchées sur des q° sensibles (livre noir du communisme). (2) la "redécouverte" depuis les 1990s des violences extrêmes de l’armée japonaise, via le livre d’I. Chang en particulier ImageImage
(3) un tournant culturaliste plus général en histoire et en particulier des études sur la guerre, qui fait relier actes de violences et "cultures" spécifiques. JL Margolin parle ainsi (!) de "La zone d’ombre qui réside – à dose évidemment variable – en chaque Japonais". Extrait : Image
Or c’est là que le bât blesse. Dans un CR publié comme éditorial de la revue Cipango sous le titre "Le succès de L’armée de l’empereur : un symptôme", Arnaud Nanta démonte méthodiquement le livre, en partant d’un constat implacable : Margolin ne connaît aucune langue asiatique… ImageImage
Le long texte mérite d’être lu pour un exposé exhaustif des erreurs, surinterprétations, contresens et simplifications qui en résultent ; voir aussi (abonnés) la recension sévère de Christian Henriot dans le @ejoeas
journals.openedition.org/cipango/361

brill.com/view/journals/…
Il est à noter que JL Margolin ne considère pas sa position comme indéfendable et qu’il use régulièrement du droit de réponse (dans Cipango, dans Vingtième siècle…) ; peut-être le fera-t-il sur ce fil twitter
cairn.info/revue-vingtiem… Image
Ces "réfutations" relèvent toutefois de la tactique d’écriture du livre, où on trouve tout et son contraire, ce qui ménage à l’auteur des "possibilités de repli" comme l’a bien montré A. Nanta, n’enlevant rien au caractère grossier de ses erreurs et méthodes, cf C. Henriot ImageImage
Quelques pistes pour finir, au-delà de ce livre désormais pour l’essentiel discrédité. D’abord pour penser les violences de guerre au-delà du culturalisme (s’ils tuent, c’est leur culture), l’article classique de N. Mariot sur 14-18 et Browning-Goldhagen
cairn.info/revue-geneses-…
Ensuite pour redire l’importance de connaître les langues des gens ou périodes qu’on étudie – cela devrait être banal et normal mais cet épisode montre que cela ne l’est pas. On ne saurait trop conseiller l’article "langues" de @CamiLefebvre sur le sujet
lib.isiaccess.com/process/reader…
Enfin pour constater que tout ceci relève aussi de la logique du "coup" éditorial où, en semblant produire le 1er livre (en français !) sur un "créneau", on capte l’attention en rendant invisible le travail patient et méthodique de prédécesseurs nombreux (et locaux).
Aussi pour vous ouvrir l'esprit, vers l'historio japonaise par ceux et celles qui la connaissent vraiment, voir l'encyclopédie (en ligne!) des historiographies
books.openedition.org/pressesinalco/…
et ces super petites vidéos de N Kouamé

A demain ! #aventdesControverses
J'ajoute un très bon et très percutant CR d'Emmanuel Lozerand, et un coucou à @EvelyneLesigne qui pourra compléter ou corriger au besoin 🙏journals.openedition.org/elh/874?lang=en Image
Jour 7 #AventDesControverses #AventHistorio
Comment interpréter la mort du capitaine James Cook à Hawai’i, sur la plage de Kealakekua, le 14 février 1779 ? La controverse est fameuse pour les anthropologues, elle relève aussi du travail historien Image
La mort de Cook figure au cœur de plusieurs travaux du grand anthropologue Marshall Sahlins, dont le Pacifique fut le terrain de thèse, et qui a couplé à sa connaissance ethnographique de terrain une minutieuse lecture des sources d’époque, témoignages britanniques en particulier ImageImage
En s’appuyant sur sa connaissance des croyances polynésiennes, il montre que l’arrivée des navires de Cook en janvier-février 1779 a pu être comprise comme la présence du dieu de la fertilité Lono, par une extraordinaire coïncidence du calendrier et un "malentendu productif" Image
S’ensuit une série de péripéties, dans une fascinante tension entre le rituel préexistant et l’imprévu de ces Européens. Le trouble devient dispute quand les navires de Cook reviennent après un "faux départ" : pour conjurer le retour néfaste du dieu, Cook est tué et dépecé Image
Mais l’interprétation « mythique » de Sahlins (Cook a été tué car on le pensait dieu – pour simplifier) est contestée par toute une série de savants, faisant naître une controverse aussi intéressante que productive Image
Première ligne de critiques : comment savons-nous quel rituel était pratiqué en 1779 ? par des recueils ultérieurs de témoignages (missionnaires notamment), or cette collecte n’est-elle pas justement "contaminée" par la présence européenne postérieure à la mort de Cook ?
Seconde ligne, celle de Gananath Obeyesekere (1992): inscrire la mort de Cook dans les croyances polynésiennes, n’est-ce pas exclure les "natives" du champ de la raison pratique, comme si même des "indigènes" n’étaient pas capables de différencier un homme et un dieu ? Image
Sahlins a répondu défendant son interprétation, son usage des sources, et plus généralement sa position scientifique dans ce qui est devenu un débat + large de sciences sociales sur l’européocentrisme, l’universalisme, les liens anthropologie-colonisation (TB résumé par F Weber) ImageImage
Voilà résumée à grands traits une controverse inscrite dans un mouvement plus général de re-symétrisation (ça se dit ?) en histoire du contact colonial, illustré, entre autres, par les livres de Nathan Wachtel, Romain Bertrand, Camille Lefebvre… ImageImageImage
Une entreprise aussi importante que difficile à réaliser compte tenu des asymétries documentaires (sources européennes prédominantes), et de la fine ligne de crête interprétative, entre comprendre les croyances des "autres" sans les assigner arbitrairement à cette altérité
Pour aller plus loin on peut lire outre le long et référencé article WP en anglais l’excellente petite synthèse de @AntoineLilti (abonnés)
cairn.info/l-exploration-…

Et ce texte +long d’Isabelle Merle
hal.archives-ouvertes.fr/hal-02179931v2…

A demain pour la suite #AventDesControverses ImageImage
Jour 8 #AventDesControverses #AventHistorio
Un débat récent, et déjà célèbre : la soi-disant "brutalisation" de la Grande Guerre
Rarement terme si controuvé aura connu succès si rapide ! Quelques explications que je ne prétendrai pas neutres, mais que je chercherai à étayer...
La brutalisation est un néologisme. Absent du Littré, absent du TLF (photo), apparu seulement à la fin des 1990s (ngram). Il découle du verbe brutaliser, en lui donnant un nouveau sens : non pas "faire subir des violences à qqun" mais "rendre qqun brutal". Sens présent en anglais ImageImage
Il s’agit en fait d’une traduction et d’une importation. Le 1er à l’avoir employé dans ce sens nouveau est l’historien George L. Mosse, dans un livre de 1990, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the world wars, pour décrire la vie politique allemande sous Weimar. Image
Repéré par les deux figures montantes de l’historio de la Grande Guerre, Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, le terme et l’idée – une brutalité apprise à la guerre expliquant l’après-guerre – est importé dans le débat francophone, dès leur article programmatique de 1994 Image
Alors s’opère un des plus extraordinaires tours de passe-passe historiographiques des dernières décennies : juste après la mort de Mosse en janvier 1999, son livre est traduit en français, "brutalisation" dans le titre. Le commentaire d’Annette Becker se passe de commentaire… ImageImage
Le terme est imposé et constitue avec "consentement" et "culture de guerre" l’un des trois instruments de la grande offensive historio menée au début des années 2000, visant à imposer cette lecture de la Grande Guerre, à travers le tonitruant livre 14-18 Retrouver la guerre Image
(livre qui a rapidement reçu des critiques fortes, dans un numéro de @revue_lms en particulier, et dans un remarquable CR de Blaise Wilfert-Portal dont la parution est initialement empêchée)
cairn.info/revue-agone-20… ImageImage
Il n’est pas dans mon propos de refaire tout l’historique des controverses sur "culture de guerre" et "consentement", mais s’arrêter sur "brutalisation" a qqch de fascinant: le mot s’impose sans aucune forme de validation empirique, adossé à aucune enquête, aucun livre ou article
Cela renverse le schéma habituel des controverses : un livre marquant ou une école dominante, ensuite critiqués. Ici il n’y a pas de préalable, juste une notion non vérifiée lancée comme un slogan, et c’est seulement dans un 2e temps que des travaux de fond l’examinent
Parmi ces travaux ceux d’Antoine Prost, qui, ayant établi dans sa monumentale thèse de 1977 sur les anciens combattants que ces hommes étaient devenus dans leur grande majorité pacifiques, républicains et pour beaucoup pacifistes, ne pouvait admettre leur "brutalisation" inopinée Image
Prost chez qui Audoin-Rouzeau et Becker avaient trouvé une citation à l’appui de leur notion (un soldat revendiquant le fait d’avoir tué), et qu’il reprend en administrant une leçon de contextualisation et de critique documentaire
cairn.info/revue-vingtiem… ImageImage
D’autres réfutations ont suivi : en Allemagne chez Benjamin Ziemann et Thomas Weber, pour l’Europe entière par Robert Gerwarth, en France enfin dans la thèse de Dimitri Chavaroche (à paraître) sur les "coups de main" et la violence interpersonnelle ImageImage
Les travaux menés sur l'Allemagne,les SA et SS ont également montré que les membres de ces organisations ont effectivement été "rendus brutaux" mais pas tellement par la guerre (trop jeunes pour l’avoir vécue généralement), plutôt par la radicalisation politique sous Weimar Image
C’est la dernière critique à apporter à la "brutalisation", son caractère de généralisation insatisfaisante, gommant les nuances nationales et sociales, les vainqueurs et les vaincus, la guerre et l’après-guerre… comme la "culture de guerre" en somme ;)
Cela n’empêche pas le terme de prospérer, de circuler, de cours d’historio en manuel scolaire, de chapitres généraux en terrains distants, de façon totalement fantaisiste souvent. La circulation du mot "brutalisation" est inversement proportionnelle à sa validation empirique… ImageImageImage
Une situation de prolifération devant laquelle l’historien critique se sent un peu désemparé, et qui illustre à merveille combien dans notre discipline (et dans d’autres) la reprise de thèmes et vocables à la mode remplace parfois le patient travail de lecture et vérification…
Pour qui cela intéresse outre les textes cités j’ai discuté au micro d’ @alexjubelin de la controverse 14-18 plus généralement. Et d’autres en auront bien sûr d’autres perceptions : c’est le propre des controverses ! à demain #aventdescontroverses
entre-temps.net/les-mots-des-m…
(PS je découvre au passage qu'un collègue a intégralement pompé un de mes vieux textes sur la brutalisation, pour un truc de formation continue, sans même me citer dans la biblio, ce n'est pas très joli et si @acbesancon pouvait le retirer ce serait bien)
hg.ac-besancon.fr/wp-content/upl… ImageImageImage
Jour 9 #AventDesControverses #AventHistorio direction l’antiquité tardive, avec les causes et modalités de la "conversion de Constantin", le premier empereur romain chrétien, qui a régné entre 312 et 337 de notre ère Image
Précisons que cette "conversion" se décompose en moments distincts : on sait que Constantin a été baptisé tardivement, comme c’était l’usage alors, sur son lit de mort en 337. C’est son choix initial du christianisme en 312 (?) qui n’a cessé de fasciner et de poser problème
À cette date, Constantin est l’un des prétendants impériaux, en guerre contre un rival, Maxence, dans un empire où le pouvoir est divisé (et souvent disputé) entre différents souverains depuis Dioclétien (284-305), où le christianisme est une pratique minoritaire et illégale
Il remporte une grande victoire en 312 près de Rome, au pont Milvius : Maxence est tué, Constantin commence à régner légitimement en occident, et une législation plus favorable aux chrétiens commence à être mise en place. Voilà pour ce qui fait consensus.
Là où cela se complique, c’est pour connaître la chronologie, les formes, les raisons du recours au christianisme par Constantin à ce moment précis. Comme pour la paix de Callias (voir + haut), on est tributaire de sources antiques assez maigres, incertaines, et surtout partagées
D’un côté des sources narratives chrétiennes (Eusèbe, Lactance) explicites sur un signe divin, une conversion, une lecture miraculeuse-providentielle de la bataille: Constantin aurait eu une vision, qu’il transcrit ensuite sur le bouclier de ses soldats. Non sans contradictions.. ImageImage
De l’autre côté des sources matérielles, beaucoup plus sobres et ambiguës : sur l’arc que Constantin fait édifier après sa victoire, il est question, sans plus, de la "divinité" ; sur une monnaie frappée en 316 à Pavie, il figure devant une divinité solaire, sans signe chrétien ImageImage
Pour compliquer le débat : le clivage entre des savants chrétiens enclins à croire à la conversion sincère d’un croyant, face aux sceptiques voyant dans les choix de Constantin avant tout des calculs politiques; non sans anachronismes des deux côtés sur une "conversion" antique Image
À la différence de précédentes controverses, aux camps parfois tranchés, il s’agit plutôt d’un débat qui évolue par retouches progressives, par efforts de contextualisation, comme l’inscription de la "conversion" de 312 dans la lignée du culte solaire (= unique) attesté plus tôt
Pour le lecteur non antiquisant que je suis, il reste frappant de lire des historiens affirmer, parfois avec autorité, "Constantin pensait" ceci ou cela, avec un recours si massif à la psychologie, chez Paul Veyne en particulier dans un de ses derniers livres, au ton très étrange Image
Quitte à faire de la psychologie à partir de fragments incertains, autant le faire modestement : je préfère à tout prendre le portrait d’un Constantin banal mais probable chez Jerphagnon que des certitudes sur ses visions et ses rêves impossibles à étayer ! Image
Aujourd'hui l'approche dominante est moins psycho, plus processuelle, pour retracer les évolutions de 300 à 337 aussi bien au plan personnel (bien flou comme on voit) que dans la politique impériale favorisant, de + en +, les chrétiens, questionnant la place de ces derniers
Pour aller plus loin, un état très clair de la question (bien que daté, des collègues pourront certainement compléter) se trouve dans le chapitre cité de la "Nouvelle clio" de M. Simon et A. Benoit, sur Cairn (abonnés). À demain ! #aventdescontroverses
cairn.info/judaisme-et-le…
En attendant le fil du jour #AventDesControverses je vous suggère de lire celui-ci où @BounouaSamy explique très clairement les enjeux du débat autour du « décollage » européen au XIXe et la « grande divergence » (© Pomeranz) avec la Chine
Jour 10 #AventDesControverses
Aujourd’hui un débat « macro » de grande portée, bien qu’un peu oublié me semble-t-il : quand les modernistes discutaient de la « crise générale du XVIIe siècle » au milieu du XXe siècle
En 1953 Roland Mousnier publie son volume de l’Histoire générale des civilisations où il met l’accent sur une crise du XVIIe siècle Image
L’année suivante, Eric Hobsbawm publie deux articles dans @PastPresentSoc sur la "crise générale" de l’économie européenne au XVIIe siècle, qu’il voit comme le moment clef de la transition du "féodalisme" au "capitalisme", au cœur de son questionnement marqué par le marxisme ImageImage
Idée discutée en 1959 par Hugh Trevor-Roper dans la même revue, mais sous un autre angle. Il n’est pas marxiste et ne voit rien de proto-capitaliste dans la période ; la crise s’explique par des causes socio-politiques, l’affirmation monarchique vs les noblesses ImageImage
Les tenants de causes éco à la crise générale du XVIIe s. ne désarment toutefois pas, leurs discussions sont enrichies par la théorisation croissante des cycles économiques (phase A vs phase B etc), par les travaux sur les prix (liés à l’afflux de métaux précieux des Amériques)…
Et par la prise en compte d’un facteur climatique : le fameux "petit âge glaciaire" du XVIIe siècle que beaucoup voient comme le facteur premier du retournement de conjoncture après un "beau XVIe siècle", suite notamment au livre de Le Roy Ladurie (1967) Image
À ce stade il me paraît intéressant de noter que la controverse reflète également les caractéristiques du milieu historien à cette période, avec TRÈS PEU de chercheurs susceptibles d’entrer dans le débat. Hobsbawm sur ce tout petit monde : Image
…après tout Hobsbawm n’est pas 17èmiste ! mas cela ne l’empêche pas d’ouvrir la discussion. On remarque aussi un relatif cloisonnement, du côté français : Le Roy Ladurie écrit un long article en 1976 sur "la crise et l’historien" sans citer une seule fois les textes anglais Image
Un remarquable état du débat et des questions alors posées – redoublées certainement par l’irruption de la "crise" au présent avec le choc pétrolier de 1973 – est publié dans @AnnalesHss en 1979 par le grand braudélien Immanuel Wallerstein

persee.fr/doc/ahess_0395…? ImageImage
Il montre parfaitement les enjeux qui lient la périodisation de la "crise", sa mesure (prix, démographie, salaires), et son interprétation. Recommandé chaudement à qui veut mesurer combien, à l’époque, on affrontait de "grandes questions" (cf "an mil", 3e fil de cette série) Image
Au même moment (1978) paraît le livre collectif The General Crisis dirigé par Lesley Smith et Geoffrey Parker (LE Geoffrey Parker, celui de la "révolution militaire", dont on parlera peut-être). Il est jusqu'à aujourd'hui le principal défenseur de l’idée de crise (livre de 2008) ImageImage
Mais ! Comme il arrive souvent, à mesure que la profession connaît une croissance numérique, et que les études se font + nombreuses et + fouillées, le modèle général d’une crise a été grignoté, entamé, par une série de "en fait, c’est plus complexe", "pas dans telle région", etc.
Voici par exemple Jan de Vries expliquant que le "petit âge glaciaire" n’a pas forcément affecté la Hollande, elle-même pas vraiment touchée par une crise, bien au contraire
persee.fr/doc/ahess_0395…?
Plus on se penche sur cette "crise", moins on la voit : au début des 1980s personne ne s’accorde plus vraiment sur une périodisation, une liste de causes ou d’exemples. Un mot passe-partout, comme le dit non sans ironie N. Steensgaard dans le volume de Parker & Smith Image
De nos jours la controverse est à la fois éteinte et déplacée : éteinte parce que les modernistes "européens" ne l’utilisent plus (à ma connaissance) ; déplacée parce que le livre de Parker (2008) fait toujours réfléchir en lien avec changement climatique & histoire globale Image
En guise de bilan je vous suggère de lire l’excellent (et long) article de synthèse de Jan de Vries sur "la crise générale 50 ans plus tard" qui sauve quelque peu l’idée, et comporte des réflexions plus larges sur la périodisation en histoire
jstor.org/stable/4026365…
Il est à noter enfin que cette idée d’une crise générale reconfigurant économie, rapports sociaux, états, dans une brève période, a pu être réactivée pour d’autres périodes : crise générale du XXe siècle pour Arno J. Mayer par exemple (dans un livre par ailleurs dépassé)… Image
…ou encore la "great turbulence of midcentury" décrite au chapitre X de Jürgen Osterhammel pour 1848-1870 avec révolutions, guerres européennes, guerre civile US, révolte des Cipayes, Taiping…
Ample matière à réflexion !
Bonnes lectures et à demain ! #AventDesControverses Image
Jour 11 #AventDesControverses
L’Ancien régime, société d’ordres (noblesse / clergé / tiers état) ou société de classes ?
Autre débat fondamental des modernistes, français en particulier, dans les années 1960-1980. Roland Mousnier vs Ernest Labrousse. Image
Comme on est dimanche 😴 je vais tricher un peu, et me contenter renvoyer à un excellent article de Deborah Cohen dans Historiographies vol. II. qui montre parfaitement les enjeux, et l’arrière-plan marxiste de la discussion du côté de Labrousse et de ses élèves ImageImageImage
Non sans dire l’importance de la question, pas seulement pour les modernistes : faut-il décrire une société avec ses propres mots et catégories, ou employer des concepts qui lui sont extérieurs / postérieurs ? Lire Antoine Prost reste fondamental sur ces enjeux… Image
…qui rejoignent l’opposition emic / etic théorisée en linguistique puis en sciences sociales depuis les années 1950
persee.fr/doc/hom_0439-4…
Bonnes lectures et à demain, pour un fil plus nourri ! #AventDesControverses
Jour 12 #AventDesControverses Retour à l’histoire contemporaine, avec le bombardement atomique d’Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Un événement d’une telle portée militaire et morale qu’il n’a cessé de susciter des interrogations, pas seulement chez les historien-nes… Image
Pour l’histoire, un très vif débat est intervenu en particulier lors du cinquantenaire en 1995, polarisé autour de plusieurs questions complémentaires : est-ce la bombe qui a fait capituler le Japon ? et, si non ou pas sûr, le bombardement était-il justifié ? (est-ce un crime?) Image
(je signale au passage ce livre très intéressant de Thomas Hippler qui questionne brillamment les logiques politiques, sociales, impériales du bombardement aérien, pas seulement atomique – plus de morts à Tokyo en mars 1945 avec des bombes "classiques" d’ailleurs) Image
Pour Hiroshima et Nagasaki, initialement la décision de bombarder est peu questionnée : on considère que Truman a fait le "bon choix" dans la mesure où l’alternative aurait été une invasion terrestre du Japon ultra coûteuse en vies, prolongeant inutilement la guerre en Asie Image
Ce consensus est remis en cause dans les 1960s, en lien avec la montée d’une pensée critique dans les universités US (contexte du Vietnam aidant). En 1965 Gar Alperovitz publie Atomic Diplomacy : le Japon était sur le point de se rendre, la bombe a servi à impressionner l’URSS ImageImage
De nouvelles sources renforcent cette position dite "révisionniste" dans les 1970s-1980s, soulignant aussi le racisme anti-japonais des dirigeants US et leur crainte d’une irruption soviétique dans la région, le tout synthétisé dans un nouveau livre dirigé en 1995 par Alperovitz Image
Une part du débat se focalise, avec d’intéressantes implications historio (reconstruire les perceptions du futur dans le passé) sur les estimations de pertes en cas d’invasion : les EU pensaient-ils vraiment que cela coûterait 0,5m de morts ? Plutôt 50.000 pour Bernstein & co… ImageImageImage
Des arguments à leur tour contredits, en revenant aux archives gouvernementales US et japonaises notamment, par une série de livres comme ceux de Robert James Maddox, et d’autres "anti-révisionnistes", rappelant aussi le coût humain énorme des campagnes insulaires début 1945 ImageImageImage
À ce stade comme l’explique très bien J. Samuel Walker dans l’article sur lequel je m’appuie principalement ici, aucun des deux "camps" n’a d’arguments décisifs, sans doute parce que de fait les décideurs US et japonais de l’époque étaient partagés, incertains, pris par l’urgence Image
Signalons que le ton du débat dérape parfois sévèrement, la controverse française sur 14-18 semble une discussion feutrée par comparaison 😂 Image
Un renouvellement important vient – comme souvent on l’a vu – d’un déplacement géographique : dépassant l’obsession pour la prise de décision US, on comprend mieux les logiques internes au Japon, la position de l’empereur Hiro-Hiro, grâce à Herbert Bix ou Tsuyoshi Hasegawa ImageImage
Ce dernier montre l’importance de l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon, ajoutant à la complexité de la question, puisque ce sont les intentions et perceptions de 3 États (avec divergences internes, politiques vs militaires etc.) dans un temps très bref qu’il faut soupeser
Ce difficile effort de synthèse est fort bien réalisé en français par @PierreGrosser dans son superbe livre sur l’Asie, aussi je conclus par un extrait, vous conseille de le consulter, vous souhaite bonne lecture et à demain ! #AventDesControverses
cairn.info/histoire-du-mo… ImageImage
EDIT un article encore plus récent et en accès libre de @PierreGrosser qui synthétise les enjeux.

theconversation.com/les-bombardeme…
C'est à mes yeux un bon exemple de controverse relativement indécidable (en raison de la multiplicité des pièces en mouvement) mais productive (en termes de travail sur les sources, sur les données du choix à l'époque, le décloisonnement géo...). La controverse a des vertus !
Mieux vaut Cathares que jamais : un complexe débat autour de l’hérésie chez les médiévistes pour ce jour 13 de l’ #AventDesControverses
Tellement pointu que je ne me hasarderai pas à trop détailler préférant comme toujours ici essayer de réfléchir à ce que la controverse dit des façons de pratiquer la profession historienne, de ses évolutions, des changements dans les modèles explicatifs et interprétatifs
Comme souvent, la controverse est infiniment complexe dans ses détails, mais lisible dans ses grandes lignes.
Je résumerais ainsi: du conditionnel et des guillemets. À ma gauche, un livre où les cathares existent; à ma droite, un livre où le doute est de mise. Que s’est-il passé? ImageImage
Cela fait longtemps qu’on étudie les hérésies médiévales, qu’elles passionnent et fascinent, notamment pour leur fin souvent tragique. Et dans le contexte marqué par le marxisme des 1950s-60s déjà rencontré, on s’est demandé si elles étaient l’expression d’une lutte des classes… ImageImage
À partir des 1980s toutefois, sous l’impulsion notamment de Robert Moore (The Formation of a Persecuting Society paru en 1987) l’attention se porte sur la *fabrication* de l’hérésie par l’Église, au moment de sa grande affirmation des XIe-XIIe siècles. Image
Pour résumer le renversement de perspective que cela ouvre : ce ne sont pas les hérétiques qui ont défié l’Église, mais c’est l’Église qui a inventé les hérétiques ! Les "cathares" ne sont pas un groupe social réel doté de croyances propres, mais une étiquette et un soupçon
Cela coïncide avec un mouvement de réévaluation plus général (déjà évoqué cf jour 3) de la "Réforme grégorienne", cette transformation complète de l’Église médiévale, à la fois "purifiée", mieux séparée des laïcs, dotée de + d’autorité à travers la figure du pape (F. Mazel et al) ImageImage
On relit dès lors les textes des clercs et des inquisiteurs qui ont évoqué les "hérésies" des années 1000-1200, non pour décrire les "hérétiques" dont la voix est de toute façon inaudible, mais pour comprendre le jeu de références bibliques/patristiques mobilisé pour les dénoncer
Non sans difficulté pour démêler les choses, car la même Réforme qui tend à réprimer (en les désignant) des "hérétiques" suscite *aussi* des aspirations à la rénovation, la purification, la transformation de l’Église… au risque d'une transgression désignée comme "hérétique"!
S’agissant des cathares, ces prétendus hérétiques du Midi aux croyances "dualistes" (bien vs mal), ce travail est fait en particulier par Monique Zerner et Jean-Louis Biget à travers une série d’ouvrages patients et marquants ImageImage
Ce nouveau schéma interprétatif bien plus incertain – fruit sans doute du basculement maintes fois décrit de l’histoire sociale à l’histoire culturelle, avec une réflexivité accrue sur les catégories et les mots des acteurs – ne va toutefois pas de soi pour les "cathares"
Car ces derniers, avec leurs châteaux splendides et leur fin tragique, continuent de fasciner localement, de faire l’objet d’appropriations régionalistes. Comment comprendre autrement que soit encore réédité en 2010 (!) le QSJ périmé de l’historien biterrois Fernand Niel (1955)? ImageImage
Sans oublier le potentiel ésotérique / héroïque dans la culture populaire, ni la manne touristique associée pour le département de l’Aude notamment, "terre cathare", qu’il ne serait pas évident de déconstruire… ImageImageImageImage
Le doute s’impose toutefois. Sur la page WP ; dans les manuels ; dans les titres des ouvrages spécifiques, comme ces colloques récemment publiés avec un titre presque exactement identique (bien que radicalement opposés dans leurs perspectives, les 1ers attaquant les seconds) ImageImageImage
À l’occasion de ces basculements, une part de la controverse est devenue méta-controverse : on ne s’interroge plus sur les "cathares" mais sur la façon dont les historiens du XIXe ont fabriqué eux aussi les "cathares". Je recommande l’article de Pegg qui ne mâche pas ses mots ! ImageImageImageImage
Au final vous pourrez lire de très claires mises au pont dans @maglhistoire 430 (2016) et je renvoie aussi à l’article "hérésie" de Monique Zerner dans le DROM, qui même s’il date désormais, n’a pas vieilli dans sa conclusion: "il y a hérésie là où l’Église veut la faire exister" ImageImageImageImage
Je m’arrête là laissant des médiévistes compléter / corriger au besoin, en restant fasciné par cette controverse qui a rendu l’appréhension du réel meilleure, mais instable, précisément parce qu’on cerne mieux l’écart entre les sources et le réel. À demain ! #AventDesControverses
Retour dans l’antiquité pour ce jour 14 #AventdesControverses avec un sujet âprement disputé, celui des sacrifices d’enfants dans la civilisation punique, en particulier à Carthage. Un motif qui a inspiré une durable fascination artistique, chez Flaubert, D’Annunzio ou même Alix ImageImageImageImage
3 éléments y renvoient:
1) textes bibliques mentionnant des sacrifices d’enfants dans des lieux dits "Tophet"
2) textes gréco-romains attribuant explicitement cette pratique à Carthage
3) fouilles menées à partir de 1921 à Carthage , avec découverte de restes d’enfants consumés ImageImageImageImage
Le grand sanctuaire de Carthage fouillé à plusieurs reprises a ainsi été appelé Tophet, de même que d’autres sites puniques comparables, et on débat depuis un siècle de la réalité de tels sacrifices. Enfants vivants ou déjà morts ? Tués pour l’occasion ou "simplement" incinérés ? Image
Parmi les arguments plaidant pour l’idée d’un "cimetière" d’enfants plus que d’un lieu sacrificiel figure le fait que seuls des auteurs extérieurs à Carthage l’ont évoqué ; et l’ambiguïté du matériau archéologique, telle cette "stèle du prêtre" tenant un enfant (musée du Bardo) Image
Ambiguïté qui a suscité un débat très technique dans la revue @AntiquityJ à propos des ossements, de leur distribution statistique, de l’âge supposé des enfants, résumé dans ce TB papier très bien illustré (la carte en provient) d’Adriano Orsingher
asor.org/anetoday/2018/… ImageImage
À elle seule, cette discussion pointue n’a pas tranché le débat – et de fait ce n’est quasiment jamais le cas, l’histoire restant une science argumentative et interprétative, où des données techniques doivent être reliées à un raisonnement d’ensemble cohérent pour être probantes
C’est ce qui ressort de cet excellent texte (à mes yeux de non-spécialiste évidemment) de quatre chercheurs-ses (dont @josephinequinn auteure d’une synthèse traduite récemment) plaidant plutôt pour le sacrifice …phinecrawleyquinn.files.wordpress.com/2017/12/xellaq… ImageImage
Leur façon de proposer une résolution de la controverse me semble éclairante.
1) ils-elles engagent à tenir compte de l’ensemble de la doc = les os certes, mais aussi les textes, et les inscriptions puniques, dont des dédicaces qui indiquent des offrandes plus que des sépultures Image
2) Ils-elles lisent de façon critique les sources gréco-romaines, trop souvent écartées d'un revers de main, montrant (argument fort à mes yeux), que la mention de sacrifices existe y compris dans des contextes non hostiles à Carthage Image
3) ils-elles plaident pour un traitement symétrique des données, en comparant différents sites puniques, en rappelant que l’infanticide /le sacrifice humain sont attestés dans l’antiquité, pas seulement à Carthage, et que l’absence d’enfants dans les cimetières n’est pas probante Image
En conclusion je remercie @EurydiceSophie d’avoir attiré mon attention sur ce débat, et je trouve merveilleux d’arriver à en comprendre les termes même aussi loin de mon domaine de compétence : l’unité des méthodes en histoire n'est pas un vain mot!
À demain #Aventdescontoverses
Jour 15 #AventDesControverses
Aujourd’hui j’évoque un débat très récent au sein de la profession, en légère ébullition après la publication d’un texte bref et provocateur dû à Jo Guldi (historienne de la GB) et David Armitage (historien des idées et de l’empire)
Publié en version papier et en ligne en 2014, The History Manifesto de G&A ne cache pas sa volonté de provoquer, en parlant d’ "appel aux armes" et en adoptant le titre et la rhétorique du Communist Manifesto de Marx et Engels en 1848 !
historymanifesto.cambridge.org ImageImage
Le projet est intellectuel et politique.
Il s'agit d'un triple constat, et d'une double réponse.
Constats: l’histoire est en crise; elle a perdu l’oreille des décideurs; les défis sont pourtant énormes (climat, inégaltés…)
Réponses: une approche de longue durée; via le big data Image
Le texte de 120p environ est étrange et piquant, il alterne entre des diagnostics inquiets et souvent justes sur l’état du monde et les urgences à affronter, et des généralisations simplistes ou infondées, sur l’histoire qui aurait collectivement tourné le dos à la "longue durée" ImageImage
Il a généré très vite un considérable débat, dans des revues de premier plan comme @AmHistReview et @AnnalesHss, mais aussi – et c’est un marqueur de l’époque – sur des blogs comme ceux de @devhist @medieviz @QVerreycken et Gabriel Galvez-Behar ImageImage
Ce débat très nourri a plutôt conduit (à mes yeux) à pointer de gros problèmes dans l’argumentation de G&A, listés ici de façon non exhaustive : d’abord le diagnostic de « crise » pas vraiment étayé ; la dimension concurrentielle étrange avec les autres sciences sociales... Image
Mais aussi une description hors sol de ce que font "les historiens", leur refus de la "longue durée". En réalité comme le pointent des données citées par G&A, les travaux et les thèses n’ont vu aucune diminution de leur champ chronologique depuis les années 1970, au contraire Image
Toujours dans ces qualifications rapides, l’assimilation entre monographie, micro-histoire et court terme. Dans une confusion intellectuelle maximale, la micro-histoire est dite "court-termiste" alors qu’elle peut très bien saisir des transformations structurelles et séculaires
L’idée que l’histoire serait devenue désastreusement court-termiste (le "short past" de G&A) est par ailleurs contredite par le "tournant impérial" si net depuis le livre de Burbank et Cooper (2010), dont l’absence en biblio du History Manifesto est remarquable et dommageable Image
Il est tout aussi étrange de penser que seule la "longue durée" serait utile pour penser le présent. Il y a des déterminants de court/moyen terme à bcp d’évolutions: comment penser le Moyen-Orient sans l’éclatement de l’empire ottoman? Poutine sans la transition post-URSS? etc.
Autre pb, une foi irraisonnée dans les vertus du "big data", qui relègue le travail de 1e main sur les sources et leurs catégories à une sorte de préalable technique, perdant de vue les problèmes massifs de construction des corpus/catégories que cela implique. Claire Lemercier : Image
Bref vous l’aurez compris le manifeste de G&A n’est vraiment convaincant aux yeux de beaucoup. Il l’aurait été bien davantage selon moi si au lieu d’une fausse dichotomie longue durée/micro-histoire il avait placé au cœur de son propos la question du changement social.
Dans ce fil plusieurs exemples (crise du XVIIe siècle, mutation de l’an mil) ont montré qu’effectivement les tentatives historiennes pour penser de façon cohérente et globale le changement social (l’entrée dans le féodalisme/capitalisme par ex) ont pu être délaissées +récemment…
…au profit d’histoires culturelles par certains côtés plus aisées à mettre en œuvre et/ou davantage monographiques. C’est je pense un vrai sujet de réflexion pour la profession et comme toujours il faut se féliciter que G&A y aient contribué, même de biais.
Je termine en citant les principaux textes critiques trouvables en ligne.
C Lemercier :
cairn.info/revue-annales-…

devhist.hypotheses.org/2729

G Galvez-Behar :
journals.openedition.org/lectures/16592

Q Verreycken :
parenthese.hypotheses.org/713

P Bertrand :
medievizmesblog.wordpress.com/2014/12/15/637/
F Clavert :
journals.openedition.org/lectures/16592

et cet excellent CR d’un point de vue crtique et socialiste (utiliser le Big Data c’est peut-être bien, questionner les pratiques de Google c’est mieux) :

networks.h-net.org/node/11717/rev…

Bonnes lectures et à demain ! #AventDesControverses
Jour 16 #AventDesControverses
Aujourd’hui un sujet douloureux et brûlant: les "femmes de réconfort" de l’armée japonaise dans la 2e GM, et l’imbrication des enjeux académiques, mémoriels et géopolitiques (TW violence sexuelle)
photo: mémorial de San Francisco, 2017 Image
Longtemps un non-sujet dans la mesure où la violence sexuelle (et la sexualité en général) était peu abordée, dans le monde universitaire comme, plus largement, dans les sociétés d’après-guerre. Il faut attendre les 1990s pour que ces enjeux deviennent publics
Depuis 30 ans de nombreuses recherches ont abouti au consensus suivant : des dizaines de milliers de femmes asiatiques (estimation haute 200.000) ont subi une prostitution forcée dans des conditions variables mais violentes et dégradantes au profit de l’armée japonaise
Après la reconnaissance officielle japonaise de ces faits dans la déclaration Kono de 1993, de plus en plus de voix nationalistes / conservatrices au Japon ont cherché à minimiser ces réalités, dont celle du premier ministre Shinzo Abe après 2006
mofa.go.jp/a_o/rp/page25e… Image
Ce qui illustre un phénomène plus général et plus préoccupant, en lien avec la (re)montée des postures nationalistes en Asie orientale, et ailleurs : l’instrumentalisation du passé à des fins politiques, conduisant à des formes de censure ou de pression sur les universitaires
Au Japon, au milieu des années 2010, de multiples pressions gouvernementales ont visé à modifier / censurer des livres portant sur le sujet. Dans une lettre ouverte à l’American Historical Association, 20 collègues des EU l’ont dénoncé Image
En Corée, la chercheuse Park Yu-ha a été condamnée pour un livre portant sur la responsabilité d’intermédiaires coréens (eh oui) dans le recrutement de ces femmes, dans un jugement qui rappelle celui prononcé initialement en Pologne contre Engelking & Grabowski ImageImage
Sans entrer dans tous les rebondissements récents des péripéties diplomatico-mémorielles entre Japon, Chine, Corée, Philippines, le dernier épisode en date illustre ces tensions, mais sur le terrain académique : l’affaire Mark Ramseyer, du nom d’un professeur de droit de Harvard Image
Celui-ci publie en 2021 dans la revue à comité de lecture (fait qui a son importance) International Review of Law and Economics un article intitulé "Contracting for sex in the Pacific War", disponible en ligne (mais le n° papier n'a pas encore été imprimé)
sciencedirect.com/science/articl…
L’article est un exemple extrême d’application décontextualisée du modèle de l’homo economicus, maximisant ses gains par des choix contractuels que la théorie des jeux permettrait de décrire. Loin d’être forcées, les femmes coréennes auraient signé des contrats avantageux! Image
Ce n’est sans doute pas un hasard si cette position apologétique radicale est diffusée par Ramseyer dans le journal conservateur japonais Sankei Shimbun
Je recommande vivement l’article de @JeannieSGersen qui retrace tout cela et que je citerai largement
newyorker.com/culture/annals…
Ce qui paraît intéressant pour les amateurs de controverses, c’est la réaction unanime, immédiate et vive de la communauté savante, à travers un site dédie des "savants préoccupés" et une série de réfutations (qui rappellent un peu Nanta/Margolin)…
sites.google.com/view/concerned… Image
Une demande de rétractation pour "inconduite académique" est adressée. Parmi les points clefs de l’argumentation, outre les très nombreux pb qui y sont détaillés : Ramseyer ne cite AUCUN contrat illustrant ses conceptions suggérant une liberté relative des femmes coréennes.
Et pour cause : comme il l’a raconté à sa collègue (article cité du New Yorker), il s’est contenté de transposer à la situation de la 2e GM ce qu’il avait constaté 30 ans plus tôt pour les contrats de prostitution au Japon d’avant-guerre… Image
Une démarche cavalière qui produit un désastre historiographique. Un seul paragraphe suffit à l’illustrer : on est confondu (1) par la légèreté de l’auteur sur un sujet pareil (2) par ses conceptions même du "consentement" qui rendent toute l’approche irrémédiablement viciée Image
À signaler que bien des économistes n’ont pas non plus apprécié qu’un modèle soit appliqué n’importe comment: un millier d’entre eux ont signé un texte stipulant que "la théorie des jeux n’établit pas l’absence d’exploitation" (agréable de pouvoir dire du bien des économistes :) Image
La revue s’est contentée d’une "expression of concern" et le texte n’a pour l’instant pas été retiré. Ramseyer (devenu entre-temps héros des nationalistes japonais) a répondu (à côté évidemment) à ses critiques, qui ont re-pointé les problèmes…
thecrimson.com/article/2022/2… Image
Tout cela conduit plus profondément à réfléchir – comme avec les affaires de publi plus ou moins frauduleuses ou bâclées à l’apex de la pandémie y compris dans @Nature – au mécanisme même du peer-review, du texte (en théorie) lu et validé par des pairs avant publication
Problème qu’avaient déjà pointé Alan Sokal et M Quinon/ A Saint-Martin dans leurs fameux canulars : des articles volontairement grotesques et truffés de non-sens, mais acceptés et publiés respectivement dans Social Text et dans Sociétés la revue des "sociologues" maffesoliens ImageImage
Or si des revues publient n’importe quoi sans le relire ; ou, en le relisant, sans être capables de repérer des faiblesses méthodo/épistémo, voire des parodies, comment faire confiance au reste des articles? comment séparer le vrai du faux ? Peu d’enjeux sont aussi importants. ImageImage
La vérité dans nos disciplines n’est pas un absolu : son établissement dépend d’un écosystème, dont le contrôle croisé de la production par les pairs est la clef. D’où l’intérêt des controverses, qui relèvent (les meilleures en tout cas) de cette démarche !
(je ne connais pas assez bien le sujet pour pointer un seul article ou livre de synthèse sur la question des femmes de réconfort, dans la masse des références, peut-être que quelqu'un pourra en proposer)
à demain pour la suite ! #AventDesControverses
Jour 17 #AventDesControverses
Un fil rapide pour résumer une série de débats clefs pour l’histoire de l’économie antique : la querelle du "primitivisme" vs "modernisme", qui a couru depuis le dernier tiers du XIXe siècle.
(excuses par avance @LeCheikh pour les raccourcis)
Je m’appuie ici sur un article en ligne de Harry Pearson,
journaldumauss.net/?Un-siecle-de-…

Et surtout sur l’excellente introduction (téléchargeable) par Nicolas Tran au volume Economie et Société en Grèce antique aux @PUReditions

pur-editions.fr/product/1278/e… ImageImage
Étudier l’économie antique n’était pas simple au XIXe, pour des raisons de sources (archéo balbutiante, données chiffrées rares et incomplètes) et pour des raisons conceptuelles, les transformations massives de l’économie européenne étant source d’anachronismes en pagaille
Dans ce contexte naît en Allemagne une première version de la controverse : faut-il penser le monde grec antique comme préoccupé d’autosuffisance et de subsistance à l’échelle de la maison (oikos, qui a donné oikonomia / économie) ou comme un vaste marché intégré et monétarisé ? Image
Les "primitivistes" sont menés par K. Rodbertus & K. Bücher, ce dernier théorisant trois stades d’évolution économique (et les Grecs au premier). Parmi leurs adversaires "modernistes" (acceptant mal de voir leurs chers Grecs ravalés au rang de peuplade primitive), Meyer & Beloch. Image
La réflexion de Max Weber sur le monde antique et ses spécificités politico-militaires conforte en partie les "primitivistes", tout en rompant avec l’évolutionnisme de Bücher (les réflexions de Marx et leur postérité sont un sujet en soi, cf ce volume récent préfacé par Godelier) ImageImage
Inversement l’œuvre monumentale de Mikhail Rostovtzeff dans L’E2G alimente plutôt les thèses "modernistes": il est russe et voit dans les luttes de classe un indéniable moteur historique, qu’il subit lui-même en devant émigrer après 1917, parlant dès lors de "bourgeoisie" antique ImageImageImageImage
C’est dans les 1970s que le travail de Moses I. Finley donne une nouvelle vigueur à ces questions et au "primitivisme". Suivant les idées de Polanyi sur l’"encastrement" de l’économie dans le social, il publie The Ancient Economy en 1973, postulant l’unité du monde antique ImageImageImage
Mais d’une certaine façon, comme on a pu le voir plus haut dans ce fil (ex "crise générale du XVIIe s") les années 1970 sont l’un des derniers moments où des savants peuvent prétendre embrasser seuls la totalité d’une aussi vaste question (en amalgamant d'ailleurs Grèce et Rome).
Dans les années qui suivent, des monographies, des fouilles, une spécialisation croissante (et la hausse du nb de chercheurs-ses) viennent forcément compliquer et nuancer le tableau, au point de rendre vaine la qualification de "primitive" ou "moderne" pour toute "l’éco antique"
D’autant que le recul des lectures linéaires-évolutionnistes vers le "capitalisme" ou la "modernité" conduisent aussi à lire ces éco antiques non pour ce qui leur manque ou y ressemble par rapport au monde contemporain (industrie, marché, commerce… etc), mais pour elles-mêmes Image
Faut-il se féliciter de cette vision désormais parcellaire mais sourcée et nuancée, ou déplorer une histoire "en miettes" sans modèle général même imparfait ? Je vous laisse sur cette grande question, applicable à bien d’autres sujets.
À demain ! #AventdesControverses
Jour 18 #AventDesControverses
Plutôt qu’un long fil en ce dimanche, une brève évocation de la controverse la plus intense, et peut-être la plus importante des trois dernières décennies, pour l’histoire de la Shoah : Christopher Browning vs Daniel Goldhagen ImageImage
Ou deux auteurs qui à partir de sources rigoureusement identiques, les procès d’après-guerre d’hommes du 101e bataillon de réserve, proposent un modèle explicatif radicalement différent de la violence nazie : pression des pairs vs antisémitisme ; autrement dit social vs culturel
Le livre de Goldhagen (1996) en particulier, avec son explication monocausale de la Shoah par un antisémtisme "éliminationniste" allemand, a déchaîné une série de débats d’une remarquable intensité – et il est aujourd’hui globalement déconsidéré.

Biblio (partielle) Image
Pour aller plus loin je vous recommande cet article en français "à chaud" de Jean Solchany
persee.fr/doc/rhmc_0048-…

Et cet entretien avec Nicolas Mariot consacré au livre devenu, lui, classique, de Browning, à écouter sur @parolesdhist

Si vous ne le connaissez pas encore, cela vaut vraiment la peine de lire ou d'écouter sur le sujet, qui pose des qu° clefs non seulement pour la Shoah mais plus généralement pour l'histoire des guerres, des violences, les explications à donner aux situations extrêmes...à demain !
Jour 19 #AventDesControverses autour de la Saint-Barthélémy, et plus précisément de la question des décisions et des responsabilités ayant conduit au massacre du 24 août 1572
(tableau du peintre protestant François Dubois, analysé sur @Histoire_image)
histoire-image.org/etudes/massacr… Image
Un sujet qui depuis 450a a évidemment suscité des accusations et des légendes de tous ordres, dès l’été 1572, les victimes protestantes ne manquant pas d’incriminer la famille royale, notamment Catherine de Médicis, vision reprise par Michelet, ou par Dumas dans la Reine Margot Image
L’envie d’évoquer le sujet est née de la lecture d’un article marquant publié en 1992 dans la RHMC par Marc Venard, au titre significatif : "arrêtez le massacre !"
Il y réagit aux "révélations" et révisions de Jean-Louis Bourgeon appuyé sur l’historienne Nicola Sutherland Image
Ce faisant il expose les données du problème et la nature des incertitudes : qui a décidé quoi, quand et pourquoi ? Quels rôles respectifs du roi Charles IX, de sa mère Catherine de Médicis, des Guise, de puissances étrangères, des prédicateurs et catholiques parisiens ? Image
Venard reprend les sources alors disponibles, et souligne que pour les observateurs parmi les plus fiables – le nonce Salviati, le florentin Sassetti – l’attentat contre Coligny pourrait s’expliquer par son ascendant sur le roi, au risque d’une guerre contre l’Espagne Image
Dans son article, Venard montre, contre Bourgeon, qu’il n’y a pas eu de complot espagnol/ du pape, ni d’insurrection parisienne. Mais à ce stade, on en reste encore à des questionnements psychologiques, concernant surtout les puissants. Du coup, le débat avance par déplacement… ImageImage
1er déplacement, celui proposé par Denis Crouzet dans la lignée de ses travaux sur le sens des violences religieuses, qui relie le massacre à la culture néoplatonicienne des élites pour y voir un "crime d’amour" lié à un idéal d’harmonie. Ça n’a pas fait l’unanimité ! ImageImage
Ensuite, revevant à la prise de décision, par une prise en compte des archives espagnoles et une inscription dans la moyenne durée, A. Jouanna dans un livre salué comme magistral sépare "l’ablation chirurgicale" décidée par le roi contre les chefs protetsants du reste du massacre Image
Enfin dans son magnifique livre @anakroniks déplace encore le regard, au ras du sol, parmi les acteurs du massacre, cette bourgoisie catholique et ses préparatifs qui, même sans préméditation, rendent intelligible la violence, ses motivations immédiates et parfois prosaïques Image
Pour conclure, sans prétendre avoir tout dit, on peut rapprocher ces questionnements de ceux qui ont couru tout au années 1980 et surtout 1990 sur la décision de la "solution finale" par les nazis, entre "intentionnalistes" et "fonctionnalistes", et sur la question du calendrier
Dans les 2cas, on cherche à comprendre contexte, origines, responsabilités et intentions d’actes criminels d’une immense (bien que différente) portée historique et morale, à partir de sources lacunaires (pas de minutes du conseil du roi, pas d’ordres nazis univoques & explicites)
Et dans les 2 cas la recherche progresse, comme on a pu le voir à d’autres occasions (cf décision pour Hiroshima) par des efforts pour contextualiser, découvrir de nouvelles sources, relire avec recul celles qui semblaient bien connues ou avoir tout dit, se rapprocher des acteurs
Enfn dans les deux cas (cf fil d’hier sur les "hommes ordinaires"), on gagne me semble-t-il à déplacer le questionnement, du "pourquoi" (psychologique, causal, par le haut) au "comment" (sociologique, processuel, par le bas) : Browning, Foa, ou encore Hélène Dumas sur le Rwanda
En faisant amende honorable si j’ai simplifié ou déformé à l’excès, je suggère bien sûr d’écouter @anakroniks chez @LucDaireaux ou @parolesdhist, et vous dis à demain #AventDesControverses
grhp.hypotheses.org/2494
Jour 20 #AventDesControverses
Retour dans l’antiquité, pour un débat aux profondes conséquences, académiques et politiques : celui qui a suivi la parution de Black Athena: The Afroasiatic Roots of Classical Civilization par Gabriel Bernal en 1987 Image
Je m’appuie ici
*sur un riche article en ligne par Denise Eileen McCoskey
eidolon.pub/black-athena-w…

*sur le livre d’Eric Adler

*sur un chapitre de Paul Cartledge (en français, abonnés @Cairninfo )

cairn.info/afrocentrismes… ImageImage
Black Athena est trois choses à la fois :
-enquête suggérant une influence égyptienne / phénicienne sur la Grèce de l’âge du bronze
-historio dénonçant l’effacement de cette histoire au XIXe
-pamphlet contre l’"arrogance culturelle européenne" (dans la foulée d’Orientalism, 1978)
Il existe de fait un décalage entre la modestie relative du périmètre et surtout des preuves du livre, et son but politique et intellectuel bien plus vaste, illustré par son titre (que Bernal a plus ou moins répudié par la suite), contre le présupposé d’une Grèce "blanche"
Qui est Bernal ? britannique, sinologue de formation, fils d’un couple de militants communistes, prof de "government" à Cornell, il se lance en autodidacte dans l’histoire de la Méditerranée antique et produit un livre provocateur, d’abord publié hors circuit académique ImageImage
Une série de recensions critiques dénonce les méthodes de Bernal, ses erreurs linguistiques ou archéo. Ses raccourcis également: une origine *égyptienne* est-elle vraiment *africaine* au sens de l’Afrique subsaharienne? Les égyptologues n'ont pas fini d'en discuter... Image
Ce n’est pas mieux s’agissant du volet historio du livre de Bernal, celui où il retrace comment les savants allemands auraient au XIXe "blanchi" l’histoire grecque. Anthony Grafton et Suzanne Marchand le démantèlent dans un papier hyper riche par ailleurs
jstor.org/stable/20163671 Image
Il est à noter que la réception peu amène de Bernal s’inscrit dans les *culture wars* qui débutent alors sur les campus étatsuniens: par exemple, David Gress, futur auteur de The Idea of the West. From Plato to NATO (!), renvoie à son background communiste
webpages.uidaho.edu/ngier/309/bern… ImageImage
À noter aussi qu’une partie des échos de Bernal sont moins pour le fond, sur l’antiquité, qu’en lien avec un militantisme afrocentriste en plein boom
Bernal a d’ailleurs joué sur cette corde en attaquant un des rares antiquisants noirs comme trop "modéré", pas assez africain... ImageImageImageImage
Revenons à l’historio. Les échanges ont été acrimonieux entre classicistes, dont Mary Lefkowitz, et Bernal. Au final, le consensus tend à contredire la thèse centrale de Black Athena, surtout du vol. 2 paru en 1991, qui ne tient pas empiriquement les promesses du 1er Image
Mais comme il arrive parfois (c’était en partie le cas de Goldhagen en 1996), un livre bancal contribue à déplacer les problématiques, à faire travailler sur les bonnes questions auxquelles il donne de mauvaises réponses Image
Car ce que le livre de Bernal a contribué à mettre au jour, c’est la "blancheur" longtemps impensée des élitistes départements d’études classiques ou antiques, et la façon dont, depuis le XIXe s., l’antiquité, surtout gréco-romaine, a constitué un miroir pour les savants d’Europe Image
Dans son article, McCoskey pointe avec justesse qu’une partie des critiques faites à Bernal relève à la fois de l’admiration pour les Grecs, et du refus (peut-être pas si neutre idéologiquement) d’envisager qu’ils puissent devoir quoi que ce soit à d’autres peuples… Image
Ce qui est d’autant plus problématique que les Grecs, avec les Vikings, sont sans aucun doute l’un des peuples les plus mobilisés depuis des décennies (cf le GRECE) par les suprémacistes blancs dans leurs combats politiques, fantasmant Sparte comme "racialement pure" par ex. ImageImage
Si ce suprémacisme blanc lié à l’antiquité est devenu très vif, à l’inverse, en partie grâce à Bernal, la question de la "race", de la perception de l’autre, de l'ethnicité et de la couleur de peau dans ce passé a fait d’immenses progrès, aboutissant à des travaux majeurs ImageImageImage
Parmi les contributions à ces débats on peut aussi citer le livre de l’archéologue Philippe Jockey sur la blancheur fantasmée des statues grecques ; et la sh*tstorm subie par @wmarybeard en GB, pour avoir rappelé que les anciens Romains n’étaient pas forcément "blancs" ImageImage
On a également pu vérifier la conflictualité autour de ces questions qui sont autant, sinon davantage, identitaires que scientifiques, lorsqu’en 2019 une représentation des Suppliantes d’Eschyle a été empêchée à travers une accusation de "blackface" sans grande nuance Image
C’est pourquoi il est très intéressant pour finir de lire le bilan nuancé et sceptique dressé tout récemment dans Genèses par Paulin Ismard sur l’usage de la "race" comme catégorie dans l’étude de l’antiquité, pour Athènes du moins
cairn.info/revue-geneses-… ImageImage
Sans oublier de replacer cela dans le contexte d'un intérêt croissant des sciences sociales pour la "race", sur lequel pèse le soupçon d'être "woke", tant ces q° travaillent les sociétés. On n'en a pas fini avec celles posées par Black Athena.
à demain ! #aventdescontroverses ImageImageImage
Jour 21 #AventDesControverses
Une question posée depuis bientôt 40 ans, celle du fascisme français dans les années 1930. Image
La question divise, de façon très nette, sur une ligne nationale: des chercheurs français (principalement liés à l’histoire politique sur modèle Sciences-Po) le niant ou le minimisant, vs des chercheurs anglophones (que qq politistes français soutiennent) qui le mettent en avant. Image
Pour comprendre la controverse, il faut revenir à un livre fondateur, un classique de l’histoire politique, La droite en France de René Rémond (1954, passé au pluriel dans l’édition de 1982). Il distingue trois familles de droite : légitimistes, orléanistes, bonapartistes. ImageImage
Le soucy, c’est que, ce faisant, on ne parvient pas à classer parmi ces droites classiques les mouvements violemment antiparlementaires qui, de Boulanger à Pétain en passant par Doriot, on joué un rôle si fondamental des 1880s à Vichy (dessin de Sennep, 1934) Image
C’est pourquoi l’historien israélien Zeev Sternhell publie deux livres qui secouent les certitudes des historiens français en 1979 (la droite révolutionnaire) et 1983, pour montrer qu’existe une 4e droite, que la violence fascine, compliquant la typologie rémondienne ImageImageImage
En France les réactions sont très vives face l’idée que le fascisme aurait à la fois des origines françaises, et des incarnations françaises, tout au long du premier XXe siècle et jusqu’à Vichy. Serge Berstein écrit ainsi en 1984 que la France était "allergique au fascisme"… Image
…parce que le parti radical, qu'il a étudié en thèse, reste démocrate ; parce que le 6 février 1934, il n’y avait pas de complot fasciste pour prendre le pouvoir, parce que le PPF de Doriot a joué le jeu des élections, parce que les groupuscules fascistes étaient minuscules…
Ces discussions sont de plus en plus vives dans la période 1985-2005, soit exactement celle où l’ascension politique du Front National n’en fait plus seulement un débat érudit, mais joue sur les descriptions à donner du parti lepéniste, sa qualification, la façon de le combattre Image
Une étape marquante dans le débat est la parution en 2003 du livre dirigé par Michel Dobry, Le mythe de l’allergie française au fascisme, où le politiste dirige un collectif qui attaque frontalement la "thèse immunitaire" Rémond-Berstein and co, avec une série d’arguments forts : Image
-ce n’est pas parce qu’on joue le jeu électoral comme le PPF ou le PSF qu’on n’est pas fasciste (cf NSDAP)
-ce n’est pas parce qu’une émeute échoue que son déroulement n’était pas dangereux (6 février)
-il est logique que peu de partis se réclament en France du fascisme…
…car le fascisme c’est un label "d’importation" italienne ou allemande, compliqué à revendiquer pour des mouvements fondés sur le *nationalisme*. Plus fondamentalement, c’est l’opération de classement – labellisation – essentialisation du "fascisme" que critiquent Dobry et al. Image
De nouvelles contributions paraissent tout au long des 2000s et 2010s dont la traduction des livres de Robert Soucy, les travaux de Passmore, Jenkins, @DrCMillington qui documentent de plus en plus finement - en anglais, notons-le - l’imprégnation fasciste de la France des 1930s ImageImageImageImage
Même si, en face, on fait valoir avec JP Thomas auteur d’une thèse non publiée sur le PSF que La Rocque n’était pas un fasciste mais un catholique traditionaliste, et d’une certaine manière un antidote à la fascisation du pays Image
Un élément décisif à mes yeux, la prise en compte, désormais, de l’espace colonial (déplacement géo souvent observé): si par certains côtés le fascisme métropolitain n’est qu’esquissé, en Algérie il est pleinement réalisé, antisémitisme virulent compris (travaux de Samuel Kalman) Image
Si aujourd’hui la controverse est moins vive, avec un dernier baroud de Berstein et Winock en 2014, elle n’en reste pas moins fondamentale comme arrière-plan aux débats contemporains : quelle dangerosité, quelle "possibilité du fascisme" dans la France des 2020s ? ImageImage
Sur cet enjeu je recommande de nouveau l’excellent article de @chloeleprince, vous souhaite bonnes lectures, bonne vigilance antifasciste également, et à demain ! #AventDesControverses
radiofrance.fr/franceculture/…
Jour 22 #AventDesControverses
Aujourd’hui un débat méconnu et en apparence mineur des 1980s, mais qui me semble intéressant à plusieurs titres : en raison de l’arène judiciaire où il se déroule, et parce qu’il renvoie aux enjeux du féminisme et de l’histoire des femmes Image
Tout débute en 1979 avec une procédure judiciaire lancée contre la compagnie Sears, le géant étatsunien de la VPC, par l’Equal Employment Opportunities Commission, une agence née en 1965 dans la foulée du Civil Rights Act, chargée de lutter contre les discriminations de race/sexe ImageImage
Sears est accusé d’avoir bloqué la promotion de femmes au sein de ses vendeurs et représentants de commerce : 61% de la main-d’œuvre y est féminine, mais ce taux tombe à 27% pour ces postes plus lucratifs. Une discrimination systémique qui débouche sur un procès en 1984-1986. ImageImage
Pour se défendre, en l’absence de témoins racontant cette discrimination (puisqu’elle est systémique…) Sears cherche à montrer que ce sont les femmes qui ne voulaient pas de promotions et de jobs plus compétitifs / exigeants. C’est là que ça devient intéressant pour nous…
Car l’historienne Rosalind Rosenberg (Barnard college) accepte de témoigner pour la compagnie dans ce sens d’une "modestie" féminine. Du coup le plaignant, l’EEOC, demande à son tour à une historienne de témoigner en sens inverse : Alice Kessler-Harris (Hofstra university). Image
Deux historiennes universitaires (les EU ont de l’avance en termes de féminisation) de champs différents : Rosenberg en histoire intellectuelle, Kessler-Harris bien pus qualifiée sur les questions de travail et de discrimination (qui a dit histoire sociale > culturelle ? 😜) ImageImageImageImage
Rosenberg s’appuyant sur des lectures indique que les femmes historiquement ont préféré des métiers leur laissant du temps pour leur famille, ou vendre des articles "féminins" ; Kessler-Harris s’appuyant sur ses propres recherches montre leur préférence pour des salaires élevés. Image
Le juge tranche pour Sears, sans grande surprise en ces années Reagan où le Big Business a les mains libres. La participation de ces historiennes au procès pose question au sein de la profession : par principe, peut-on sortir de la bibliothèque pour aller dans le prétoire ?...
Quelle place donner à l’ "objectivité" (le grand livre de Peter Novick date de 1988) ? la vérité historique est-elle la vérité judiciaire ?
Et politiquement, moralement, une femme (et une historienne des femmes) peut-elle aller au nom de cette "vérité" contre la cause féministe ? ImageImage
Questions d’autant plus intéressantes que Rosenberg se décrit alors (et est perçue, y compris par le juge) comme "objective" tandis que la position plus militante, assumée, de Kessler-Harris, est vue comme "biaisée" ou "partiale", comme si la vérité était forcément dépolitisée...
Des enjeux comparables se sont posés en France dans les 1990s, lors des procès Touvier et Papon en particulier, où de grands spécialistes de l’Occupation comme Paxton et Burrin ont témoigné, tandis qu’Henry Rousso par exemple considérait que tel n’était pas son rôle (cf Dumoulin) ImageImage
Pour aller plus loin je vous recommande cet article très clair de Katherine Jellison dans la revue Public Historian,
jstor.org/stable/3377770

et en français ce texte de Federico Brandmayr dans @RevueZilsel sur la question de "l’excuse sociologique"
cairn.info/revue-zilsel-2…
Ainsi que ce papier du NYT, où on trouve l’aspect le plus daté et tragique de l’affaire : à l’époque deux profs de fac pouvaient vivre dans l’Upper East Side de Manhattan ! 😱💸
nytimes.com/1986/06/06/nyr…

À demain pour l’avant-dernier jour #AventDesControverses Image
Jour 23 (et avant-dernier) #AventDesControverses
On parle aujourd’hui des débats sur l’histoire économique de l’esclavage aux EU, générés par un livre fondamental, Time on the Cross (1974) Image
Je m’appuie ici principalement sur un excellent article d’Eric Hilt, prof à wellesley College, un des contributeurs du blog @econhistorian, faisant un bilan historiographique 45 ans après la publication de Time on the Cross (merci à @leonsnyers qui me l'a transmis) Image
Le livre a pour auteur les économistes Stanley Engerman et Robert Fogel (Nobel d’économie 1993). Ce dernier a déjà publié un ouvrage marquant par ses méthodes et son usage du contrefactuel sur le rôle des chemins de fer dans la croissance économique des EU (1964) ImageImageImage
Time on the cross publié en 2 vol (texte + références / tableaux) en 1974 constitue alors un défi à une vision "traditionnelle" des l'esclavage d'avant 1860: plantations archaïques et dépassées, dirigées par des propriétaires indolents et économiquement irrationnels
Appuyé sur de nouvelles méthodes, le livre avance 10 thèses novatrices et provocatrices, en particulier le N°8, selon lequel les esclaves avaient des conditions de vie meilleures que les travailleurs libres du nord, ce qui était un discours tenu à l’époque par les esclavagistes😬 Image
C’est un tableau fondamentalement différent non seulement de l’esclavage, mais aussi des causes de la guerre civile, et de la trajectoire des EU au XIXe s vers le capitalisme qui est proposé : non plus un N moderne et un S archaïque, mais une modernité alternative et esclavagiste
Les méthodes utilisées sont au moins aussi importantes que les conclusions : analyses quantitatives et théorie économique, raisonnements contrefactuels, dans un ensemble regroupé sous le terme New Economic History puis Cliometrics, immensément influent depuis Image
Toutefois le livre pose problème, sur le fond et le registre d’écriture : si on adopte un regard objectiviste, quantifié, sur les "incentives" qui augmentent l’ "efficiency" ou le "well-being"des esclaves, ne perd-on pas de vue la cruauté globale du système ?
La réception du livre est donc massive et polémique. Les données, les calculs, les arguments du livre sont discutés dans la grande presse comme dans les revues spécialisées. Il est encensé ("c’est le Das Kapital de l’histoire de l’esclavage") tout aussi vite qu’il est démoli Image
Du point de vue méthodo les discussions sont très Intéressantes, révélatrices de cultures disciplinaires (éco vs histoire). Pour expliquer la productivité des grosses plantations, les auteurs présupposent une forme d’organisation du travail ("gang system") absente des sources Image
Et dans bien des cas, surtout pour le traitement des esclaves, les recherches ultérieures, mobilisant d’autres sources ou utilisant des raisonnements moins grossiers (sur le fouet, la nourriture par exemple), contredisent ou du moins nuancent très fortement Fogel et Engerman Image
Enfin l’argument central d’une "modernité" du sud esclavagiste a lui aussi été très fortement révisé : certes de grosses plantations maximisaient le profit sur un mode capitaliste, mais au détriment d’investissements autres (urbains, scolaires, industriels, technologiques…) Image
En dépit des raccourcis et des malentendus disciplinaires, c’est donc plutôt un exemple vertueux de débat académique, où une recherche pionnière bien que très imparfaite a fait repenser tout un champ, suscité de meilleures recherches, fait réfléchir à la place des "cliometrics".
Une discussion qui sauf pour Jean Heffer semble avoir peu traversé l’Atlantique, du fait notamment de traditions d’histoire quantitatives bien différentes ici (ancien modèle Labroussien, nouvelles approches dans Histoire & Mesure), avec quelques exceptions, comme Claude Diebolt ImageImage
Plusieurs dossiers récents montrent que les rapports entre quantification et histoire, entre économistes et historien-ne-s, sont des enjeux aussi importants qu’acrimonieux. Parmi les articles de fond pour y réfléchir Q Deluermoz/P Singaravélou, @MonnetEric / S Bourgeois-Gironde ImageImageImage
C’est presque fini pour cet #AventDesControverses, qui aurait évidemment pu évoquer plein d’autres choses (la "révolution militaire" moderne, la Terreur sous la RF, le prétendu plan Schlieffen, la fondation ou la chute de Rome…). Bonnes lectures et à demain pour la fin ! 🎄 Image
Dernier jour pour cet #AventDesControverses, où il sera question de Hayden White, Carlo Ginzburg, et du "Linguistic Turn", prolongeant quelques réflexions notées ici sur le livre récent de Jacques Revel & Sabina Loriga consacré à cet épisode si marquant
Le Linguistic turn (LT) est un mouvement hétérogène, dont les acteurs, en particulier Hayden White sa principale figure, rejettent l’idée que l’histoire donne accès à autre chose qu’à des discours ou des narrations ("emplotments") et ne peut donc se distinguer de la fiction ImageImage
Il y a des variantes modérées du LT, d’autres plus extrêmes. Certaines sont fructueuses (travaux de G. Stedman Jones ou W. Sewell sur le langage des mouvements sociaux), la plupart vaines à mes yeux, sombrant dans un relativisme stérile bien qu’influent dans les 1980s-1990s
C’est à ce moment qu’est organisée à UCLA par le grand historien de la Shoah Saul Friedländer une conférence (1990) réunissant des historiens spécialistes (C. Browning), des généralistes théoriciens (C. Ginzburg), et des tenants du LT (H. White, D. LaCapra)
Publié en 1992, le volume qui en est issu, intitulé Probing the Limits of Representation. Nazism and the Final Solution, est disponible en lecture en ligne
archive.org/details/probin… ImageImage
Hayden White y développe ses idées désormais familières, sur la nature linguistique de l’histoire et des réalités auxquelles elle renvoie, non sans contorsions rhétoriques inconfortables en raison du sujet de la conférence, l’histoire du nazisme et de ses crimes Image
Mais dans le même volume se trouve le 1er coup d’arrêt frontal aux idées d’Hayden White et à leurs conséquences logiques: si tout est discours, si toute histoire n’est qu’un arrangement narratif, alors on peut nier la Shoah. Moment à mon avis très important pour la discipline.
Une première salve en ce sens est tirée par Christopher Browning, qui, en esquissant ce qui deviendra son livre de 1992 (cf jour 18 de ce fil), note l’inconsistance de la position de White, critique envers la "l’enquête historique positiviste" tout en n’osant pas nier le génocide Image
Le coup le plus fort est porté par Carlo Ginzburg dans Just One Witness, à sa façon érudite et inimitable, où, non sans détours par la philosophie de Benedetto Croce et les chroniqueurs médiévaux, il dénonce comme "intenable" le scepticisme découlant du LT et de Hayden White ImageImage
C’est une intervention importante dans la mesure où, avant, les défenseurs du LT avançaient facilement leurs idées face à des historiens "positivistes" un peu désarmés sur le plan philo & épistémologique. Or il est plus que compliqué sur ce terrain-là d’écarter un Carlo Ginzburg!
Et je choisis de terminer sur ceci cette évocation des controverses en histoire, car il serait dramatique à mes yeux que la conclusion tirée de tous les débats évoqués soit "on ne connaît jamais la vérité" / "on ne peut pas savoir" / "c’est une question de point de vue"
Il existe parfois des controverses indécidables, du fait des sources; d’autres qui se sont éteintes par déplcament du questionnaire. Mais il existe aussi et surtout des controverses qui ont fait progresser le savoir: certaines sont résolues, d’autres reformulées de façon +précise
Autrement dit, on discute énormément en histoire, et c’est l’un des charmes de la discipline, mais on discute à partir de savoir-faire partagés, de preuves et d’une visée de vérité. Et ce travail permet d’établir des vérités extrêmement robustes, bien que parfois incomplètes.

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Nov 20
Je crois qu'on ne mesure pas combien nous vivons une séquence historique sans précédent avec les nominations de Trump. C'est la première fois à ma connaissance qu'un nouveau pouvoir engage la destruction de pans institutionnels entiers de l’État, par incompétence programmée..
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Oct 18
Le plus grand malentendu sur l’histoire dans l’espace public : beaucoup croient qu’elle sert à répérer des *continuités* avec le passé (gaulois, monarchique, révol, 2e GM, etc…) permettant de s’y identifier, alors que c’est fondamentalement une étude de *l’altérité*
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Jul 28
A short update to this thread, as Saumitra Jha has posted an answer which is misleading on a number of counts, calling me a "historian-blogger" in what I presume to be an attempt at undermining my academic credentials (I do not, in fact, own a blog) and misconstruing my tagline

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But there is indeed, in both the papers under criticism, a fundamental flaw in his and coauthors’ understanding of how the French army functioned during the war. If someone is "factually incorrect/misinformed" on the matter, alas, it is them, as two very simple examples will show Image
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Jul 6
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Jul 4
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Le livre de Simon Epstein "un paradoxe français" a fait beaucoup de mal aux esprits confus sur ce plan, en illustrant des trajectoires ambiguës de figure de gauche antisémites ou devenues vichyste, faisant perdre de vue à certains l'épine dorsale maurrassienne du régime...
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