Dans quelle mesure l’industrialisation, dans les années 1750-1850, a-elle été facilitée par l’esclavage ? Cela fait longtemps que les historiens débattent sur ce sujet. Voici quelques réflexions tirées des travaux importants d’Eric Williams (1944) et de Bouda Etemad (2005). 1/25 ImageImage
Eric Williams est l’auteur de l’ouvrage «Capitalism and Slavery». Issu de la thèse qu’il a soutenue à l’université d’Oxford en 1938, ce livre vise à décrire «la contribution (de l’esclavage) au développement du capitalisme britannique». 2/25
Selon lui, le commerce triangulaire entre l’Europe (l’Angleterre en particulier), l’Afrique et l’Amérique a donné une «triple impulsion à l’industrie britannique». 3/25 Image
Premièrement, les esclaves africains produisaient en Amérique des denrées (sucre, coton, tabac, etc.) qui ont nécessité la création de nouvelles industries en Angleterre (raffineries de sucre, ateliers textiles, etc.) 4/25
Ce point est sans doute le plus solide. La production de coton par les esclaves, pour ne prendre que cet exemple, a été déterminant dans l’expansion de l’industrie textile britannique. 5/25
Dans les années 1750-1850, entre 85 % à 90 % du coton brut importé au Royaume-Uni provenait du Sud des États-Unis, du Brésil et des Caraïbes (Etemad).

Cependant, il convient d'être nuancé. 6/25
La croissance du secteur textile britannique doit aussi beaucoup aux progrès de la mécanisation : en raison de ces progrès, «du milieu des années 1780 aux années 1840, le prix du coton filé baisse plus fortement que celui du coton brut importé» (Etemad). 7/25
Deuxièmement, d'après Eric Williams, «l’entretien des esclaves et de leurs propriétaires, sur les plantations, ouvrait un nouveau marché à l’industrie anglaise.» 8/25
En réalité, le poids des exportations de la production industrielle britannique sur les marchés coloniaux américains semble relativement faible : dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elles représentaient 13 à 14 % des exportations totales (Etemad). 9/25
Ce pourcentage est-il assez élevé pour que l'on puisse dire que la demande de ces marchés a pu stimuler l’industrialisation britannique de manière significative ? Difficile de le savoir. 10/25
Eric Williams lui-même pense que les marchés coloniaux ne pouvaient pas absorber toute les productions britanniques, comme les productions métallurgiques, de plus en plus importantes à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. 11/25
Comme le commente Bouda Etemad : les marchés coloniaux «ne remplissent pleinement le rôle qui leur est dévolu par la métropole [celui de débouchés] que pour un temps, avant d’être délaissés pour d’autres marchés.» 12/25
Pire, d’après Eric Williams, si «l’ancien système colonial aida [les forces productives d’Angleterre] à s’épanouir», il devint ensuite «un frein» : il est de moins en moins utile pour faire écouler la masse de marchandises produites par l’industrie moderne. 13/25
Troisième et dernier point : l'auteur de «Capitalism and Slaver » soutient que le commerce triangulaire a permis une accumulation du capital, lequel a été investi dans la «révolution industrielle». 14/25
L'idée est pertinente, mais quelle est l'importance de ce capital investi ? Encore une question très délicate. Il semble qu'Eric William ait surestimé le taux de profit des marchands d’esclaves de Liverpool, le plus grand port négrier d’Europe à la fin du XVIIIe siècle. 15/25
Alors que, selon Williams, ce taux était de 30 % par an à la fin du XVIIIe siècle, les recherches récentes indiquent que ce taux ne dépassait pas les 10 %. Ce chiffre n'est pas négligeable, mais c’est une moyenne qui ne rend pas compte de nombreuses irrégularités. 16/25
Par ailleurs, seule une partie de ce capital négrier était investie dans la «révolution industrielle». Il est bien sûr très difficile d’avoir des estimations précises sur cet aspect des choses (je ne crois pas qu’il y ait de consensus sur la question). 17/25 ImageImage
Il faut aussi garder à l’esprit que «la première génération des industriels anglais ne se recrute pas dans la communauté des grands marchands et des manieurs d’argent : la plupart des filateurs ont des origines modestes ;
18/25
chez les métallurgistes, beaucoup viennent de petits ateliers locaux» (Etebad). De «modestes capitaux d’origine locale» suffisaient à impulser la dynamique industrielle.

À cela, on peut rétorquer que, pour durer, cette dynamique a besoin d’un capital plus important, … 19/25
et donc du capital accumulé dans le commerce triangulaire (ne serait-ce que pour financer des infrastructures comme les canaux ou les routes, infrastructures indispensables à la bonne marche de l’économie). 20/25
On l'aura compris, la question des liens entre esclavage et industrialisation est extrêmement complexe. Mais pour Bouda Etemad, «le démarrage économique de l’Angleterre aurait eu lieu sans les avantages et gains générés par la traite négrière […]» 21/25
Les profits tirés de la traite «auraient pu assurer la moitié des investissements alloués à l’industrie, mais la révolution industrielle n’est pas qu’affaire de capital dans le secteur secondaire. Celui-ci fait partie d’une économie nationale dont le développement … 22/25
dépend d’une multitude de facteurs économiques, sociaux, politiques et culturels» : progrès agricoles, essor démographique, vigueur du marché intérieur, législation, etc. Bref, l’esclavage a facilité l’industrialisation, mais il n’en est pas à l'origine. 23/25
Il n'est même pas sûr qu'il ait eu un rôle décisif dans son déclenchement. Pour reprendre les mots de Bouda Etemad, «Manchester aurait existé sans Liverpool» (et on a vu bien des nations s'industrialiser sans esclavage). 24/25
Cela ne veut pas dire que la recherche actuelle ne va pas réévaluer la place de l'esclavage dans l'industrialisation et donner davantage raison à Eric Williams. Pour cela, attendons d'autres travaux.
Merci pour votre lecture ! 25/25 Image

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