Merci à @Patchwork_vid pour cette vidéo. En effet, on ne peut définir la gauche comme étant seulement le camp du mouvement. Cette définition n'est pas nulle, mais elle doit être raffinée, et pour ce faire référons-nous à un géant oublié : Thibaudet. 1/25
Albert Thibaudet (1874-1936) n'est malheureusement plus lu aujourd'hui. Critique littéraire, cet ancien élève de Bergson a une œuvre importante : outre ses articles pour la Nouvelle Revue Française, on lui doit des études sur Ronsard, Mallarmé, Flaubert, Valéry … 2/25
Mais Thibaudet n'était pas seulement un critique reconnu : il s'est aussi intéressé de très près à l'histoire des idées politiques (selon René Rémond, le grand historien des droites en France, il en serait même le fondateur). 3/25
En 1932, il a publié un ouvrage important pour cette discipline : «Les idées politiques de la France». Dans ce livre, il propose de classer les mouvements de gauche et de droite selon le clivage «mouvement»/«résistance». 4/25
Ces deux «partis» (au sens général de «camp politique») se seraient constitués dans les années 1830, période de «crise de légitimité postrévolutionnaire» (Leymarie, 2006), aggravée par le remplacement du «roi de France» Charles X par le «roi des Français» Louis-Philippe. 5/25
«La résistance apparaît bientôt comme le point de vue des intérêts, ceux de la bourgeoisie, tandis que le mouvement, avec les réformateurs de toutes écoles […], s'identifient avec un parti des idées [...]» 6/25
«Le mouvement est ici le terme positif, par rapport auquel il y a "résistance" et "réaction". […] Le mouvement porte d'ailleurs un nom religieux, un nom à majuscule : c'est le Progrès. Et le progrès, […] ce sont essentiellement deux progrès :
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le progrès des lumières, pour parler comme le XVIIIe siècle, et le progrès des conditions. L'un et l'autre ont formé et forment encore tout l'élément moteur de l'idéologie républicaine.» 8/25
À ces réflexions, on peut rétorquer que ces deux «partis» existaient avant 1830 : sous la Révolution française, par exemple, la Société des amis des noirs incarnait le «mouvement», et le club de Massiac, contre l'abolition de l'esclavage, «la résistance». 9/25
Ce détail mis à part, Thibaudet a le mérite de ne pas réduire la gauche au seul mouvement. Il donne un contenu concret à celui-ci : le «progrès des lumières», c'est-à-dire l'émancipation des esprits par le savoir, …
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et le «progrès des condition», à savoir l'amélioration du «sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.»
Pour être de gauche, il ne suffit pas de se dire pour «le Progrès» : tous les progrès ne se valent pas ! 11/25
On peut très bien être à droite et favorable au «Progrès», ce terme étant si abstrait qu'il peut être manipulée par quiconque. C'est pourquoi Thibaudet ne définit pas la droite par opposition au «Progrès», mais par l'attachement aux intérêts des classes dominantes. 12/25
Bien que «parti des idées», la gauche défend aussi des intérêts matériels, mais on l'a dit, ce sont ceux du plus grand nombre et des plus défavorisés. Dans tous les cas, «en politique, il n'y a jamais de solution de continuité entre les idées et les intérêts … 13/25
et les idées consistent à systématiser les intérêts.» Ce qui distingue alors la gauche de la droite, c'est que la première lutte pour l'amélioration des conditions matérielles de la majorité par idéal, quand la seconde s'oppose à cette lutte par pragmatisme. 14/25
À partir de cette distinction, Thibaudet élabore une typologie des familles politiques françaises, au nombre de six : à gauche, le radicalisme, le socialisme et le christianisme social ; à droite, le traditionalisme, le libéralisme et l'industrialisme. 15/25
Ces «idéologies» ne cartographient qu'imparfaitement la vie politique française. Elles «s'arrangent tant bien que mal, souvent plus mal que bien, avec des systèmes d'intérêts, et ne coïncident parfois que d'assez loin avec des groupes parlementaires […]» 16/25
Par ailleurs, ces idéologies peuvent changer de position : chaque courant qui propose d'aller plus loin à gauche, d'accélérer le mouvement vers le «progrès des lumières» et «des conditions», repousserait sur sa droite les autres courants. 17/25
C'est ce que Thibaudet appelle le «mouvement sinistrogyre» («la marche vers la gauche») de la vie politique française. Ainsi, il est devenu trivial de dire que le parti radical a été dépassé sur sa gauche par la SFIO, et la SFIO par le Parti communiste. 18/25
Le critique résume les choses en ces termes dans un article de la Dépêche : «quand un parti d’idées a triomphé, quel qu’il soit, des intérêts se portent au secours de la victoire, le temporel s’offre au spirituel, et le déclin du spirituel commence.» 19/25
Autrement dit, une fois au pouvoir, l'idéal porté par le parti de gauche s'érode, malgré des tentatives pour continuer à le promouvoir (après 1905, le Parti radical a par exemple troqué l'idéal de la République laïque par celui de l'école républicaine.) 20/25
Quant au socialisme, son idéal n'est théoriquement «jamais épuisé par la réalisation d'un but particulier […]», car il «implique le même jugement de valeur sur la société présente que le christianisme sur le monde, à savoir qu'elle est mauvaise […]» 21/25
Mais le temps passant, les radicaux (ou ce qu'il en reste) comme les socialistes ont fini par se contenter de la sauvegarde des «intérêts», au sens étroit du pragmatisme qui maintient l'ordre social «bourgeois». De fait, ils ne sont plus clairement de gauche. 22/25
On peut du reste en dire autant des chrétiens sociaux, devenus chrétiens-démocrates.
Bref, pour comprendre l'histoire politique, et plus particulièrement celle du clivage gauche-droite, la lecture de Thibaudet est d'une aide précieuse. 23/25
Les lignes politiques ont évidemment bougé depuis les années 1930 : les radicaux ne pèsent presque plus rien dans le monde politique, et surtout, ce monde suit désormais un mouvement dextrogyre, vers la droite, et non plus sinistrogyre (j'y reviendrai probablement). 24/25
Cependant, on peut retenir l'idée d'un clivage fondamental entre, d'une part, le «mouvement» vers l'idéal d'émancipation et d'amélioration des conditions, et d'autre part, la «résistance» à ce mouvement, au nom d'un rejet de l'idéal en politique. 25/25
Fin du thread
Pour approfondir le sujet, j'évoque les rapports entre la gauche, le changement social et le passé ici :
Comme vous avez pu le remarquer, je suis en train d'épingler à nouveau mes principaux threads, mais étant donné ce que devient twitter, je me demande s'il ne vaut pas mieux délaisser ce réseau.
La situation est assez compliqué : d'un côté, c'est ici que se trouvent mes lecteurs et lectrices, ainsi que des mutus que j'apprécie vraiment ; de l'autre, la politique de Twitter devient vraiment inacceptable.
Alors, est-ce qu'il ne faudrait pas faire autre chose ? Lancer le fameux blog que j'ai promis il y a des mois ? S'investir dans un autre rs ? Peut-être ... En tous cas, j'y réfléchis.
Aujourd'hui, je voudrais revenir sur le long-termisme, une idéologie en vogue chez certains milliardaires de la tech.
Voici un top 3 des arguments les plus effrayants de cette pensée, inspiré de ce papier d'Emile Torres (@xriskology). salon.com/2022/08/20/und…
Pour rappel, le long-termisme est l'idéologie selon laquelle l'objectif de l'humanité est de dépasser sa condition pour devenir post-humaine et coloniser l'univers. 2/25
La priorité seraitt donc de réduire la probabilité d'une fin de la civilisation, sans quoi l'humanité ne pourra prospérer dans le cosmos et «réaliser son potentiel».
Pour plus de détails, je renvoie à ce thread :
S'il y a un défaut que je n'ai pas, c'est le manque de persévérance. En revanche, on peut dire que j'ai tendance à faire trop de choses à la fois.
Sinon pour le reste, c'est exactement ça ! Et oui, si mes threads marchent, mes anagrammes sont superbement ignorées 😄