Thread by @BounouaSamy

Aujourd'hui, je vais vous expliquer pourquoi je suis en désaccord avec François Hartog quand il affirme que nous vivons sous la « tyrannie de l'instant ». En fait, ce qu'il appelle le présentisme est loin d'être notre seul rapport au temps. 1/25

https://twitter.com/BounouaSamy/status/1622186137480478720

François Hartog pense que notre expérience du temps (notre « régime d'historicité ») est centrée sur le présent, car nous ne pouvons plus nous fier aux leçons du passé (« passéisme ») ou à une image positive de l'avenir (« futurisme »). 2/25

D'un côté, l'accélération du cours des événements et des changements sociaux nous empêcheraient de prendre appui sur l'histoire : les choses allant trop vite, notre « horizon d'attente » ne peut plus se fonder sur notre « champ d'expérience ». 3/25

https://twitter.com/AJCHistoire/status/1611441881363394560

D'un autre côté, les catastrophes du XXe siècle et les menaces qui planent sur l'avenir (en particulier la menace écologique) nous interdiraient de poser en « horizon d'attente » un futur progressiste.
Ainsi, seul le présent serait vraiment perceptible. 4/25

Le concept de présentisme ne manque pas d'intérêt. Pour le défendre, François Hartog apporte de multiples arguments, que je résume ici :

https://twitter.com/BounouaSamy/status/1622186177074692096

Mais la thèse du « présent omniprésent » ne me convainc pas. 5/25

Je pense comme Christophe Bouton que la conception hartoguienne du présentisme est excessivement totalisante, car « il existe d'autres tendances inverses qui semblent lui échapper ». Parmi ces tendances, il y a notamment la valorisation de la mémoire. 6/25

Sur ce point, Christophe Bouton s'oppose nettement à François Hartog, pour qui la mémoire est forcément un « instrument présentiste », abolissant la distance entre les événements du passé et l'actualité. 7/25

https://twitter.com/BounouaSamy/status/1622186227188236289

Certes, la mémoire peut être instrumentalisée pour servir des causes ou des intérêts actuels. C’est ce qu'on fait au Puy-du-Fou, où d’après Christophe Bouton, citant Pierre Nora, on trouve « la commémoration le plus fortement révélatrice de l'esprit du temps ». 8/25

Des millions de visiteurs y reçoivent chaque année « une leçon de contre-histoire », au nom d’un combat politique contemporain. Cet exemple va dans le sens de François Hartog, mais peut-on en dire autant de toutes les commémorations ? 9/25

La commémoration du bicentenaire la Révolution française ne témoigne-t-elle pas, au moins en partie, « d'une volonté de continuité républicaine avec le passé ? » Pourquoi serait-elle plus présentiste que celle de 1889 ? 10/25

Pour Christophe Bouton, le fait est que la mémoire n'est pas qu'une manifestation du présentisme. Cela est encore plus clair avec le devoir de mémoire. La commémoration de la rafle du Vel' d'Hiv, par exemple, montre une attention réelle pour les victimes du passé. 11/25

De manière générale, le devoir de mémoire a pour fonction d'empêcher que le pire ne se reproduise. Il nous sert à tirer des leçons. C'est à l'évidence une forme particulière de « l'histoire maîtresse de vie », qu'on appelle aussi le régime d'historicité passéiste. 12/25

Christophe Bouton propose donc de parler de néopasséisme. Ce régime d'historicité englobe le devoir de mémoire, mais aussi les appels au passé dans les luttes sociales (les Gilets Jaunes ont fait explicitement référence à la Révolution française), … 13/25

ou les références à l'histoire dans les discours politiques de droite comme de gauche. Ces positions, très diverses, se fondent sur la conviction à la fois épistémique de la connaissance et pragmatique de l'action, qu'« on ne peut pas se passer du passé. » 14/25

De même, on ne peut soutenir que la montée du présentisme a entraîné la fin du régime d’historicité futuriste. C'est ce que prétend François Hartog : on ne se soucierait pas vraiment du futur quand on parle de durabilité et de précaution. 15/25

https://twitter.com/BounouaSamy/status/1622186248667365382

On ne chercherait qu'à prolonger le présent, à faire en sorte qu'il contrôle l'avenir, sans réelle volonté de transformation et de progrès. Or, Christophe Bouton explique qu'une telle volonté existe bel et bien : il y a un néofuturisme comme il y a un néopasséisme. 16/25

Les principaux vecteurs de ce néofuturisme sont ce que l'écrivain Rutger Bregman appelle les « utopies réalistes », et le sociologue Erik Olin Wright les « utopies réelles ». Celles-ci sont réformistes, démocratiques et non planifiées par un « Législateur » omniscient. 17/25

Le revenu universel ou la semaine de 15 heures sont des exemples d'« utopies réalistes », du moins pour ceux qui y sont favorables. Après tout, ces propositions sont-elles plus chimériques que ne l’étaient, au XIXe siècle, l'État-providence et la semaine de 35 heures ? 18/25

En tout cas, elles font partie du débat public : des millions de gens y voient un moyen de rendre l'avenir meilleur, alors qu'il s'annonce menaçant. En effet, même si le détail de l’avenir est imprévisible, nous savons que la dégradation de l’environnement sera durable. 19/25

Cette conscience environnementale est si forte que, selon Christophe Bouton, elle ouvre un régime d'historicité à part à entière : celui de l'Anthropocène, du nom de l'époque géologique caractérisée par l’empreinte de l'humanité sur la planète. 20/25

https://twitter.com/BounouaSamy/status/1620898029112016897

Dans ce régime d’historicité, l'histoire humaine et l'histoire planétaire sont comme entrelacées, « union improbable qui relève plus à ce jour de l’étouffement réciproque que de l’étreinte amoureuse ». 21/25

L’horizon d'attente de l’Anthropocène combine plusieurs éléments : l'accroissement des périls écologiques, bien sûr, mais aussi le souci pour les générations présentes et futures, et le désir de faire de la Terre une « eutopie », un lieu où il fait bon vivre. 22/25

Son champ d'expérience est celui de l'histoire environnementale, laquelle explore le passé des sociétés en relation avec les non-humains. Car l'histoire est pleine d’avertissements d’incendie (Walter Benjamin) : on retrouve là le topos de l’histoire maîtresse de vie. 23/25

Mais l'Anthropocène ravive aussi le vieux futurisme, par le biais de la techno-utopie écomoderniste (le mythe du « bon Anthropocène »), et le régime chrétien d'historicité, par l'attente de l'Apocalypse environnementale. 24/25

Bref, il faut se garder de voir dans le présentisme l'unique « ordre dominant du temps » : il coexiste avec d’autres régimes d'historicité, qui ne sont pas marginaux. Nous ne sommes pas à l’ère du présentisme, mais de la polychronie, du temps multiple. 25/25

J'en profite pour annoncer que l'@AphgNPDC recevra Christophe Bouton pour évoquer notre rapport au temps historique !
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